Le gouvernement
fédéral veut changer les règles de la sécession
du Québec
par Keith Jones (traduit de l'anglais)
4 décembre 1999
Malgré que ses plans suscitent une opposition généralisée
au sein de l'élite politique canadienne, le premier ministre
libéral Jean Chrétien a annoncé que son
gouvernement prendra les mesures nécessaires pour définir
le processus légal par lequel le Québec pourra
se séparer du Canada. Chrétien déclarait
la semaine passée, «Il faut qu'on le fasse pour
qu'ils sachent, que tout le monde sache, que pour avoir une négociation
[sur la sécession], nous devons suivre le jugement de
la Cour suprême.»æ
L'an dernier, la Cour Suprême du Canada avait statué
qu'une déclaration unilatérale d'indépendance
par Québec serait illégale en vertu de la constitution
canadienne et du droit international. Dans le même jugement,
elle a dit que le gouvernement fédéral canadien
et les gouvernements des neuf autres provinces devront légalement
négocier les termes de la sécession si une «majorité
claire» des Québécois votait pour la séparation
sur une «question claire» lors d'un référendum.
Le cabinet de Chrétien débat présentement
de la forme que devrait prendre cette redéfinition des
règles du jeu: une simple déclaration du premier
ministre, une résolution parlementaire ou l'adoption d'une
loi sur la sécession. Selon les médias, Chrétien
favorisait quant à lui une loi. Un projet de loi qui stipulerait
les conditions à rencontrer avant que le gouvernement
négocie la sécession avec le Québec ou toute
autre province et les sujets qui pourront être négociés
aurait été présenté au cabinet des
ministres pour discussion.
Il semblerait que le projet de loi utilise les mêmes
termes que ceux de la Cour Suprême, demandant une «question
claire» et un «vote clair», sans donner de
définition ni de l'un ni de l'autre. Depuis le référendum
québécois de 1995, que les partisans de la sécession
du Québec n'avaient perdu que par 50000 voix, Chrétien
a répété qu'une majorité simple n'était
pas suffisante pour enclencher des négociations sur la
sécession. Sans vouloir arrêter un chiffre précis,
Chrétien et son ministre des affaires intergouvernementales,
Stéphane Dion, ont souvent laissé entendre que
60% serait un pourcentage suffisant.
Le projet de loi incorporerait aussi un autre aspect du jugement
de la Cour Suprême qui stipulait qu'une sécession
entraînerait avec elle tout un cortège de questions,
la plupart très controversées, tels la répartition
de la dette canadienne de 600 milliards de dollars, les droits
des minorités et les frontières québécoises.
Les nationalistes québécois, y compris le principal
parti fédéraliste provincial au Québec,
le Parti libéral du Québec (PLQ), soutient depuis
longtemps que les frontières du Québec sont inviolables.
Mais depuis 1995, Chrétien, Dion et plusieurs adversaires
des libéraux au fédéral, par exemple le
Parti réformiste qui est le parti d'opposition officielle,
ont dit que si le Canada était divisible, le Québec
l'était aussi. La menace de partition du Québec
vise le coeur même du projet indépendantiste québécois,
puisqu'il vise le Grand Nord, où habite une population
clairsemée, surtout aborigène, mais qui produit
une grande partie de la puissance hydroélectrique du Québec,
et l'ouest de la province, où les anglophones et les immigrants
forment des parties significatives de la population, et où
on trouve Montréal, la métropole du Québec.
Le plan B et le jugement de la Cour Suprême
En 1980, et en 1995, deux gouvernements formés par
le Parti Québécois (PQ) ont tenu des référendums
qui avaient pour but d'obtenir un mandat de la population pour
négocier un nouveau partenariat avec le reste du Canada
basé sur la reconnaissance du Québec comme État
indépendant. Le gouvernement canadien, les ministres du
cabinet fédéral et les fédéralistes
québécois ont participé aux deux campagnes
référendaires, ce qui les a légitimés
en tant qu'expression de la volonté populaire, malgré
que les fédéralistes aient toujours dit que le
processus comportait des failles. Comme le premier ministre en
1980, Pierre Trudeau, Chrétien a caractérisé
la question référendaire de 1995 de douteuse parce
qu'elle demandait aux Québécois d'autoriser la
négociation entre le Québec et le Canada pour créer
une nouvelle fédération, d'égale à
égale, et non pas la séparation du Québec
d'avec le Canada. Chrétien, comme Trudeau, a dit qu'une
faible majorité de « oui » ne l'obligerait
pas, ni en principe ni en pratique, à négocier
la rupture du Canada.
Ce qui n'a pas empêché Chrétien de croire
que les fédéralistes battraient le PQ sur son propre
terrain, comme Trudeau en 1980, et qu'il donnerait un avantage
moral au PQ s'il faisait de la contestation de la légitimité
du processus référendaire l'axe de sa campagne
contre la sécession, car cela aurait pu être utiliser
pour déclarer que les fédéralistes avaient
peur et n'étaient pas prêts à reconnaître
la « volonté démocratique » et le «
droit à l'autodétermination » des Québécois.
Mais Chrétien et ses conseillers ont été
durement ébranlés lorsqu'ils ont presque perdu
le référendum et ont mis en branle une nouvelle
stratégie, plus dure, contre la sécession du Québec.
Le plan B cherche à faire augmenter les coûts économiques
et politiques qu'entraînerait le retrait du Québec
de l'État fédéral canadien. Pour des décennies,
la partition du Québec a été décrit
comme une idée tordue de l'extrême-droite, mais
après le référendum d'octobre 1995, Chrétien
et Dion disait que c'était une possibilité très
réelle advenant la séparation du Québec.
Une partie de la nouvelle stratégie plus dure a consisté
pour le gouvernement canadien des libéraux à saisir,
en septembre 1996, la Cour Suprême du Canada de la demande
qu'elle statue sur la constitutionalité de la sécession.
Reconnaissant que le gouvernement fédéral essayait
de réécrire les règles du jeu pour diminuer
l'importance d'une future majorité lors d'un référendum
sur la souveraineté du Québec, si ce n'était
de la rendre complètement illégitime, le gouvernement
péquiste et ses supporteurs ont refusé de se présenter
devant la Cour Suprême pour défendre leur point
de vue dans cette cause.
En août 1998, les neuf juges de la Cour Suprême
rendaient un jugement unanime qui venait appuyer les principaux
points du plan B du gouvernement fédéral: selon
le droit canadien et le droit international une déclaration
unilatérale d'indépendance est illégale
peu importe l'importance de la majorité qui appuierait
la sécession lors d'un référendum; les frontières
québécoises devraient être négociées
dans le cas d'une sécession, et leurs négociations
devraient prendre en compte les obligations légales du
gouvernement canadien face aux peuples aborigènes et aux
autres minorités au Québec.
Mais aussi bien qu'elle introduisait des nouveaux obstacles
à la sécession du Québec, la Cour Suprême
a abordé des questions qui dépassait la requête
du gouvernement canadien et stipulait que le gouvernement fédéral
et les neuf autres provinces étaient obligés par
la constitution de négocier la sécession si une
« majorité claire » de Québécois
confirmait leur appui à une question « claire »
sur la sécession.
Oubliant son boycott des procédures, le PQ a proclamé
que le jugement de la Cour Suprême représentait
une « victoire » parce que pour la première
fois, une institution fédérale majeure définissait
les conditions sous lesquelles le Québec pouvait se retirer
de l'État fédéral.
Il est assez clair que c'était la réaction que
les juges avaient prévue et désirée. Avec
un jugement « sagace » qui pouvait gagner l'appui
des deux protagonistes, la Cour cherchait en même temps
à placer de nouveaux obstacles à la sécession
et à accroître sa légitimité pour
prétendre au rôle d'arbitre dans le cas où
la crise de l'État fédéral atteindrait son
point d'ébullition.
Au coeur de la stratégie de la Cour, on trouve sa volonté
de refuser de définir clairement plusieurs questions pour
se laisser à elle-même ainsi qu'aux politiciens
fédéraux la plus grande marge de manoeuvre possible
en cas d'un vote pour la sécession. Ainsi la Cour a statué
qu'il n'y avait, selon la constitution, obligation de négocier
la sécession que dans le cas d'une « majorité
claire » qui appuie une « question claire »,
sans spécifier ce qu'était une ou l'autre, disant
qu'il revenait aux politiciens d'en décider. « Ce
sera aux acteurs politiques de déterminer ce qui constitue
une 'majorité claire sur une question claire' selon les
circonstances dans lesquelles se tiendra un futur référendum.
»
L'élite politique canadienne divisée
L'initiative antisécessioniste de Chrétien a
été vertement critiquée par le PLQ, les
conservateurs, et les autres partis d'opposition au fédéral,
y compris le Parti réformiste, ainsi que par la majorité
de la presse du Canada anglais et du Québec. Selon les
rumeurs, la plupart des ministres du Québec du gouvernement
Chrétien, y compris le numéro deux du gouvernement,
le ministre des finances Paul Martin, ne croient pas que le premier
ministre devrait aller de l'avant avec son projet.
On peut regrouper les objections en deux grandes familles.
La grande majorité des politiciens fédéralistes
qui s'opposent à la tentative de Chrétien d'imposer
les conditions d'une sécession croient à une erreur
tactique. Ils défendent que de définir exactement
l'appui nécessaire pour amorcer les négociations
sur la séparation renforcera les séparatistes québécois
en permettant au PQ de dépeindre les fédéralistes
comme antidémocrates et en liant les futurs gouvernements
fédéraux.
Deuxièmement, et encore plus important, ils font valoir
la crise au sein du camp péquiste. L'appui à la
séparation plafonne depuis quatre ans et ce pour plusieurs
raisons. Le PQ a imposé des coupures sociales très
importantes. Et malgré que le PQ tente d'ajuster l'indépendance
aux besoins de la grande entreprise, la bourgeoisie québécoise
doute de plus en plus de sa viabilité face à la
poussée de l'intégration économique mondiale.
En dernier, mais pas le moins important, l'administration Clinton
a constamment réitéré son appui au maintien
de la confédération canadienne. Le mois dernier,
l'ex-gouverneur du Michigan et ambassadeur américain au
Canada, James Blanchard, a dit qu'un Québec indépendant
ne se verrait pas automatiquement offrir l'accès à
l'Accord de libre-échange nord-américain.
Les opposants fédéralistes à Chrétien
avancent que si on prend en considération la crise du
PQ, il serait sans doute plus approprié de ne pas réveiller
le chat qui dort.
Mais il existe un autre registre d'objections. Le PLQ et les
sections les plus influentes de la bourgeoisie du Québec
sont entièrement opposés au plan B de Chrétien,
et plus que tout, à ses menaces de partition. Bien qu'ils
s'opposent à la sécession, ils reconnaissent que
le Québec serait économiquement estropié,
si ce n'est entraîné dans une guerre civile, dans
le cas où le reste du Canada tenterait d'imposer la partition
comme le prix à payer pour obtenir l'indépendance.
On trouve beaucoup de spéculation dans les médias
sur les raisons qui font que Chrétien est si déterminé
à arrêter les conditions de la sécession
malgré la grande opposition des cercles fédéralistes.
La plupart de ces spéculations sont centrées sur
les motivations personnelles de Chrétien: il ne voudrait
qu'on se rappelle de lui comme du premier ministre qui a «
presque perdu le pays. » Il n'y a aucun doute que Chrétien
ait été fortement ébranlé par les
événements de l'automne 1995. Quelques jours avant
le référendum, il avait éclaté en
larmes à une réunion du cabinet, et a du être
consolé par ses collègues. Quelques mois après
le référendum, il avait saisi un manifestant à
la gorge lors d'une manifestation à Québec.
Mais on trouve plus qu'une motivation personnelle dernière
les gestes de Chrétien. Des sections importantes de la
grande entreprise sont de plus en plus inquiètes de l'affaiblissement
de l'État fédéral alors que le Canada s'intègre
économiquement de plus en plus aux États-Unis,
et des coûts de l'instabilité de la fédération
canadienne. Il est significatif que le National Post de Conrad
Black, la voix des sections les plus agressives de la grande
entreprise canadienne, et très critique du gouvernement
Chrétien, louange le premier ministre pour défendre
le Canada contre les séparatistes.
Chrétien, quant à lui, a fait le lien entre
son initiative pour renforcer l'État fédéral
et la poussée par son gouvernement pour sabrer dans les
dépenses sociales pour éliminer le déficit
fédéral. Dans les deux cas, il affirme qu'il était
prêt à affronter l'impopularité pour «
renforcer le Canada. »
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