Conférence tenue à l’université d’été du Socialist Equality Party (États-Unis), à Ann Arbor, Michigan, en juillet 2011.
Nous consacrerons cette semaine à une étude de la théorie de la révolution permanente. Le choix de notre sujet n’est pas difficile à justifier. Les événements des six derniers mois – surtout la révolution en Égypte – font comprendre l’extrême pertinence de cette théorie. Elle seule permet de comprendre la dynamique sociale des événements qui se sont produits en Egypte. Comme toujours, les diverses organisations bourgeoises et petites-bourgeoises « de gauche » y répondent par une rhétorique démocratique totalement vide de sens.
En janvier dernier, le NPA (Nouveau parti anticapitaliste) en France apposait sa signature à un communiqué conjoint signé également par les Verts, la Gauche unitaire, le Parti communiste français, le Parti de gauche et le Parti socialiste. On y déclarait : « Nous exigeons que le gouvernement français et l’Union Européenne cessent leur soutien explicite ou implicite au régime tunisien et soutiennent une véritable transition démocratique ».[1] Les intérêts sociaux ayant motivé les pablistes[2] à appeler à une « véritable transition démocratique » (avec l’aide de Sarkozy et de l’Union européenne) étaient exprimés dans le discours de Larbi Chouikha, militant de la Ligue tunisienne des droits de l’homme, dans une entrevue avec Le Monde publiée en janvier 2011 : « La question pour nous désormais est : ‘Comment arrêter cette hémorragie d’actes de pillage, qui devient insupportable ?’… Ces gosses ne s’attaquent plus seulement aux biens de la famille Trabelsi, mais à des postes de police, aux biens de tous. »[3]
Une déclaration du NPA intitulée « Tunisie : la révolution sociale et démocratique est en marche ! » annonçait :
Seule la constitution d’un gouvernement provisoire, sans aucun représentant du régime destourien, qui aura la charge de préparer des élections libres et démocratiques, régies par un nouveau Code électoral, pour une Assemblée constituante pourra permettre aux tunisiennes et aux tunisiens de reprendre leur destinée en main, et de faire régner, dans leur pays, un ordre juste et profitable au plus grand nombre. Si le peuple aspire un jour à la vie, le destin ne peut que se plier à sa volonté ![4]
Durant lesmanifestations de masse de janvier au Caire, l’International Socialist Organization (ISO) des Etats-Unispublia une entrevue avec Mustafa Omar, un des leaders de l’opposition, qui louait Mohamed el Baradei, son « nouveau mouvement pour la démocratie » et son Association nationale de changement (ANC).
Le premier février, le partides Socialistes révolutionnaires se mit à encourager les illusions dans l’armée, déclarant que « L’armée du peuple est celle qui protège la révolution » et que « Tout le monde se demande si l’armée est pour ou contre le peuple. L’armée ne constitue pas un seul bloc. Les intérêts des soldats et des officiers subalternes sont les mêmes que ceux des masses ».[5]
Une des caractéristiques qui définissent les partis petits-bourgeois est leur mépris pour l’histoire. Ils savent qu’un examen des grandes expériences historiques dérangerait leur politique opportuniste et réactionnaire. Mais sans une connaissance approfondie de l’histoire des luttes révolutionnaires, on ne peut comprendre la situation mondiale actuelle, ni développer une stratégie pour la révolution socialiste au 21e siècle.
Trotsky, un homme de l’histoire
On peut légitimement qualifier le 20e siècle d’âge de la révolution permanente. Ceci est valable tant comme définition de la logique sociale des grands soulèvements révolutionnaires du siècle passé que comme question théorique et stratégique centrale derrière tous les conflits de stratégie révolutionnaire du mouvement ouvrier international. Dans un essai où il évoque ses rencontres avec Trotsky au cours des séances de la Commission Dewey, en avril 1937 à Coyóacan, dans la banlieue de Mexico, le romancier américain James T. Farrell décrit ainsi le grand révolutionnaire : « Un homme de l’histoire comme la plupart d’entre nous ne le sont, ni ne peuvent l’être ». Cette description ou pour mieux dire définition de Trotsky exprimait une idée profonde.
Dans quel sens Trotsky était-il « un homme de l’histoire » ? Il fut bien sûr une figure de tout premier plan de nombre de grands événements au 20e siècle. Trotsky fut le principal stratège et organisateur de la révolution d’octobre 1917 qui porta les bolchéviks au pouvoir et conduisit à la formation de l’Union soviétique, le premier État ouvrier de l’histoire. Il devint en 1918 commandant d’une Armée rouge qu’il conduisit à la victoire contre les forces de la contre-révolution, au cours d’une guerre civile de trois ans. En 1923, Trotsky lança à l’intérieur du Parti communiste d’Union soviétique la lutte qui mena à la formation de l’Opposition de gauche et plus tard à la IVe Internationale. Trotsky fut une des très grandes figures du siècle passé. Je soutiendrais qu’il était la plus grande figure politique du 20e siècle et que son influence sur l’histoire s’avérera la plus durable. Le nouveau mouvement socialiste de la classe ouvrière qui se développera au cours de ce siècle se basera en grande partie sur les conceptions théoriques et politiques de Léon Trotsky.
En qualifiant Trotsky d’ « homme de l’histoire », Farrell exprimait bien plus que le simple fait que Trotsky était un personnage historique important. Il attirait encore l’attention sur la préoccupation consciente de Trotsky avec l’histoire en tant que processus objectif gouverné par des lois et sur l’influence de l’histoire sur la pensée, les actes et même la personnalité de Trotsky. Trotsky a fait l’histoire mais tout en la faisant il était hautement conscient de la place et de l’importance de sa propre activité – comme de celles de ses camarades et du mouvement ouvrier révolutionnaire auquel il était entièrement dévoué – dans un vaste processus historique de transformation sociale. Comme l’astronome qui regarde vers le ciel chaque soir, sachant que sa propre planète occupe une place dans la galaxie qu’il observe, Trotsky était profondément conscient du continuum historique plus large, portant sur des décennies et même des siècles, dans lequel se déroule le travail du mouvement socialiste révolutionnaire.
L’histoire vivait en Trotsky. A en juger par ses écrits, je crois qu’il avait presque le sentiment d’avoir été à Paris en 1793, en 1848 et en 1871. Il ne lisait pas l’histoire passivement. Dans son esprit, il discutait avec Danton et Robespierre comme s’ils étaient des contemporains. Il est vrai que, comme le remarquait Lounatcharski, Trotsky observait sa propre action au miroir de l’histoire. Mais cette conscience de soi tournée vers l’histoire était entièrement dépourvue de subjectivismeou d’autoglorification. Passionnément engagé dans les luttes de son époque, il reliait constamment les événements contemporains à l’expérience historique. Trotsky cherchait à comprendre l’impact et les implications du programme et des politiques pour lesquels il se battait sur l’évolution future de la lutte révolutionnaire. Comme il le déclara en fondant la IVe Internationale, un révolutionnaire « porte sur ses épaules une particule du destin de l’humanité ». Cette incessante dynamique dans sa pensée entre le présent, le passé et l’avenir a fait de Trotsky un « homme de l’histoire ».
Trotsky faisait partie d’une génération de révolutionnaires pour qui le réexamen continuel de l’expérience historique constituait une composante décisive du travail théorique et politique. Grâce à la récente publication de Witnesses to Permanent Revolution (Témoins de la révolution permanente), un précieux recueil de documents rassemblés et traduits par les historiens Richard Day et Daniel Gaido, nous sommes mieux à même de comprendre le développement de la pensée marxiste qui mena à l’analyse trotskyste des forces motrices de la révolution russe et à sa conclusion, tirée plus de dix ans avant la victoire des bolchéviks, que le renversement de l’autocratie russe mènerait plus ou moins directement à la prise du pouvoir par la classe ouvrière dans une révolution socialiste. Ce volume contient d’importants essais non seulement de Trotsky, mais aussi de Plekhanov, Ryazanov, Mehring, Luxemburg, Parvus, et Kautsky.[6]
Une des caractéristiques les plus remarquables de ces essais estla façon dont ils cherchent à mettre en rapport leur analyse de la Révolution russe du début de la première décennie du siècle, avec les événements révolutionnaires passés – la grande Révolution française de 1789, les révolutions de 1848 et la Commune de Paris de 1871. Bien entendu, pour la génération qui devait passer par l’expérience de 1905, ni la Commune ni les révolutions de 1848 n’appartenaient à un passé très lointain. La Commune n’était dans le temps pas plus éloignée de 1905 que pour nous l’assassinat en 1977 de Tom Henehan.[7] Et même 1848 n’était pas si lointain. Cinquante-sept ans seulement séparaient 1905 des bouleversements révolutionnaires de cette annus mirabilis. Un semblable éloignement dans le temps ne nous ramènerait qu’aux premières années de l’administration Eisenhower. Dans le mouvement socialiste européen du tournant du vingtième siècle, on comptait non seulement des vétérans de la Commune, mais encore des participants à la révolution de 1848. Wilhelm Liebknecht, l’aîné de Bebel, cofondateur avec lui du Parti social-démocrate allemand et actif dans les luttes de 1848, vécut jusqu’en 1900. Adolf Sorge, un proche ami de Marx et d’Engels, qui participa au soulèvement badois, ne mourut qu’en 1906.
La Révolution française
Les vétérans de la Révolution française de 1789 avaient depuis longtemps quitté la scène. Mais l’impact économique, social, politique et idéologique de cet événement était si immense que son ombre planait toujours sur l’Europe (et le fait encore aujourd’hui !). Le monde politique moderne a été forgé dans cette grande révolution moderne. Les grands combats de cet événement titanesque, qui furent menés avec tant de passion, ont préparé le terrain pour les luttes révolutionnaires de l’avenir. De la fournaise de la révolution sortit la terminologie très largement acceptée des luttes sociales modernes. Les partisans de changements sociaux radicaux – la soi-disant Montagne – étaient assis à gauche du président aux États-généraux, les conservateurs et les réactionnaires à droite. Mais outre les termes de « gauche » et de « droite », l’expression de la « révolution permanente » doit elle aussi son origine à la Révolution française. Comme le signalent Richard Day et Daniel Gaido dans leur introduction à Witnesses to Permanent Revolution, la notion de « révolution en permanence » provient du célèbre « Serment du jeu de paume », prêté à Versailles en juin 1789 par les représentants du tiers-état, qui déclaraient que l’Assemblée nationale existerait là où ses membres se trouveraient réunis, malgré les tentatives du souverain pour la dissoudre. Autrement dit, l’Assemblée nationale déclarait sa permanence.
Plus important que son apport à la terminologie de la politique moderne fut le fait que la Révolution française a détruit les bases sociales et économiques du féodalisme, frayé le chemin pour l’établissement de l’État bourgeois et le développement du capitalisme, ce qui mena inévitablement à la formation de la classe ouvrière et à la lutte des classes sous sa forme moderne. La suite du renversement de la dictature jacobine en juillet 1794 fut prémonitoire des révolutions de l’avenir. La « Conspiration des Égaux » dirigée par Gracchus Babeuf, fut la première tentative de réaliser l’égalité sociale au moyen d’une activité révolutionnaire consciente.
La révolution n’entraîna pas seulement la transformation socio-économique de la France, elle fut aussi l’impulsion d’une énorme avancée dans la compréhension scientifique des forces motrices du développement historique, d’oùest finalement sorti le marxisme. Après la Révolution française, l’importance des intérêts matériels, de la propriété et des conflits de classe à l’arrière-plan de la vie politiqueest devenue de plus en plus évidente pour les penseurs les plus avancés.
L’impact de changements économiquescomme l’industrialisation mena à de nouvelles formes de conflit social qui transformèrent des prémonitions révolutionnaires en quelque chose de plus tangible. Dès 1806 eut lieu à Paris une grève des ouvriers du bâtiment. En 1817, les chapeliers se mirent en grève à Lyon pour protester contre la réduction des salaires. Entre 1825 et 1827, il y eut des grèves importantes parmi les artisans et les ouvriers parisiens. En 1830, les soulèvements populaires à Paris entraînèrent la chute de Charles X. Ce furent les financiers qui profitèrent de cette « révolution ». Les conditions de la classe ouvrière naissante, surtout des canuts, se détériorèrent. On augmenta les impôts du petit peuple et on baissa les salaires. La colère montante explosa finalement en novembre 1831 sous forme d’un soulèvement armé des ouvriers de Lyon. Les troupes gouvernementales furent chassées de la ville pour plusieurs jours. Bien que le gouvernement pût par la suite rétablir son contrôle, la bourgeoisie fut traumatisée par l’apparitionde la lutte des classes, issue de la résistance d’un prolétariat nouvellement formé et qui menaçait les intérêts de la propriété capitaliste.
Le régime de Louis-Philippe
Une monarchie bourgeoise présidée par Louis-Philippe dont le titre officiel était Roi des Français (reconnaissance tacite que la Révolution française, l’exécution de Louis XVI et l’abdication de son frère cadet Charles X, avaient laissé des traces) gouverna la France. Le père de Louis-Philippe, le malheureux Philippe-Égalité, était un cousin de Louis XVI qui avait rompu avec la famille royale durant la révolution et avait en fait voté la mort du roi. Cela ne suffit pas à le laver du soupçon qu’il pourrait devenir un instrument de la contre-révolution royaliste et Philippe-Égalité fut guillotiné en novembre 1793. Son fils finit par monter sur le trône, mais dans des conditions sociales et politiques entièrement différentes de celles ayant existé avant 1793.
Louis-Philippe voulut souligner la nature bourgeoise de son régime en portant une redingote et en se munissant d’un parapluie. Mais son régime « bourgeois » servait fidèlement les intérêts d’une partie seulement de la bourgeoisie : la puissante élite financière. Les autres couches de la bourgeoisie, surtout celles liées à la manufacture et à l’industrie, étaient mécontentes de l’état des choses. La corruption de l’élite financière était sans bornes, à tel point qu’elle nuisait au développement industriel de la France. Il n’existe pas de meilleure description de la société française sous Louis-Philippe que celle donnée par Karl Marx dans La lutte des classes en France :
Du fait que l’aristocratie financière dictait les lois, dirigeait la gestion de l’État, disposait de tous les pouvoirs publics constitués, dominait l’opinion publique dans les faits et par la presse, se reproduisaient, dans toutes les sphères, depuis la cour jusqu’au café borgne, la même prostitution, la même tromperie éhontée, la même soif de s’enrichir, non point par la production, mais par l’escamotage de la richesse d’autrui déjà existante, et se déchaînait, notamment aux sommets de la société bourgeoisie, la manifestation des convoitises les plus malsaines et les plus déréglées, en conflit incessant avec les lois bourgeoises elles-mêmes, et dans lesquelles, tout naturellement, la richesse provenant du jeu cherche sa satisfaction, là où la jouissance devient crapuleuse, où s’entremêlent argent, boue et sang. L’aristocratie financière, dans son mode de gain comme dans ses jouissances, n’est pas autre chose que la résurrection du lumpenprolétariat dans les sommets de la société bourgeoisie.[8]
Maisau-delà de la Cour et de la Bourse, l’opposition au régime grandissait,non seulement en France mais partout en Europe. Depuis la défaite finale de Napoléon en 1815, la réaction politique avait triomphé sur tout le continent. Le Prince Metternich, l’aristocrate autrichien, était l’architecte de ce système réactionnaire. Un de ses critiques dit à Metternich que ses méthodes pour préserver le statu quo « consistaient en une forêt de baïonnetteset une adhérence rigide aux choses telles qu’elles sont. Il me semble qu’en suivant ces principes nous faisons le jeu des révolutionnaires ».[9] Mais Metternich ne connaissait pas d’autre méthodepour défendre un ordre social délabré et moribond.
Signe avant-coureur d’une révolution, la « Société des saisons » dont les neuf cents membres étaient dirigés par Auguste Blanqui et Armand Barbès avait, en mai 1839, tenté une insurrection à Paris. Elle put se saisir de l’Hôtel de Ville et proclamer un gouvernement provisoire. Mais le soulèvement qu’elle avait espéré inspirer ne s’est pas matérialisé. Les chefs furent arrêtés et emprisonnés. La révolution intellectuelle dans la sphère de la théorie économique et de la philosophie eut elle, un impact plus durable que ces premières expériences d’une action directe par un petit nombre de militants engagés. Il faut citer en particulier le livre publié par Pierre-Joseph Proudhon en 1840, au titre en forme de question, Qu’est-ce que la propriété ? Il y donnait une réponse brève, provocante et inoubliable : « La propriété, c’est le vol ».
Les origines du marxisme
Un autre livre innovateur, un long essai écrit en 1843 et intitulé Esquisse d’une critique de l’économie politique, commençait en remarquant que « La constitution de l’économie politique est une conséquence naturelle de l’expansion du commerce. Un système parfait de la tromperie institutionnalisée, une science complète de l’enrichissement vient ainsi remplacer le négoce simple, non scientifique. »[10] Son auteur, le jeune Engels alors âgé de vingt-trois ans, devait sous peu écrire un livre plus important encore, La situation de la classe laborieuse en Angleterre.
Mais le développement intellectuel le plus important des années 1840 se produisit dans le domaine de la philosophie ; la critique de la philosophie idéaliste de Hegel par le jeune Karl Marx provoqua une révolution dans la pensée quiallait constituer à terme la base intellectuelle du mouvement révolutionnaire de masse de la classe ouvrière. Comme le montrent ses premiers écrits, Marx était conscient, même à ce stade précoce de son travail, des implications dramatiques de ses travaux théoriques. « Il est évident que l’arme de la critique ne saurait remplacer la critique des armes ; la force matérielle ne peut être abattue que par la force matérielle », écrivait-il au début de 1844, « mais la théorie se change, elle aussi, en force matérielle, dès qu’elle pénètre les masses ».[11] Il déclarait aussi quelques pages plus loin que « L’émancipation de l’Allemand, c’est l’émancipation de l’homme. La philosophieest la tête de cette émancipation, le prolétariat en est le cœur ».[12]
Dès 1845, Marx et Engels avaient développé la conception matérialiste de l’histoire qui démontre que les révolutions ne sont pas le produit de conspirations bien organisées et dirigées par des chefs et des partisans résolus, mais le résultat nécessaire d’un processus socio-économique complexe dans lequel les forces de production entrent dans un conflit irrépressible avec les rapports sociaux existants à l’intérieur desquels elles s’étaient jusque-là développées. La source de la révolution ne se trouvait donc pasdans le mouvement des idées, mais dans l’organisation socio-économique de la société, conditionnée par un certain niveau de développement des forces productives. La contradiction entre la croissance des forces productives et les rapports sociaux existants trouve son expression politique dans la lutte des classes qui, dans la société moderne, prend principalement la forme d’un conflit entre une bourgeoisie qui possède les moyens de production et un prolétariat qui ne possède que sa force de travail.
En 1847, Marx et Engels rejoignirent la Ligue des Justes qui devint bientôt la Ligue des communistes. La Ligue les chargeade rédiger un programme sous forme de manifeste qui, nous le savons, ne joua pas un rôle mineur dans le déroulement de l’histoire mondiale.
Au moment où était publié le Manifeste communiste, l’Europe se trouvait au bord d’une explosion politique. Indépendamment du travail des théoriciens socialistes, le capitalisme était en proie à une sévère crise économique qui eut de graves conséquences pour de larges couches de la population ouvrière. La souffrance des masses dans les années 1846-1847 dépassa tout ce que le dix-neuvième siècle avait connu jusque-là. La crise économique fut aggravée par une mauvaise récolte qui entraîna une famine généralisée. En Irlande, vingt-et-un mille personnes moururent de faim et des centaines de milliers furent victimes du typhus et du choléra. Les gens étaient réduits à se nourrir de carcasses d’animaux morts. En Belgique, sept cent mille personnes durent vivre de l’assistance publique et des milliers d’autres de la charité. A Berlin et à Vienne, les terribles conditions menèrent à des confrontations entre le peuple et les forces armées. En France, le prix du pain augmenta dramatiquement ; celui de la pomme de terre doubla. Le taux de chômage monta en flèche.
L’approche de la révolution
L’agitation populaire en France intensifia les tensions politiques entre le régime de Louis-Philippe et un nombre croissant de mouvements d’opposition. Ceux-ci représentaient différentes tendances bourgeoises, y compris les libéraux qui acceptaient mal la dictature des intérêts financiers et l’exclusion des intérêts industriels du pouvoir, et des tendances plus démocratiques qui favorisaient, avec plus ou moins de ferveur, la formation d’une république. Alexandre-Auguste Ledru-Rollin (1807-1874), qui avait acquis un soutien parmi les ouvriers français par ses discours incendiaires contre le régime avant 1848, était parmi les représentants les mieux connus et les plus radicaux de cette tendance. Ledru-Rollin avait fondé une revue, La Réforme, qui avait un lectorat considérable. Louis Blanc (1811-1882) avait également un grand nombre de partisans. Il était connu comme socialiste, même si sa conception du socialisme reflétait l’influence de penseurs utopiques tels que Robert Owen, Saint-Simon et Étienne Cabet. Il croyait que le progrès s’ensuivait naturellement de la perfectibilité de l’homme. Le socialisme serait réalisé non par une révolution violente, à laquelle il était opposé, mais par la force de son verbe et sa logique impeccable. Avant le déclenchement de la révolution, Blanc rencontra plusieurs fois Engels, qui eut du mal à le prendre, lui et son méli-mélo d’idées, entièrement au sérieux. Dans une lettre à Marx datée de mars 1847, Engels commente en ces termes l’Histoire de la Révolution française de Blanc.
Un curieux mélange d’intuitions exactes et de stupidités sans bornes. Je n’ai lu que la moitié du 1er tome à Sarcelles. Ça fait un drôle d’effet. A peine vous a-t-il surpris par une idée astucieuse qu’il vous jette à la tête les inepties les plus terribles.[13]
Pendant l’automne et l’hiver 1847-1848, les tendances oppositionnelles bourgeoises organisèrent ce qu’on appelait des « banquets » (les précurseurs des collectes de fonds à dix dollars le couvert) pour attirer le soutien populaire. On baissait constamment les prix pour encourager la participation. Le radical Ledru-Rollin et le socialiste Louis Blanc organisaient des banquets conjoints pour attirer une participation bourgeoise et ouvrière plus étendue. L’opposition de la haute bourgeoisie n’était pas tout-à-fait à l’aise avec cette campagne de banquets. Elle n’avait aucun goût pour un affrontement direct avec le régime de Louis-Philippe et craignait surtout que les banquets n’encouragent involontairementdes combats de masse qui ne seraient pas contrôlés par les classes possédantes. Adolphe Tiers, qui allait entrerdans l’histoire comme l’implacable ennemi de la Commune, avertit que sous les nappes des banquets il voyait le drapeau rouge de la révolution. La bourgeoisie, tout en encourageant l’une ou l’autre forme de réforme démocratique, craignait l’entrée de la classe ouvrière dans la lutte politique.
Cette peur de certaines couches de la bourgeoisie était l’expression de profonds changements survenus dans la société française (et plus généralement européenne) depuis la grande révolution de 1789-1794. Lorsque les représentants du tiers-état se réunirent à Versailles en 1789, les divisions de classe à l’intérieur de l’opposition populaire au régime féodal étaient encore embryonnaires. En affrontant Louis XVI, la bourgeoisie n’avait pas à se préoccuper du spectre d’une opposition socialiste de la classe ouvrière – une opposition qui menaçait la propriété capitaliste aussi bien que féodale. Cela permit à la bourgeoisie d’adopter dans les années 1790 une attitude révolutionnaire beaucoup plus déterminée envers l’Ancien Régime qu’elle ne le ferait cinquante ans plus tard. L’extrême radicalisme de la grande Révolution provenait non pas de la bourgeoisie – qui en général cherchait un arrangement politique avec Louis XVI – mais plutôt de la masse de la population urbaine, les soi-disant sans-culottes, qui représentaient le principal appui des chefs jacobins. Leurs insurrections révolutionnaires répétées poussèrent la révolution de plus en plus à gauche.
En 1848, le conflit politique entre l’opposition bourgeoise et le régime de Louis-Philippe fut compliqué par l’émergence de la classe ouvrière. Ce changement dans la société française et européenne se révélera être un des facteurs décisifs des révolutions de 1848. Bien que les libéraux bourgeois se soient opposés aux régimes existants, la force de leur opposition et de leur engagement pour la démocratie était limitée par une peur plus grande encore des aspirations socialistes de la classe ouvrière. Ces contradictions entre les prétentions démocratiques de la bourgeoisie et ses intérêts matériels, entre une bourgeoisie résolue à la défense de la propriété capitaliste et une classe ouvrière sans propriété – déterminèrent l’issue des révolutions de 1848.
La crise politique du régime de Louis-Philippe s’était développée sur une longue période. En janvier 1848, Tocqueville lança l’avertissement prémonitoire que le régime invitait une révolution. On ne s’attendait pourtant guère à ce que trois jours de violence insurrectionnelle suffisent à provoquer l’effondrement complet de l’édifice pourri. Comme a remarqué un historien, le roi lui-même rejeta l’avertissement de Tocqueville par une plaisanterie désinvolte : « ‘En hiver, les Parisiens ne font pas de révolution !’ On monte à l’assaut quand il fait chaud : en juillet, la Bastille, en juin, le trône des Bourbons. Mais pas en janvier, ni en février. »[14]
Février 1848 à Paris
Les troubles commencèrent lorsque le gouvernement voulut interdire la tenue d’un énorme banquet de l’opposition, qui devait avoir lieu le 22 février 1848. On en avait baissé le prix pour encourager une large participation. Le gouvernement céda et accepta que le banquet ait lieu dans un quartier prospère près des Champs-Élysées mais à condition que les participants se dispersent immédiatement après. Beaucoup des organisateurs bourgeois avaient accepté cette condition humiliante, non seulement par crainte du régime, mais aussi parce qu’ils avaient peur de mettre de larges foules en mouvement. Mais Ledru-Rollin et ses partisans du groupe de LaRéforme refusèrent de céder. Ils lancèrent un appel aux Parisiens, les encourageant à s’assembler Place de la Madeleine le matin du 22 février et à marcher en masse sur les Champs-Elysées jusqu’au site du banquet. Pratiquement tous les journaux associés à l’opposition bourgeoise s’opposèrent à cet appel car ils tenaient toute l’entreprise pour une aventure qui se solderait par une confrontation avec le régime et une déroute sanglante des manifestants.
Une confrontation eut lieu. Des foules indisciplinées renversèrent des omnibus et détruisirent des lampadaires, mais la police et la Garde Nationale semblaient pouvoir maîtriser la situation. Le soir du 22 février, Louis-Philippe était persuadé qu’il avait la situation en main. Mais la foule fut encore plus importante le lendemain. Les signes de mutinerie à l’intérieur de la Garde Nationale se multiplièrent, surtout dans les régiments issus des quartiers pauvres. Le soir du 23 février, les ouvriers de Paris se révoltèrent. Ils arrachèrent plus de huit millions de pavés et abattirent plus de 400.000 arbres. Au matin du 24 février, environ 1.500 barricades avaient été érigées dans toute la ville. Louis-Philippe avait espéré pouvoir contenir les manifestations en renvoyant François Guizot, son premier ministre. Mais il était trop tard. Évaluant la situation à Paris et se rappelant le sort de son illustre famille au cours de la Grande Révolution, Louis-Philippe abdiqua et quitta le pays. La révolution avait été victorieuse et avait coûté moins de cinq cents vies.
Mais par qui et par quoi le monarque déchu serait-il remplacé ? La bourgeoisie et les couches prospères de la classe moyenne n’étaient pas très sûres de devoir saluer cette victoire. L’opposition bourgeoise avait cherché à faire pression sur Louis-Philippe pour obtenir une réforme électorale. A présent, elle avait affaire à une révolution et au réveildes attentes et des aspirations de la masse des ouvriers après le renversement de Louis-Philippe. La plupart des représentants connus de l’opposition libérale bourgeoise étaient sous le choc et désemparés devant l’évolution rapide des événements. Alphonse de Lamartine, le grand poète romantique, fut un des rares à garder son équilibre politique et utilisa ses dons littéraires pour exprimer, dans une rhétorique exaltée, les aspirations prosaïques et égoïstes de la bourgeoisie française.
Toute révolution connaît dans sa première étape l’ascension de tels personnages, maîtres d’une rhétorique grandiloquente qui confère aux platitudes un semblant de profondeur. Ce rôle allait être joué soixante-dix ans plus tard dans la Révolution russe par Alexander Kerenski. Immédiatement après l’abdication et la fuite de Louis-Philippe, dans une grande confusion et sous la pression du peuple, Lamartine proclama la Deuxième république depuis le balcon de l’Hôtel de Ville. Lamartine était opposé en fait à la proclamation d’une république. Mais les masses parisiennes, conscientes de n’avoir rien obtenu en 1830 lors du renversement de Charles X, étaient décidées à ne pas se laisser dépouiller des fruits de leur victoire,
Le nouveau gouvernement provisoire, qui devait exercer le pouvoir en attendant les élections, était constitué presque entièrement de représentants conservateurs de la bourgeoisie. La seule figure radicale était Alexandre Ledru-Rollin. Louis Blanc avait exigé que celui-ci fasse partie du gouvernement, mais n’avait pu obtenir pour lui-même et un ouvrier connu sous le nom d’ « Albert »que les fonctions de secrétaires dans le nouveau gouvernement.
La bourgeoisie considérait que la nouvelle république serait la structure politique qui continuerait à défendre ses intérêts. Mais les ouvriers exigeaient que le gouvernement assume le caractère d’une république sociale qui restructurerait la société dans l’intérêt de la classe ouvrière. Le gouvernement provisoire chercha d’abord à encourager l’espoir, qui allait vite se révéler une illusion, que la nouvelle république s’efforcerait d’améliorer les conditions de vie de la classe ouvrière. Le 25 février, le nouveau gouvernement s’engagea à « garantir l’existence de l’ouvrier par le travail. Il s’engage à garantir du travail à tous les citoyens. » Ces déclarations furent accueillies avec enthousiasme. Proudhon écrivit : « Révolution de 1848, comment te nommes-tu ? – Je me nomme le Droit au travail ! »
Une semaine plus tard, le 2 mars, le gouvernement adopta une autre loi qui fixait la journée de travail à dix heures à Paris et onze heures en province. Une autre loi abolissait l’exploitation de main-d’œuvre par des sous-entrepreneursqui acceptaient de réaliser un travail à un prix convenu, puis engageaient des ouvriers sur une base temporaire pour faire le travail réel à un salaire bien inférieur, une pratique fort répandue. L’entrepreneur réalisait ainsi un bénéfice exorbitant avec le travail des autres. Comme on le voit, une pratique devenue de nos jours un moyen ordinaire de faire des affaires et qui a mené à la création d’innombrables entreprises rentables nommées agences de travail intérimaire, était alors, il y a 175 ans, considérée comme intolérable.
Ces trois mesures étaient très populaires, mais il apparut vite que le gouvernement provisoire ne se donna aucun moyen efficace pour les mettre en vigueur. A l’origine, Louis Blanc avait demandé l’instauration d’un Ministère du Travail et du Progrès. Le gouvernement provisoire refusa. Il créa, en guise de compromis, une Commission du Travail qui se réunit au Palais du Luxembourg (d’où son nom habituel de Commission du Luxembourg) sous la direction de Louis Blanc. Elle n’était habilitée qu’à enquêter et à consulter sur les conditions de travail. Les semaines passant, les ouvriers devinrent de plus en plus désenchantés devant l’impuissance de la Commission.
La question de l’emploi émergea comme la principale source de conflit entre le gouvernement provisoire et les ouvriers. Louis Blanc avait préconisé la création d’ « ateliers sociaux » qu’il avait à l’origine conçus comme une sorte de structure coopérative qui assurerait de vrais emplois. Les Ateliersnationaux qui furent créés n’assuraient au mieux que des emplois artificiels. On versait un salaire minimum quotidien de deux francs pour un travail artificiel s’il était disponible ou un franc et demi s’il n’y en avait pas. Comme cela ne répondait pas au problème de l’emploi de façon satisfaisante pour les ouvriers, le projet fut impopulaire hors de Paris, surtout dans la population rurale qui en vint à croire que ses impôts subventionnaient la paresse des ouvriers parisiens. Au cours des semaines, cela fit le jeu des politiciens bourgeois réactionnaires qui cherchaient à dresser les masses rurales contre la classe ouvrière urbaine.
Passée la première période d’enthousiasme, la situation politique se retourna de plus en plus contre les ouvriers. Lamartine et les autres politiciens bourgeois qui avaient été terrifiés par les forces sociales libérées par la révolution de février, complotaient en permanence contre les ouvriers. Comme l’a écrit un historien :
Les premiers combats, [Lamartine] les a engagés avec un mélange de confiance et de dilettantisme. Mais bientôt il considère sérieusement comme un adversaire le pauvre diable de prolétaire qu’il cherche plus à charmer qu’à convaincre.[15]
Les ouvriers avaient à l’origine envisagé les élections comme un moyen de s’assurer une représentation favorable à l’Assemblée Nationale. Ils réalisèrent cependant bien vite que si on tenait les élections trop tôt, avant que la révolution ne puisse influencer la conscience des masses rurales, le résultat leur serait nettement défavorable. La bourgeoisie calcula de même et en conclut qu’il fallait tenir les élections au plus vite. Le 17 mars, les ouvriers organisèrent une manifestation de masse dans le but de faire pression sur le gouvernement provisoire pour qu’il repousse les élections. Ils n’obtinrent qu’un délai de deux semaines. Et lorsqu’elles eurent lieu, les élections se soldèrent, comme le redoutaient les ouvriers, par un vote écrasant en faveur des conservateurs. La masse des paysans qui alla aux urnes le 23 avril vota selonles instructions des prêtres et des notables locaux.
Le climat politique fit un brusque virage à droite. Dans son roman l’Education sentimentale, Gustave Flaubert a saisi l’humeur des bourgeois, irrités par les revendications des ouvriers et leurs mots d’ordre socialistes :
Arnoux tâchait d’établir qu’il y a deux socialismes, un bon et un mauvais. L’industriel n’y voyait pas de différence, la tête lui tournant de colère au mot propriété.
– C’est un droit écrit dans la nature ! Les enfants tiennent à leurs joujoux ; tous les peuples sont de mon avis, tous les animaux ; le lion même, s’il pouvait parler, se déclarerait propriétaire ! Ainsi moi, messieurs, j’ai commencé avec quinze mille francs de capital ! Pendant trente ans, savez-vous, je me levais régulièrement à quatre heures du matin ! J’ai eu un mal de cinq cents diables à faire ma fortune ! Et on viendra me dire que je n’en suis pas maître, que mon argent n’est pas mon argent ; enfin que la propriété, c’est le vol !
– Mais Proudhon...
– Laissez-moi tranquille, avec votre Proudhon. S’il était là, je crois que je l’étranglerais !
Il l’aurait étranglé. Après les liqueurs surtout, Fumichon ne se connaissait plus et son visage apoplectique était près d’éclater comme un obus.[16]
La nouvelle Assemblée nationale entreprit de provoquer les ouvriers par des mesures encore plus hostiles. L’agitation de droite se concentra sur les Ateliers nationaux. Tous les problèmes économiques de la France, a-t-on fait croire au public, étaient causés par les Ateliers nationaux et les exigences des ouvriers. En juin, la phrase « Ça ne peut pas continuer comme ça » était sur les lèvres d’innombrables capitalistes et petits-bourgeois. La confiance de Lamartine de pouvoir en finir avec les ouvriers avait été renforcée par les assurances de Ledru-Rollin qu’il soutiendrait le gouvernement dans une confrontation avec la classe ouvrière.
La contre-révolution de 1848
Le 21 juin 1848, le gouvernement annonça que les ouvriers âgés de 18 à 25 ans employés aux Ateliers nationaux seraient obligés de rejoindre l’armée. D’autres ouvriers ayant résidé à Paris moins de six mois seraient radiés des Ateliers nationaux et expulsés de la ville. Ces mesures menaçaient les ouvriers de famine. Le 23 juin, les hostilités éclatèrent ouvertement à Paris. Les barricades surgirent partout dans la ville dont une grande partie tomba aux mains des insurgés. Il manquait aux combattants une quelconque perspective socialiste clairement définie. Ils étaient menés au combat par leur situation désespérée. La bataille fit rage pendant quatre jours. La Garde nationale, dont les recrues venues de toutes les régions de France étaient acheminées à Paris en train, était commandée par le général Cavaignac. Cavaignac était républicain et ne se considérait pas comme réactionnaire. Il n’hésita cependant pas à utiliser l’artillerie contre les barricades. Les combats coûtèrent la vie à cinq cents insurgés et à près de mille gardes nationaux. Mais le pire se produisit après la suppression de l’insurrection. Les insurgents furent pourchassés et près de trois mille furent massacrés de sang-froid. De plus, douze mille personnes furent arrêtées et plusieurs centaines déportées vers des camps de travail en Algérie.
Alexander Herzen, un des premiers socialistes russes, observa le carnage à Paris et relata ainsi les événements de juin : « Dans ces journées terribles, l’assassinat devint un devoir ; un homme qui ne se vautrait pas dans le sang prolétaire, devenait suspect aux bourgeois ».[17] Clairement horrifié par ce qu’il avait vu, Herzen déclara : « Pour de tels moments on hait pendant dix ans, on se venge toute sa vie. Malheur à ceux qui pardonnentde pareils moments ! »[18]
Les terribles journées de juin mirent à nu le véritable état des relations sociales dans l’ère du capitalisme et de la lutte des classes entre l’ouvrier et le bourgeois. Les événements de 1848 en France révélèrent la brutale réalité du conflit de classes, dissimulée par les beaux mots d’ordre bourgeois de la démocratie, de la liberté et de la république. Examinant la psychologie des bourgeois libéraux, Herzen écrivit en 1849 :
Les libéraux ont longtemps joué, plaisanté avec l’idée de la révolution, – et se trouvèrent fort dépourvus, quand le 24 février fut venu. L’ouragan populaire les porta au haut d’un clocher et leur montra où ils vont et où ils mènent les autres ; un regard jeté dans l’abîme devant eux, les fit pâlir : ils virent que non seulement ce qu’ils prenaient pour des préjugés croulait, mais aussi tout le reste, tout ce qu’ils prenaient pour éternel et pour vrai ; ils se sont tellement épouvantés, que les uns se sont accrochés aux murs croulants, et les autres se sont arrêtés à moitié chemin, pleins de repentir ; et jurant à tout passant, que ce n’était pas là ce qu’ils avaient voulu. Voilà pourquoi les hommes qui ont proclamé la république sont devenus les bourreaux de la liberté, et même la république ils ne la voulaient que pour un certain cercle instruit…
Les libéraux de tous les pays, depuis la restauration, ont appelé le peuple à la démolition de l’ordre monarchico-féodal, au nom de l’égalité, au nom des larmes du malheureux, au nom des souffrances de l’opprimé, au nom de la faim de l’indigent ; ils se réjouissaient de poursuivre jusqu’à leur chute les ministres dont ils exigeaient des réformes impraticables ; ils se réjouissaient quand les contreforts féodaux tombaient l’un après l’autre, et, à la fin, ils se sont tellement entraînés qu’ils ont dépassé leurs propres vœux. Ils furent tirés de leur enthousiasme lorsque les murs à moitié démolis laissèrent entrevoir non plus dans les livres, non plus dans le bavardage parlementaire, non plus dans les déclamations philanthropiques, mais dans toute sa réalité – quoi ? – le prolétaire, l’ouvrier, la hache au poing et les mains noires, affamé et à peine vêtu de guenilles. – Ce « frère malheureux et injustement traité dans le partage », ce frère dont on avait tant parlé, qu’on avait tellement plaint, apparut enfin et demanda où donc était sa part de tous les biens, où sa liberté, son égalité, sa fraternité. Les libéraux s’étonnèrent de l’impertinence et l’ingratitude de l’ouvrier, prirent d’assaut les rues de Paris, les couvrirent de cadavres, et s’entourèrent des baïonnettes de l’état de siège, pour sauver contre ce frère la civilisation et l’ordre ! [19]
Les leçons de 1848
Pour Marx, la défaite écrasante de la classe ouvrière à Paris constituait un événement d’importance historique mondiale. Cette confrontation entre les deux grandes classes de la société moderne provenait du caractère irréconciliable de leurs intérêts. La république sociale était une fantaisie. « C’est les armes à la main qu’il fallait que la bourgeoisie réfutât les revendications du prolétariat », écrivait Marx, « Et le véritable lieu de naissance de la république bourgeoise n’est pas la victoire de février, c’est la défaite de juin ».[20]
Les exigences de la classe ouvrière avaient forcé la république bourgeoise, selon Marx, « à apparaître aussitôt sous sa forme pure en tant qu’État dont le but avoué est de perpétuer la domination du capital, l’esclavage du travail. Les yeux toujours fixés sur l’ennemi couvert de cicatrices, implacable et invincible – invincible parce que son existence à lui est la condition de sa propre vie à elle – force était à la domination bourgeoise libérée de toute entrave de se muer aussitôt en terrorisme bourgeois.»[21]
Les événements en France ont constitué un grand tournant historique. Avant février 1848, la révolution avait signifié simplement le renversement du gouvernement. Mais après juin, Marx déclara que la révolution signifiait le « renversement de la bourgeoisie ».[22]
Le drame politique de la révolution en France aurait largement suffi pour une année normale, mais l’année 1848 était loin d’être normale. La révolution de février galvanisa des populations en agitation à travers l’Europe et mit en marche une vague sans précédent de luttes de masse – en Italie, en Allemagne, en Autriche et en Hongrie. Il y eut des troubles importants en Suisse, au Danemark, en Roumanie, en Pologne et en Irlande. Même en Angleterre, bastion du régime bourgeois, le mouvement radical du chartisme atteignit son apogée.
Toutes ces luttes ont une grande importance historique et leur issue devait avoir de grandes conséquences pour l’évolution politique et sociale de l’Europe. Mais du point de vue des origines et du développement de la théorie de la révolution permanente, les événements d’Allemagne sont d’une importance capitale.
Pour des raisons de temps, nous ne pouvons présenter aujourd’hui qu’une brève esquisse de la révolution allemande. La révolution de février à Paris fournit sans aucun doute l’élan politique et moral du soulèvement de mars à Berlin, qui, notons-le en passant, eut lieu quelques jours après un soulèvement à Vienne. La dynastie prussienne des Hohenzollern fut profondément ébranlée. Selon le modèle de la grande Révolution française de 1789-1795, la bourgeoisie allemande devait poursuivre sa lutte contre le régime dynastique pour réaliser une des principales tâches d’une révolution bourgeoise : le renversement de la monarchie et de tous les vestiges du féodalisme, l’abolition des principautés et l’unification du peuple allemand pour créer un État-nation important et ériger une république démocratique.
Mais il s’est avéré que la bourgeoisie allemande n’a pu ni voulu accomplir aucune de ces tâches. L’histoire de 1848 en Allemagne est celle de la trahison de la révolution bourgeoise par la bourgeoisie allemande. Qu’y avait-il derrière cette trahison ? William Langer, un historien connu, écrit :
Au vu de la situation régnant en Allemagne en janvier 1848, Marx et Engels se demandèrent si la bourgeoisied’aucun pays n’avait jamais été plus idéalement placée pour mener une lutte contre le gouvernement en place. Ils se référaient bien sûr à la misère et à l’agitation généralisées et à l’échec évident des libéraux à profiter de l’occasion qui s’offrait. Mais ces libéraux – des fonctionnaires progressistes, la strate supérieure des intellectuels et des professions libérales et surtout la nouvelle classe des affaires – répugnaient en Allemagne comme ailleurs à provoquer une révolution. Ayant à l’esprit les excès de la Terreur de 1793, ils redoutaient les soulèvements de masse presque autant que le faisaient les princes et les aristocrates.[23]
Il n’y avait pas que l’exemple de 1793 qui terrifiait la bourgeoisie allemande. Les événements se déroulant au même moment en France ne faisaient que trop clairement surgir le spectre d’une révolution socialiste qui menaçait la propriété capitaliste et les fondations du pouvoir bourgeois. L’action des représentants politiques de la bourgeoisie allemande et même des représentants les plus radicaux de la petite-bourgeoisie était restreinte par leur peur du prolétariat. Une lutte déterminée contre tous les vestiges du féodalisme dans la structure économique et politique, avec pour objectif l’unification nationale des États allemands sur une base démocratique, aurait exigé la mobilisation révolutionnaire par la bourgeoisie du prolétariat et de la paysannerie. Compte tenu du développement du capitalisme et de la classe ouvrière industrielle au cours du demi-siècle précédent, une telle mobilisation posait un trop grand danger pour les intérêts de classe de la bourgeoisie. Elle préférait chercher un compromis avec l’aristocratie aux dépens de la classe ouvrière.
Le parlement de Francfort fut l’incarnationde la lâcheté bourgeoise libérale. Il siégeait à l’Église Saint-Paul et ses députés, d’innombrables professeurs et avocats, parlèrent sans fin et ne réalisèrent rien d’appréciable. Le parlement céda volontairement l’initiative à l’aristocratie prussienne et refusa d’utiliser des mesures révolutionnaires pour réaliser l’unification de l’Allemagne. Il abandonna cette tâche au régime réactionnaire prussien qui l’accomplit finalement sous la direction de Bismarck.
Dans la trahison par la bourgeoisie de sa « propre » révolution bourgeoise, Marx et Engels dénoncèrent le rôle joué par les radicaux petits-bourgeois au verbiage de gauche qui, à chaque étape critique de la lutte, s’étaient retournés contre la classe ouvrière. Engels caractérisa leur rôle pendant les événements de 1848-1849 avec une impitoyable lucidité :
L’histoire de tous les mouvements politiques depuis 1830 en Allemagne, comme en France et en Angleterre, nous montre cette classe imbue de forfanteries, grandiloquente et parfois extrémiste dans la phrase tant qu’elle ne voit pas de danger ; elle se fait craintive, rétrograde et pesante dès qu’apparaît le moindre péril ; elle s’étonne, s’inquiète, vacille, dès que le mouvement mis en branle est saisi et pris au sérieux par d’autres classes ; son existence petite bourgeoisie l’amène à trahir l’ensemble du mouvement dès qu’on en vient au combat les armes à la main – finalement, par suite de son indécision, elle est dupée et maltraitée lorsque le parti réactionnaire l’a emporté.[24]
En mars 1850, Marx et Engels résumèrent les leçons politiques de la révolution de 1848 dans un document intitulé « Adresse du Comité central à la Ligue des communistes ». Ce document cherchait à déterminer, sur la base de l’expérience révolutionnaire des deux années écoulées, les intérêts et le rôle historiques de la classe ouvrière dans la révolution démocratique. Marx et Engels insistaient sur le fait que la classe ouvrière devait à tout prix maintenir son indépendance politique, non seulement vis-à-vis des partis bourgeois, mais aussi des partis et des organisations de la petite-bourgeoisie démocratique. Ils insistaient sur le conflit social sous-jacent qui dressait la classe ouvrière contre les démocrates de la classe moyenne :
Les petits bourgeois démocratiques, bien loin de vouloir bouleverser toute la société au profit des prolétaires révolutionnaires, tendent à modifier l’ordre social de façon à leur rendre la société existante aussi supportable et aussi commode que possible…
Tandis que les petits bourgeois démocratiques veulent terminer la révolution au plus vite et après avoir tout au plus réalisé les revendications ci-dessus, il est de notre intérêt et de notre devoir de rendre la révolution permanente, jusqu’à ce que toutes les classes plus ou moins possédantes aient été écartées du pouvoir, que le prolétariat ait conquis le pouvoir et que non seulement dans un pays, mais dans tous les pays régnants du monde l’association des prolétaires ait fait assez de progrès pour faire cesser dans ces pays la concurrence des prolétaires et concentrer dans leurs mains au moins les forces productives décisives.[25]
Marx et Engels conclurent leur adresse avec la déclaration que le « cri de guerre » du prolétariat devait être : « La révolution en permanence »[26]. Un demi-siècle plus tard, les expériences et les leçons de 1848 allaient être analysées et retravaillées par les grands théoriciens du Parti social-démocrate russe et de la Seconde Internationale alors qu’ils cherchaient à comprendre la dynamique politique et les tâches historiques de la révolution russe.
« Tunisie Communiqué commun des partis politiques de gauche et écologiste », 15 janvier 2011, Midi Insoumis, Populaire et Citoyen, disponible sous : http://www.gauchemip.org/spip.php ?article15111. Accédé février 2020.
Le pablisme est une tendance opportuniste petite-bourgeoise qui apparut au début des années 1950. Il provoqua une scission dans la Quatrième Internationale en 1953. Un examen de l’histoire de ce groupement se trouve dans le chapitre 11.
« Tunisie : ‘Les révolutions de velours peuvent se faire dans un pays arabe’ », 14 Janvier 2011, Le Monde, disponible sous : https ://www.lemonde.fr/afrique/article/2011/01/14/les-revolutions-de-velours-peuvent-se-faire-dans-un-pays-arabe_1465961_3212.html. Accédé février 2020.
Fathi Chamkhi, « Tunisie : la révolution sociale et démocratique est en marche ! », 17 janvier 2011, Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA), disponible sous :https://npa2009.org/content/tunisie-la-r%C3%A9volution-sociale-et-d%C3%A9mocratique-est-en-marche. Accédé février 2020.
Revolutionary Socialists, « A call from Egyptian socialists », 7 février 2011, Socialist Worker, disponible sous : http://socialistworker.org/2011/02/07/call-from-egyptian-socialists. Accédé février 2020. Traduit de l’anglais.
Voir Chapitre 10 de ce livre.
Tom Henehan, un membre dirigeant de la Workers League (prédécesseur du Socialist Equality Party), fut tué par balles à New York, le 16 octobre 1977. Il avait vingt-six ans.
Karl Marx et Friedrich Engels, La lutte des classes en France, (Éditions sociales, Paris, 1984), pp. 84-85.
Cité dans Mike Rapport, 1848 : Year of Revolution (Basic Books, New York, 2008), p. 13. Traduit de l’anglais
Friedrich Engels, « Esquisse d’une critique de l’économie politique », dans : Karl Marx, Écrits de jeunesse (Quai Voltaire, Paris, 1994), p. 463.
Karl Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel (Éditions Allia, Paris, 2018), pp. 23-24
Ibid., p. 38.
Karl Marx, Friedrich Engels, Correspondance, Tome I (novembre 1835 àdécembre 1848) (Éditions sociales, Paris, 1977), « Lettre d’Engels à Marx », 9 mars 1847, p. 472.
Boris Nicolaevsky et Otto Maenchen-Helfen, La vie de Karl Marx : l’homme et le lutteur (Éditions Gallimard, Paris, 1970), p. 167.
Georges Duveau, 1848 (Éditions Gallimard, Paris, 1965), p. 97.
Gustave Flaubert, L’éducation sentimentale, (Éditions Gallimard, Paris, 1965), p. 386.
Alexander Herzen, De l’autre rive(Slatkine France, Paris, 1980), pp. 62-63.
Ibid., p. 56 .
Ibid., pp. 71-72.
Karl Marx, La lutte des classes en France, (Éditions sociales, Paris, 1984), p. 106.
Ibid. pp. 109-110.
Ibid., p. 109.
William L. Langer, The Rise of Modern Europe : Political and Social Upheaval, 1832-1852 (Harper Torchbooks, New York, 1969), p. 387. Traduit de l’anglais
Friedrich Engels, La campagne pour la constitution du Reichallemand(Jacques Moulin, Paris, 1981),p. 26.
« Adresse du comité central à la Ligue des communistes », dans : Karl Marx et Friedrich Engels, Œuvres choisies en deux volumes, Tome 1 (Éditions du progrès, Moscou, 1968), pp. 105-106.
Ibid., p. 133.