Bernard Kouchner, le ministre français des Affaires étrangères a fait un
voyage surprise de trois jours à Bagdad du 19 au 21 août. Pendant ce voyage, il
a rencontré des politiciens et des personnalités religieuses de haut rang, y
compris le président, Jalal Talabani, et le premier ministre, Nouri al-Maliki.
Ce voyage représente le premier contact officiel entre le gouvernement français
et le régime fantoche de Bagdad mis en place après l’invasion américaine
de l’Irak.
En 2003, l’ancien président français, Jacques Chirac, s’était
opposé aux manœuvres ayant lieu aux Nations unies et destinées à fournir
un prétexte légal à une invasion de l’Irak. Kouchner, à l’époque
une figure dirigeante du Parti socialiste français, avait été un des rares
membres de l’establishment politique français à apporter un
certain soutien aux actions américaines au nom de sa théorie de
l’« intervention humanitaire ». Il œuvre à présent, au
sein du gouvernement conservateur du président Nicolas Sarkozy, pour parvenir à
un certain réalignement des intérêts impérialistes français et américains au
Moyen-Orient.
Les phrases vagues et pompeuses des déclarations de Kouchner (il décrit le
but de sa visite comme étant d’« exprimer la solidarité, la
compassion et le soutien français au peuple irakien dans toutes ses
composantes ») ne pouvaient faire illusion sur le véritable objectif de sa
politique.
Il a dit que la France avait un rôle particulier à jouer dans cette région,
étant donné que « les Américains ne peuvent sortir de cette situation par
eux-mêmes » et que « L’Europe et l’ONU doivent jouer un
rôle en Irak ». Il a fait à plusieurs reprises allusion au Kosovo qui est
occupé par les troupes de l’OTAN depuis 1999 et où lui-même a rempli les
fonctions de chef de l’administration intérimaire, de juillet 1999 à
janvier 2001. A ce poste, il avait supervisé le démantèlement des institutions
de l’ex-Yougoslavie et leur remplacement par un appareil lié à
l’organisation ethnique albanaise, l’Armée de libération du Kosovo.
Il a proposé aussi que des diplomates français organisent une conférence qui
rassemblerait dans un lieu neutre les diverses factions irakiennes, se référant
à une conférence qui s’est tenue les 14 et 15 juillet à La Celle-Saint
Cloud, près de Paris, avec des politiciens du Liban, une ancienne colonie
française où l’impérialisme français conserve de puissants appuis. Mais
dans une interview donnée au quotidien Le Monde, Talabani a rejeté sa
proposition de conférence la qualifiant d’inutile.
Conscient du fait que l’invasion américaine de l’Irak est
extrêmement impopulaire en France, Kouchner a essayé de prendre ses distances,
sans beaucoup de crédibilité, par rapport aux Etats-Unis. Lorsqu’un
journaliste de la station de radio RTL lui a demandé si sa visite était une
approbation tacite de l’invasion américaine, Kouchner a insisté pour dire
qu’il n’avait annoncé sa visite à la secrétaire d’Etat
Condoleezza Rice que quelques heures avant son départ. Mais sa visite, décrite
dans la presse française comme une opération de commando bien préparée et
réalisée par des troupes d’élite françaises et des peshmerga kurdes,
comportait un atterrissage à l’aéroport de Bagdad et des visites dans la
Zone verte, tous deux sous contrôle américain.
L’administration Bush a pour sa part applaudi Kouchner. Le
porte-parole de la Maison-Blanche, Gordon Johndroe a qualifié sa visite
d’« exemple de plus … d’un désir international croissant
d’aider l’Irak à devenir un pays stable et sûr ».
Kouchner a été critiqué par le premier ministre irakien Maliki pour les
propos qu’il a tenus à la suite de sa visite à Bagdad dans une interview
donnée au magazine Newsweek. Il a dit à cet hebdomadaire :
« Beaucoup pensent que le premier ministre devrait être remplacé…Le
gouvernement ne fonctionne pas…Je viens d’avoir Condoleezza [Rice]
au téléphone il y a dix ou quinze minutes et je lui ai dit, "écoutez, il
doit être remplacé". »
A la suite de la publication de cette interview, Maliki a accusé Kouchner,
ainsi qu’un certain nombre de politiciens américains, d’ingérence
dans les affaires intérieures de l’Irak. Le ministre des Affaires
étrangères français a ensuite présenté des excuses disant que si le
premier ministre irakien voulait qu’il s’excuse de s’être
mêlé des affaires intérieures de l’Irak d’une façon aussi directe,
il « le ferait volontiers ». Il a dit qu’il pensait que Maliki
avait mal compris ou bien que lui-même avait manqué de préciser qu’il
faisait allusion à des propos tenus par des Irakiens auxquels il avait parlé.
Cela bien sûr est contredit directement par les commentaires de Kouchner sur sa
conversation téléphonique avec Rice.
Défendant la visite de Kouchner, Sarkozy a fait dire à la presse par un
porte-parole, « il faut que la France soit présente en Irak, soit
présente dans les différents pays du monde arabe et il faut qu’elle porte
précisément cette politique étrangère qui a un rayonnement
international. »
La visite de Kouchner à Bagdad a coïncidé avec l’annonce de
concessions réelles bien que limitées, faites par les Etats-Unis aux intérêts
impérialistes français au Moyen-Orient.
Les intérêts pétroliers français ont été complètement bannis de l’Irak
à la suite de l’invasion américaine. Le 10 août cependant, Le Monde
rapportait que la compagnie pétrolière Total avait signé un accord avec une
compagnie pétrolière américaine, Chevron, afin d’exploiter conjointement
l’immense champ pétrolifère de Majnoun dans le sud-est de
l’Irak, après la ratification d’une loi sur les hydrocarbures par
le gouvernement irakien. Le 14 août, des articles de presse annonçait que
Chevron et Total s’étaient mis d’accord pour lancer une offre
commune d’acquisition des droits pétroliers irakiens.
Le 11 août, Sarkozy, qui était alors en vacance aux Etats-Unis, était invité
à la maison familiale des Bush à Kennebunkport dans le Maine. D’après un
reportage de Voice of America, Bush et Sarkozy se sont entretenus sur la
guerre en Irak et les programmes iraniens d’uranium.
La visite de Kouchner indique, entre autres, l’inquiétude grandissante
dans les milieux dirigeants français qu’une défaite cinglante de
l’impérialisme américain au Moyen-Orient aurait des conséquences
dévastatrices pour les intérêts français dans la région. Une issue qui
encouragerait des sentiments anti-impérialistes et anticolonialistes parmi les
masses arabes et les autres peuples de la région est bien la dernière chose
souhaitée par quelque section que ce soit de l’élite française, y compris
par la direction du Parti socialiste.
Une défaite américaine en Irak aurait de nombreuses conséquences. Après
tout, Sarkozy, investi par la bourgeoisie française de la mission de mener à
bien un énorme programme impopulaire de coupes sociales contre la classe
ouvrière, a cherché à justifier ses projets par la rhétorique du
« travailler plus » et du libéralisme, idées associées au
« modèle américain » dans l’esprit de beaucoup de Français.
Pour Sarkozy et son programme de réformes, un échec cuisant de
l’impérialisme américain représenterait aussi un coup politique majeur.
Pour le moment, l’élite dirigeante française semble s’être
décidée à essayer de faire usage de son influence politique pour modeler la
politique d’autres pays du Moyen-Orient et ainsi gérer la violence qui
sévit en Irak.
Dans son éditorial sur le voyage de Kouchner en Irak, le
quotidien conservateur Le Figaro écrit : « Il est temps de
montrer que la France, et l'Europe avec elle, est disponible ; qu'elle est
prête, le moment venu, à jouer un rôle pour la stabilisation de l'Irak. C'est
d'autant plus urgent que la sortie du bourbier irakien domine la campagne
électorale aux Etats-Unis. » Et de conclure, « L'essentiel est de
prendre date et de se préparer pour le jour où l'inéluctable désengagement
américain ouvrira le jeu diplomatique. »
Dans une déclaration dans Le Monde, « Les options françaises en
Irak » le chroniqueur Daniel Vernet pose la question « S'il est utopique
de vouloir peser sur la situation intérieure de l'Irak, la France a-t-elle les
moyens d'agir sur les conséquences catastrophiques que la guerre a produites
dans toute la région ? » Il met l’accent sur le fait que Paris ne
voit pas de solution militaire en Irak et déclare que l’Iran et la Syrie
« n'ont donc aucun intérêt, aujourd'hui, à aider l'Occident à sortir du
bourbier ». Faisant remarquer les négociations en cours de Paris avec la
Syrie et l’Iran, Vernet ajoute, « Paris peut donc se trouver en
bonne position pour renouer les fils. »
De tels projets d’un accord diplomatique avec les dictatures
bourgeoises du Moyen-Orient en vue de résoudre la situation, sont cependant de
plus en plus cyniques et désespérées.
L’éditorial du Monde, « Le pari irakien : "carte
à jouer" » soutient une partition sanglante de l’Irak suivant
des lignes ethno-sectaires. Il fait remarquer que les diplomates français « sont
enclins à penser, en substance, qu'il faut laisser la crise aller à son terme.
Autrement dit, attendre que la guerre civile en cours se termine par la
victoire d'un camp sur l'autre. En l'occurrence, celle des chiites. » Il
qualifie l’Iran, pays chiite dont le gouvernement a une influence
décisive sur de nombreux politiciens irakiens chiites, d’« acteur-clé »
dans la crise.
L’éditorial se demande aussitôt avec inquiétude si une stratégie même aussi
impitoyable et pragmatique pouvait être la clé du succès. Il met ouvertement en
doute le fait que la France dispose d’une « carte à jouer »
pour négocier avec Téhéran. « Paris dialogue déjà avec l'Iran à propos du
Liban : s'agit-il désormais de plaider pour l'Irak ? Comment, dans ce cas, maintenir
la pression sur Téhéran à propos du programme nucléaire ? »
Cette perspective pour l’avenir du Moyen-Orient – sa
balkanisation et son exploitation conjuguée par le capital international
– est en butte à bien plus d’obstacles que les obstacles diplomatiques
considérables consistant à négocier des accords avec l’Iran, la Syrie et
les autres puissances régionales.
L’accalmie des tensions franco-américaine depuis l’élection de
Sarkozy ne peut cacher les divisions amères continuelles entre l’impérialisme
américain et français au Moyen-Orient, tout particulièrement en Iran.
Le 7 mai, l’American Enterprise Institute néoconservateur (AEI),
(Institut américain de l’entreprise) a publié un rapport donnant le nom
des principaux investisseurs en Iran entre 2000 et 2007. La France arrive en
tête, avec 30 milliards de dollars d’investissement de grandes
entreprises telles Renault, Peugeot et Citroën, l’entreprise de
télécommunication Alcatel et de pétrole Total. La vice-présidente d’AEI,
Danielle Plekta a accusé ces entreprises d’être des entreprises
encourageant la dictature : « Si cela rapporte, ils se disent "qu'est-ce
que cela peut bien faire si c’est un régime voyou ?" »
Malgré des investissements français massifs en Iran, ce pays est ciblé pour
un « changement de régime » et est quotidiennement menacé de
bombardement ou d’action militaire par des officiels américains et les
candidats à la présidence.
Le 9 août, Associated Press a révélé que des pressions considérables étaient
exercées par US Securities and Exchange Commission (SEC), (Commission
américaine des titres financiers et des bourses) sur Total pour qu’elle
mette fin à ses opérations en Iran et en Syrie. Les plus de 200 pages de
correspondance, dont Associated Press rend compte, inclut les
avertissements de la SEC de mai 2003 selon lesquels « des investisseurs
potentiels aux Etats-Unis peuvent trouver significatifs le bilan des violations
[de la part de Total] » des sanctions imposées par les Etats-Unis à
l’Iran et à la Libye. Dans une lettre de juin 2005, la SEC a insisté pour
que Total réitère les allégations américaines selon lesquelles la Syrie chercherait
à construire des armes de destruction massive, dans les sections de ses
dossiers SEC décrivant son travail en Syrie.