La théorie léniniste de la conscience socialiste : Les origines du bolchévisme et Que faire ?

Conférence tenue le 15 août 2005 à l’université d’été du Socialist Equality Party (États-Unis) à Ann Arbor, Michigan.

La conférence d’aujourd’hui sera consacrée à une analyse d’un des livres les plus importants de la théorie politique socialiste, Que faire ? de Lénine. Peu d’œuvres furent l’objet de tant de distorsions et de falsifications. Pour d’innombrables universitaires bourgeois qui haïssent Lénine, parmi lesquels certains disaient l’admirer avant 1991, c’est là le livre en fin de compte responsable de nombreux maux du 20e siècle, voire de tous. J’ai l’intention de répondre à ces attaques et aussi d’expliquer pourquoi cette œuvre, écrite en 1902 pour un petit mouvement socialiste de la Russie tsariste, garde une telle pertinence théorique et pratique pour le mouvement socialiste dans la première décennie du 21esiècle.

Quelques années après que le Parti bolchévique fut arrivé au pouvoir, Lénine écrivait : « En vérité, le marxisme, seule théorie révolutionnaire juste, la Russie l’a payéd’un demi-siècle de souffrances et de sacrifices inouïs, d’héroïsme révolutionnaire sans exemple, d’énergie incroyable, d’abnégation dans la recherche et l’étude, d’expériences pratiques, de déceptions, de vérification, de confrontation avec l’expérience de l’Europe. »[1]

Cette expérience a duré pratiquement tout un siècle. A partir de 1825, lorsqu’un groupe d’officiers haut placés tentèrent sans succès de renverser l’autocratie tsariste, une tradition d’abnégation, d’incorruptibilité et de passion intrépide a vu le jour dans une petite tranche de l’intelligentsia russe. Elle chercha à transformer la terrible et dégradante réalité de la pauvreté et de l’arriération sur lesquelles régnait le brutal régime tsariste. Au cours du 19e siècle, un mouvement révolutionnaire se forma, dédié au renversement du régime autocratique. Dans un très beau passage de sa biographie, Le Jeune Trotsky, Max Eastman (qui était encore socialiste à l’époque) fait cette description de la personnalité des révolutionnaires russes :

Une admirable génération d’hommes et de femmes se préparait à accomplir la Révolution en Russie. Vous pouvez aujourd’hui voyager dans les coins les plus reculés de ce pays, vous pourrez être sûr de rencontrer, dans votre train, dans la voiture publique, la figure calme et pensive d’un homme d’âge mûr à la belle barbe blanche, ou quelque vieille femme au front lourd et soucieux, au grave sourire maternel, ou une femme jeune encore, encore belle, marchant comme elle irait au-devant d’un canon ; demandez qui ils sont, et l’on vous répondra que ce sont de « vieux travailleurs du Parti ». Porteurs de l’héritage du mouvement terroriste, élevés dans la sublime foi des martyrs, dans l’amour de l’humanité, disciplinés, accoutumés à la compagnie de la mort, ils ont appris dans leur jeunesse une chose nouvelle : à penser pratiquement. Trempés par les geôles et l’exil, ils ont formé comme une sorte de noblesse, une sélection d’hommes et de femmes de qui, infailliblement, l’on peut attendre l’héroïsme, comme on pouvait l’attendre des Chevaliers de la Table Ronde ou des Samouraïs, mais dont les lettres de noblesse sont inscrites dans l’avenir, et non dans le passé.[2]

A ses origines, le mouvement révolutionnaire russe ne s’adressait pas à la classe ouvrière. Il s’orientait bien plutôt vers les paysans, qui constituaient la vaste majorité de la population. L’abolition officielle du servage, proclamée par Alexandre II en 1861, intensifia les contradictions sociales et politiques de l’Empire russe. Les années 1870 virent les débuts d’un mouvement d’étudiants qui allèrent parmi les paysans pour les éduquer et les amener à une activité politique consciente. La principale influence politique de ces mouvements provenait de théoriciens de l’anarchisme, principalement Lavrov et Bakounine. Ce dernier envisageait une transformation révolutionnaire de la Russie qui viendrait d’un soulèvement des masses paysannes. Un mélange d’indifférence paysanne et de répression amena le mouvement à adopter des méthodes conspiratrices et terroristes de lutte. La plus importante de ces organisations terroristes était Narodnaia Volya, la « Volonté du peuple ».

G.V. Plekhanov : Le père du marxisme russe

Les fondations théoriques et politiques du mouvement marxiste russe furent posées dans les années 1880 par la lutte menée par G.V. Plekhanov (1856-1918) contre le populisme et son orientation terroriste. Des questions essentielles de perspective historique formaient le fond du conflit entre le populisme et la nouvelle tendance marxiste. La voie vers le socialisme devait-elle passer par une révolution paysanne, dans laquelle les formes traditionnelles communautaires de la propriété paysanne serviraient de base au socialisme ? Ou le renversement du tsarisme, l’établissement d’une république démocratique et les débuts de la transition vers le socialisme seraient-ils l’aboutissement du développement du capitalisme russe et de l’émergence d’un prolétariat industriel moderne ?

Plaidant contre le terrorisme et la caractérisation par le populisme de la paysannerie comme la force révolutionnaire décisive, Plekhanov – qui avait joué un rôle important dans le mouvement populiste – soutenait que la Russie se développait suivant le modèle capitaliste. Il expliquait que la montée du prolétariat industriel serait la conséquence inévitable de ce processus. De plus, cette nouvelle classe sociale serait une force décisive pour le renversement de l’autocratie, la démocratisation de la Russie, l’abolition de tous les vestiges politiques et économiques du féodalisme et le commencement de la transition vers le socialisme.

La fondation par Plekhanov du groupe de l’Émancipation du travail en 1883, l’année de la mort de Marx, supposait de la clairvoyance politique, sans même parler de courage physique et intellectuel. Non seulement les arguments avancés par Plekhanov contre les populistes d’alors jetaient les fondations programmatiques du Parti ouvrier social-démocrate russe ; ils anticipaient aussi sur de nombreux problèmes critiques d’orientation de classe et de stratégie révolutionnaire qui ont préoccupé le mouvement socialiste tout au long du 20e siècle et même jusqu’à nos jours.

Aujourd’hui on se souvient surtout de Plekhanov – sans l’apprécier à sa juste valeur – comme l’un des plus importants interprètes de la philosophie marxiste de l’ère de la IIe Internationale (1889-1914). A ce titre, la plupart de ses œuvres ont fait l’objet de critiques généralement ignorantes, surtout celles qui insistent pour dire que Plekhanov avait méconnu la signification de Hegel et de la méthode dialectique. On souhaiterait, en lisant ce genre de polémiques braillardes, que leurs auteurs prennent véritablement le temps de lire Plekhanov avant de l’attaquer.[3]

L’insistance de Plekhanov sur le fait que le développement d’une lutte indépendante du prolétariat contre la bourgeoisie constituait un élément formatif essentiel de la conscience socialiste est une autre contribution de sa part généralement sous-estimée, pour ne pas dire méconnue, à la stratégie révolutionnaire

Dans son livre, Le Socialisme et la lutte politique, écrit peu après la fondation du groupe Émancipation du Travail, Plekhanov s’opposa au point de vue des anarchistes russes qui rejetaient l’importance de la politique et allaient jusqu’à insister pour que les ouvriers ne se laissent pas contaminer par un intérêt pour la politique. Plekhanov faisait observer que « comme nous voyons … qu’il n’est pas une classe qui, parvenue à l’hégémonie politique, ait eu motif de se repentir de son intérêt pour ‘la politique’, comme, à l’inverse, chacune d’entre elles n’a atteint le point culminant de son développement qu’après avoir obtenu l’hégémonie politique, il nous faut bien constater que la lutte politique représente un moyen de refaire la société, dont l’histoire a démontré la vertu. »[4]

Plekhanov évoquait ensuite les principales étapes du développement de la conscience de classe. L’importance durable de cette citation justifie sa longueur :

La classe opprimée ne se rend que progressivement compte du lien entre sa situation économique et son rôle politiquedans l’État. Longtemps elle n’a même qu’une notion très incomplète de sa mission économique. Les individus qui la composent livrent un dur combat pour leur vie quotidienne, sans même se demander à quels aspects de l’organisation sociale ils doivent leur malheur. Ils tâchent d’esquiver les coups qu’on leur porte, sans chercher à savoir d’où viennent ceux-ci, ni qui, en dernière analyse, les assène. Ils n’ont pas encore de conscience de classe, pas d’idées directrices encore dans leur lutte contre tel ou tel de leurs oppresseurs. La classe opprimée n’a pas encore d’existence pour soi. Avec le temps, elle sera la classe d’avant-garde de la société ; mais elle ne le devient pas encore. A la force organisée et consciente de la classe dominante, elle oppose seulement les efforts dispersés, sporadiques, d’individus isolés, ou de groupes isolés d’individus. Aujourd’hui encore, par exemple, il n’est point rare de rencontrer un ouvrier qui déteste un exploiteur particulièrement coriace, mais sans se douter encore qu’il faut lutter contre la classe des exploiteurs tout entière et éliminer toute possibilité d’exploitation de l’homme par l’homme.

Peu à peu, toutefois, le processus de synthèse accomplit son œuvre, et les opprimés commencent à prendre conscience de soi comme classe. Mais ils comprennent encore de façon trop étroite les particularités de leur situation de classe ; les ressorts et les moteurs du mécanisme social dans son ensemble demeurent dissimulés aux vues de leur esprit. La classe des exploiteurs, ils se la représentent simplement comme un conglomérat d’employeurs, sans voir les liens d’organisation politique qui les assemblent. A ce degré de l’évolution, ils ne voient pas … le lien entre « la société » et « l’État ». On se figure que l’État est au-dessus des antagonismes de classe, et ses représentants passent pour juges et conciliateurs naturels des parties en litige. La classe opprimée s’adresse à eux en toute confiance et s’étonne fort que ses appels au secours demeurent sans réponse.

C’est seulement à l’étape suivante, à l’étape suprême de son évolution, que la classe opprimée prend une notion exacte de sa position. Elle se rend compte alors du lien qui existe entre la société et l’État, et elle n’en appelle plus des vexations de ses exploiteurs à ceux qui constituent l’organe politique de cette exploitation. Elle sait que l’État est une citadelle qui sert de rempart et de bouclier à ceux qui l’oppriment, une citadelle dont on doit et dont on peut s’emparer, qu’on peut et qu’il faut rebâtir pour sa propre défense, mais qu’il est impossible de déborder en se figurant qu’elle demeurera neutre… Longtemps, ils s’acharnent seulement à obtenir des concessions ; ils exigent seulement des réformes qui ne leur donneront point la domination, mais, uniquement, la possibilité de se développer et de se préparer à leur domination future, réformes tout juste susceptibles de donner satisfaction à leurs revendications les plus urgentes, les plus vitales, en élargissant à peine leur zone d’influence sur la vie sociale du pays. Il faut que la classe opprimée passe par la rude école de la lutte pied-à-pied, avant d’acquérir le mordant, la hardiesse et la maturité nécessaires à la bataille décisive. Mais une fois ces qualités acquises, elle peut regarder l’adversaire comme une classe définitivement condamnée par l’Histoire. Elle peut désormais ne plus douter de la victoire. Ce qu’on appelle la révolution, c’est seulement le dernier acte du long drame d’une lutte révolutionnaire de classe, qui ne devient consciente que dans la mesure où elle est devenue politique.[5]

Plekhanov définissait ainsi la responsabilité de ceux qui se considéreraient comme socialistes : concentrer tous leurs efforts sur le développement de la conscience politique de classe dans la classe ouvrière et la préparer à son rôle historique de dirigeante de la révolution socialiste. L’importance historique du parti est implicite dans cette définition ; c’est l’instrument grâce auquel cette conscience est éveillée, développée et organisée sur la base d’un programme politique déterminé.

Les écrits de Plekhanov déclenchèrent une crise parmi les populistes. A la fin des années 1880, ils étaient clairement sur la défensive face aux coups d’un homme qu’ils avaient dénoncé dix ans auparavant comme un renégat de la cause du « peuple ». La faillite politique du terrorisme devenait de plus en plus évidente. Montrant que le but des terroristes était d’effrayer le régime tsariste et de le convaincre de changer sa façon de faire, Plekhanov et le nombre croissant des marxistes qualifièrent les terroristes de « libéraux avec des bombes », définition aussi appropriée aujourd’hui qu’il y a un siècle. Plekhanov soutenait que le terrorisme négligeait le combat difficile pour développer la conscience de la classe ouvrière. En tentant de galvaniser les masses par des actes de vengeance menés par d’héroïques individus, les terroristes ne faisaient au contraire que les hébéter et les démoraliser.

Le travail de pionnier entrepris par Plekhanov influença toute une génération d’intellectuels et de jeunes qui se lança dans la lutte révolutionnaire à la fin des années 1880 et au début des années 1890. L’impact de ses polémiques fut d’autant plus grand que les transformations sociales à la ville et à la campagne correspondaient de plus en plus à son analyse.

L’arrivée de Lénine

Dans les années 1890, la Russie connut un développement économique rapide et l’essor de l’industrie donna naissance à une classe ouvrière de plus en plus forte. C’est dans ces conditions que Vladimir Ilitch Oulianov, le frère cadet d’un terroriste révolutionnaire exécuté, entra dans la lutte révolutionnaire. En 1893, il établit sa réputation de théoricien grâce à une critique du mouvement populiste qu’il intitula Ce que sont les « amis du peuple » et comment ils luttent contre les sociaux-démocrates. Oulianov-Lénine consacra une bonne partie de cet ouvrage à attaquer ce qu’il appelait la « sociologie subjective » de Mikhaïlovsky et à démontrer que la politique des Narodniks (populistes) ne s’appuyait pas sur une étude scientifique des relations sociales existant en Russie. Il y montrait que les Narodniks refusaient de reconnaître que la production de marchandises s’était fortement développée et qu’une industrie à grande échelle s’était établie et concentrée dans les mains d’individus qui achetaient et exploitaient la main-d’œuvre d’une masse d’ouvriers privés de toute propriété. Sa caractérisation de la nature de classe du mouvement narodnik dépassait en importance son analyse économique, développée davantage dans son livre suivant, Le Développement du capitalisme en Russie. Il expliquait que les Narodniks étaient essentiellement des démocrates petits-bourgeois dont les vues exprimaient la position sociale de la paysannerie.

Si Lénine insistait sur l’importance des questions démocratiques – celles portant sur l’abolition de l’autocratie tsariste, la destruction des vestiges du féodalisme dans les campagnes, la nationalisation du sol – il soutenait aussi avec passion qu’ignorer la distinction entre les mouvements socialiste et démocratique était une erreur fondamentale. La principale entrave au développement de la conscience de classe du prolétariat était la tendance à subordonner le prolétariat aux adversaires démocrates, bourgeois et petits-bourgeois de l’autocratie.

Attaquant les vues de Mikhaïlovsky, Lénine expliquait que le soi-disant socialisme du démocrate petit-bourgeois n’avait rien à voir avec le socialisme du prolétariat. Au mieux, le « socialisme » du petit-bourgeois exprimait sa frustration face à l’essor puissant du capital et sa concentration entre les mains des magnats de la banque et de l’industrie. Le socialisme petit-bourgeois était incapable de faire une analyse scientifique et historique du développement du capitalisme. En fait, une telle analyse révélerait la situation sans issue d’une petite-bourgeoisie qui, loin d’être une classe ascendante, était un vestige économique du passé.

Lénine en concluait que le mouvement socialiste révolutionnaire devait se battre contre l’influence de l’idéologie démocrate petite-bourgeoise au sein du mouvement ouvrier. Celui-ci devait comprendre la différence entre les revendications démocratiques socialistes et bourgeoises. Si elles étaient historiquement progressistes, l’abolition de l’autocratie et la destruction des domaines féodaux n’assuraient pas la fin de l’exploitation de la classe ouvrière. En fait, la satisfaction de ces revendications aurait en soi pour résultat de faciliter le développement du capitalisme et l’intensification de l’exploitation du travail salarié. Cela ne signifiait pas que la classe ouvrière ne devait pas soutenir la lutte démocratique. Bien au contraire, elle devait être à l’avant-garde de cette lutte, mais sous aucun prétexte elle ne devait la livrer sous le drapeau de la bourgeoisie ou de la petite-bourgeoisie. Elle devait combattre pour la démocratie afin de faciliter la lutte contre la bourgeoisie.

Lénine dénonçait les « faiseurs d’amalgames » et les « partisans de l’alliance » qui proposaient que les ouvriers, au nom de la lutte contre le tsarisme, évitent de mettre en avant leurs objectifs de classe indépendants et forment des alliances avec tous les adversaires du régime sans s’inquiéter des considérations programmatiques. Les marxistes faisaient avancer la lutte pour la démocratie non en s’adaptant aux libéraux et aux démocrates petits-bourgeois, mais en organisant les ouvriers en un parti politique indépendant à eux, basé sur un programme socialiste révolutionnaire. Lénine résumait ainsi la nature du populisme russe :

Si vous ne vous fiez pas aux phrases pompeuses sur les « intérêts du peuple », et si vous essayez de creuser plus profond, vous verrez que vous êtes en présence des plus purs idéologues de la petite bourgeoisie…[6]

En conclusion, Lénine insistait sur le fait que le travail du parti révolutionnaire devait viser à faire comprendre à l’ouvrier la structure politique et économique du système qui l’opprimait et la nécessité et inéluctabilité des antagonismes de classe dans ce système :

Lorsque les représentants avancés de cette classe se seront assimilé les idées du socialisme scientifique, l’idée du rôle historique de l’ouvrier russe ; lorsque ces idées seront largement diffusées et que, parmi les ouvriers les organisations solides seront fondées, susceptibles de transformer l’actuelle guerre économique, menée en ordre dispersé par les ouvriers, en une lutte de classe consciente, alors l’OUVRIER russe, prenant la tête de tous les éléments démocratiques, abattra l’absolutisme et conduira le PROLETARIAT RUSSE (aux côtés du prolétariat de TOUS LES PAYS), par la voie directe d’une lutte politique déclarée, vers la VICTOIRE DE LA REVOLUTION COMMUNISTE.[7]

Dans ce travail novateur, Lénine développait les notions qui devaient guider la construction du Parti bolchévique. Il n’est pas l’inventeur de la notion de parti ou d’organisation politique indépendante de la classe ouvrière. Mais il a donné à ces notions un caractère politique concret d’une clarté jusque-là sans égale. Il était convaincu que l’organisation politique de la classe ouvrière exigeait une lutte intense contre les théories et les programmes reflétant les intérêts politiques de la bourgeoisie. En 1900, dans un article intitulé « Nos objectifs immédiats », Lénine écrivait :

La social-démocratie est la fusion du mouvement ouvrier et du socialisme ; son rôle n’est pas de servir passivement le mouvement ouvrier à chacun de ses stades, mais de représenter les intérêts de l’ensemble du mouvement, de lui indiquer son but final et ses objectifs politiques, de sauvegarder son indépendance politique et idéologique. Coupé de la social-démocratie, le mouvement ouvrier dégénère et s’embourgeoise inévitablement : en se cantonnant dans la lutte économique, la classe ouvrière perd son indépendance politique, se traine à la remorque d’autres partis, trahit la grande devise : « L’émancipation de la classe ouvrière doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ». Tous les pays ont connu une période où le mouvement ouvrier et le socialisme vivaient séparés l’un de l’autre et suivaient chacun son chemin, et dans tous les pays cette séparation a causé la faiblesse du socialisme et du mouvement ouvrier ; dans tous les pays, seule la fusion du socialisme et du mouvement ouvrier a assigné une base solide à l’un et à l’autre.[8]

La lutte contre l’économisme

Dans la social-démocratie russe était apparue une nouvelle tendance, l’économisme, dont l’existence était liée à la montée du révisionnisme bernsteinien en Allemagne. Les économistes dépréciaient la lutte politique révolutionnaire. S’adaptant au mouvement ouvrier spontané des années 1890, ils proposaient que le mouvement social-démocrate se concentre sur le développement des mouvements de grève et sur d’autres aspects du combat économique de la classe ouvrière. Cette optique impliquait que le mouvement ouvrier devait renoncer à ses buts révolutionnaires socialistes. La place d’honneur dans la lutte contre l’autocratie devait revenir à l’opposition bourgeoise libérale démocratique. Il fallait abandonner le programme révolutionnaire proclamé par Plekhanov et Lénine en faveur d’une activité syndicale visant à améliorer les conditions économiques de la classe ouvrière dans le cadre d’une société capitaliste. Selon E.D. Kuskova, dans le Credo publié en 1899 :

Le marxisme intransigeant, le marxisme négateur, le marxisme primitif (qui se fait une idée trop schématique de la division de la société en classes) fera place à un marxisme démocratique, et la situation sociale du Parti dans la société moderne devra être radicalement modifiée. Le Parti reconnaîtra la société ; ses objectifs étroitement corporatifs, sectaires dans la plupart des cas, prendront l’ampleur de tâches sociales, et son aspiration à la conquête du pouvoir deviendra une aspiration à changer, à réformer la société contemporaine dans un sens démocratique, adapté à l’état actuel des choses, afin d’assurer la défense la meilleure, la plus complète, des droits (de toutes sortes) des classes laborieuses.[9]

Ce n’était pas tout : le Credo déclarait que « les propos sur la création d’un parti politique ouvrier indépendant ne sont que l’effet de la transplantation sur notre sol d’objectifs étrangers, de résultats étrangers. »[10]

L’économisme était un phénomène international. Alors que le marxisme était devenu la principale force politique et idéologique du mouvement ouvrier en Europe de l’Ouest, ce qui revenait à une opposition bourgeoise au marxisme se développait à l’intérieur du mouvement ouvrier. La montée du révisionnisme était un reflet de la tentative faite par des idéologues petits- bourgeois du capitalisme pour contrecarrer et saper l’expansion de l’influence marxiste au sein du mouvement ouvrier. Les implications de ce révisionnisme étaient devenues apparentes dès 1899 avec la participation du socialiste français Millerand à un gouvernement bourgeois.

La montée de l’opportunisme provoqua une crise à l’intérieur de la social-démocratie internationale. Plekhanov fut le premier à le dénoncer. Rosa Luxembourg contribua plus tard à la lutte avec son superbe pamphlet Réforme ou Révolution ? Les sociaux-démocrates allemands entrèrent dans la lutte à contrecœur. Mais nulle part ailleurs le combat contre l’opportunisme ne se développa aussi pleinement qu’en Russie sous la direction de Lénine.

A l’aube du 20e siècle, le mouvement socialiste russe ne constituait pas une organisation politique unifiée. On comptait de nombreuses tendances ou groupes se disant socialistes et même marxistes, mais ceux-ci menaient leur travail politique et pratique au niveau local ou comme représentants d’un groupe religieux ou ethnique précis à l’intérieur de la classe ouvrière. Le Bund juif était le plus connu parmi ce type d’organisations.

A la fin des années 1890, le mouvement ouvrier russe gagnait en force et la nécessité d’une cohérence programmatique et organisationnelle était devenue évidente et pressante. La première tentative de tenir un congrès de tous les sociaux-démocrates russes à Minsk en 1898 échoua dû à la répression policière et à l’arrestation des délégués. A la suite de cet échec, les projets de congrès furent compliqués par le caractère de plus en plus hétérogène du mouvement socialiste russe, marqué surtout par l’émergence de la tendance économiste.

L’Iskra

Même si Plekhanov était encore révéré comme le premier théoricien du socialisme russe, Oulianov-Lénine apparut comme la principale figure dans le travail préparatoire à la tenue d’un congrès unificateur des sociaux-démocrates russes. Son influence reposait sur le rôle qu’il jouait à la direction du nouveau journal politique du Parti ouvrier social-démocrate russe, Iskra (l’Étincelle). Au sein du mouvement émigré et chez les marxistes engagés dans une activité révolutionnaire pratique en Russie, l’Iskra gagna en prestige car elle fournissait à ce qui, sans elle, serait demeuré un mouvement disparate, une cohérence théorique, organisationnelle et politique au niveau de toute la Russie.

Le premier numéro d’Iskrasortit en décembre 1900. Lénine expliquait dans une déclaration importante publiée en première page :

Aider au développement et à l’organisation politiques de la classe ouvrière, voilà notre premier objectif fondamental. Quiconque le relègue au second plan et ne lui subordonne pas tous les objectifs et des méthodes particulières s’engage dans une voie fausse et porte un grave préjudice au mouvement.[11]

En des termes qui restent actuels même après un siècle, Lénine critique durement un travail « qui n’estime possible et opportun de régaler les ouvriers de ‘politique’ que dans les moments exceptionnels de leur vie, dans les grandes occasions ». Dénonçant les représentants de la tendance économiste, pour qui le syndicalisme militant et l’agitation pour les revendications économiques représentaient l’alpha et l’oméga de l’activité radicale de la classe ouvrière, Lénine insistait sur le fait que la tâche décisive à laquelle étaient confrontés les socialistes était l’éducation politique de la classe ouvrière et la formation d’un parti socialiste indépendant.

« Jamais une classe n’est parvenue au pouvoir sans avoir trouvé dans son sein des chefs politiques, des hommes d’avant-garde capables d’organiser le mouvement et de le conduire ». Lénine concluait en proposant, un peu laconiquement, que « pour les questions d’organisation, nous avons l’intention de leur consacrer une série d’articles dans les prochains numéros. C’est une des questions les plus brûlantes. »[12]

Que faire ?

De cette proposition sortit son Que faire ?, le traité politique le plus important peut-être du 20e siècle. Vu les controverses provoquées par ce livre, surtout à la suite de la révolution bolchévique de 1917, il est remarquable que, lors de sa sortie en 1902, Que faire ? fut accepté par les principaux sociaux-démocrates russes – et surtout par Plekhanov – comme un exposé faisant autorité des principes du parti en matière de tâches politiques et d’organisation. Cela n’est pas sans importance politique, dans la mesure où nombre de ceux qui attaquent le pamphlet de Lénine affirment qu’il a introduit dans le socialisme un élément conspirateur et totalitaire étranger au marxisme classique.

Que faire ? commence par un examen de la revendication de la « liberté de critique » posée par la tendance économiste – les disciples russes d’Edouard Bernstein. Il place ce slogan qui à première vue paraît tout à fait démocratique et séduisant, dans le contexte des disputes faisant rage dans les rangs de la social-démocratie internationale entre les défenseurs du marxisme orthodoxe et les révisionnistes qui avaient lancé uneattaque politique et théorique systématique contre ce dernier.

Faisant remarquer que les révisions théoriques bernsteiniennes des fondements programmatiques du Parti social-démocrate allemand avaient conduit sur le plan politique à l’entrée du socialiste français Alexandre Millerand dans le gouvernement Waldeck-Rousseau, Lénine déclare que le slogan de « la liberté de critique »

est la liberté de la tendance opportuniste dans la social-démocratie, la liberté de transformer cette dernière en un parti démocratique de réformes, la liberté de faire pénétrer dans le socialisme les idées bourgeoises et les éléments bourgeois.[13]

A cette revendication, Lénine répond que personne ne niait aux révisionnistes le droit de critiquer. Mais il insiste pour dire que les marxistes avaient également le droit de rejeter leurs critiques et de combattre leur tentative de faire de la social-démocratie révolutionnaire un mouvement de réforme.

Après un survol rapide des origines de la tendance économiste en Russie, Lénine se penche sur son indifférence générale vis- à- vis de la théorie. Il déclare que la liberté de critiquer si chère aux économistes « ne signifie pas le remplacement d’une théorie par une autre, mais la liberté à l’égard de tout système cohérent et réfléchi ; elle signifie éclectisme et absence de principes ».[14] Il observe que les révisionnistes qui justifient cette indifférence citent, hors contexte, une déclaration de Marx selon laquelle les véritables avances pratiques du mouvement socialiste sont plus importantes qu’une douzaine de programmes. « Répéter cette phrase en pleine période de confusion théorique, réplique Lénine, équivaut à clamer à la vue d’un cortège funèbre ‘je vous souhaite d’en avoir toujours à porter’ ! »

Il déclare ensuite, en des termes qu’on ne saurait citer assez souvent, « sans théorie révolutionnaire pas de mouvement révolutionnaire. On ne saurait trop insister sur cette idée à une époque où l’engouement pour les formes les plus étroites de l’action pratique va bras dessus bras dessous avec la propagande de l’opportunisme à la mode. »[15] Il argumente que seul « un parti guidé par une théorie d’avant-garde » pourra fournir à la classe ouvrière une direction révolutionnaire, en rappelant que Friedrich Engels avait reconnu « à la grande lutte de la social-démocratie non pas deux formes (politique et économique) – comme cela se fait chez nous – mais trois, en mettant sur le même plan la lutte théorique ».[16]Lénine cite la déclaration d’Engels que « s’il n’y avait pas eu précédemment la philosophie allemande en particulier celle de Hegel, le socialisme scientifique allemand – le seul socialisme scientifique qui n’ait jamais existé – n’eût jamais été fondé. Sans le sens théorique parmi les ouvriers, ce socialisme scientifique ne se serait jamais aussi profondément ancré en eux. »[17]

La deuxième partie de Que faire ? s’intitule « La spontanéité des masses et la conscience de la social-démocratie ». Il s’agit sans aucun doute de la partie la plus importante du pamphlet de Lénine et, inévitablement, de celle qui a été le plus impitoyablement attaquée et déformée. C’est dans cette section, nous a- t- on souvent dit, que Lénine se révèle être un élitiste arrogant, méprisant la masse des ouvriers, dédaigneux de leurs aspirations, hostile à leurs luttes quotidiennes, avide de pouvoir personnel et ne rêvant que du jour où lui et son maudit parti imposeraient avec une poigne de fer leur dictature totalitaire à une classe ouvrière russe sans méfiance. Il faut y accorder une attention toute particulière.

Lénine y analyse la question critique du rapport entre d’une part le marxisme et le parti révolutionnaire et d’autre part le mouvement spontané de la classe ouvrière et les formes de conscience sociale qui se développent chez les ouvriers au cours de ce mouvement. Il retrace l’évolution des formes de conscience dans la classe ouvrière russe, partant des premières manifestations du conflit de classe dans les années 1860 et 1870.

Ces luttes avaient un caractère extrêmement primitif, y compris la destruction des machines par les ouvriers. Motivées par le désespoir, sans compréhension de la nature sociale et de classe de leur révolte, ces explosions spontanées ne représentaient que l’« embryon » d’une conscience de classe. Trente ans plus tard, la situation était sensiblement différente. Comparées aux premières luttes, les grèves de 1890 témoignaient d’un niveau de conscience des ouvriers bien plus élevé. Les grèves étaient bien mieux organisées et posaient des revendications précises. Mais la conscience de classe dont faisaient preuve les ouvriers dans ces luttes était de nature syndicale plutôt que social-démocrate. Autrement dit, les grèves n’avançaient pas de revendications à caractère politique ; les ouvriers n’y montraient pas une conscience de la nature profonde et irréconciliable du conflit entre eux et l’ordre politique et socio-économique établi. Bien plutôt, les ouvriers ne cherchaient qu’à améliorer leur situation dans le cadre du système social existant.

Cette limitation était inévitable dans le sens que le mouvement spontané de la classe ouvrière ne pouvait développer par lui-même, « spontanément », une conscience sociale-démocrate, c’est-à-dire révolutionnaire. C’est alors que Lénine avance l’argument qui a suscité tant d’attaques. Il écrit :

Les ouvriers, avons- nous dit, ne pouvaient pas avoir encore la conscience sociale-démocrate. Celle-ci ne pouvait leur venir que du dehors. L’histoire de tous les pays atteste que, par ses seules forces, la classe ouvrière ne peut arriver qu’à la conscience trade-unioniste, c’est-à-dire à la conviction de la nécessité de s’unir en syndicats, de lutter contre les patrons, d’exiger du gouvernement l’adoption de lois nécessaires aux ouvriers, etc. La doctrine socialiste, elle, est née des théories philosophiques, historiques, économiques élaborées par les représentants instruits des classes possédantes, par les intellectuels. Les fondateurs du socialisme scientifique contemporain, Marx et Engels, étaient eux-mêmes, par leur situation sociale, des intellectuels bourgeois. De même en Russie, la doctrine théorique de la social-démocratie se constitua d’une façon tout à fait indépendante de la croissance spontanée du mouvement ouvrier ; elle y fut le résultat naturel, inéluctable du développement de la pensée chez les intellectuels révolutionnaires socialistes.[18]

Pour soutenir son interprétation du rapport entre le marxisme et la montée spontanée de la conscience syndicaliste, autrement dit bourgeoise de la classe ouvrière, Lénine cite l’ébauche de programme du Parti social-démocrate autrichien et les commentaires qu’il inspira à Karl Kautsky :

Le projet porte : ‘Plus le prolétariat augmente du fait du développement capitaliste, plus il est contraint et plus il a la possibilité de lutter contre le capitalisme. Le prolétariat vient à la conscience’ de la possibilité et de la nécessité du socialisme. Par suite, la conscience socialiste serait le résultat nécessaire, direct, de la lutte de classe prolétarienne. Ce qui est absolument faux. Comme doctrine, le socialisme a évidemment ses racines dans les rapports économiques actuels au même degré que la lutte de classe du prolétariat ; autant que cette dernière, il procède de la lutte contre la pauvreté et la misère des masses, engendrées par le capitalisme. Mais le socialisme et la lutte de classe prennent naissance chacun de son côté et non l’un de l’autre, ils prennent naissance à partir de conditions préalables différentes. La conscience socialiste d’aujourd’hui ne peut surgir que sur la base d’une profonde connaissance scientifique. En effet, la science économique contemporaine est autant une condition de la production socialiste que, par exemple, la technique moderne, et malgré tout son désir, le prolétariat ne peut créer ni l’une ni l’autre ; toutes deux surgissent du processus social contemporain. Or, la science a pour véhicule non le prolétariat, mais les intellectuels bourgeois (souligné par K. K.) : c’est en effet dans le cerveau de représentants de cette catégorie qu’est né le socialisme contemporain, et c’est par eux qu’il a été communiqué aux prolétaires intellectuellement les plus évolués, qui l’introduisent ensuite dans la lutte de classe du prolétariat là où les conditions le permettent. Ainsi, la conscience socialiste est un élément introduit du dehors (Von Aussen Hineingetragenes) dans la lutte de classe du prolétariat, et non quelque chose qui en surgit spontanément (urwüchsig). Aussi le vieux programme de Hainfeld disait-il très justement que la tâche de la social-démocratie est d’introduire dans le prolétariat (littéralement : de saturer le prolétariat) la conscience de sa situation et la conscience de sa mission. Point ne serait besoin de le faire si cette conscience émanait naturellement de la lutte de classe.[19]

Lénine tire de ce passage la conclusion suivante :

Puisqu’il est à exclure que les masses ouvrières élaborent d’elles-mêmes, dans le cours même de leur mouvement, leur propre idéologie, le problème se pose uniquement ainsi : idéologie bourgeoise ou idéologie socialiste. Il n’y a pas de milieu (car l’humanité n’a pas élaboré de « troisième » idéologie ; et d’ailleurs, dans une société déchirée par les contradictions de classe, il ne saurait jamais y avoir d’idéologie en dehors ou au-dessus des classes). C’est pourquoi toute mésestime, toute mise à l’écart de l’idéologie socialiste se traduit du même coup par un renforcement de l’idéologie bourgeoise. On parle de spontanéité. Mais le développement spontané du mouvement ouvrier aboutit justement à le subordonner à l’idéologie bourgeoise, il s’effectue justement selon le programme du Credo, car le mouvement ouvrier spontané, c’est le trade-unionisme, la Nur-Gewerkschaftlerei ; et le trade-unionisme n’est que l’asservissement idéologique des ouvriers par la bourgeoisie. C’est pourquoi notre objectif, l’objectif de la social-démocratie, est de combattre la spontanéité, de détourner le mouvement ouvrier de cette tendance spontanée qu’a le trade-unionisme à se réfugier sous l’aile de la bourgeoisie, pour l’attirer sous l’aile de la social-démocratie révolutionnaire.[20]

Ces passages ont été maintes fois dénoncés comme l’expression caractéristique de « l’élitisme » bolchévique qui, de plus, contenait les germes de sa future évolution totalitaire.[21] Dans un livre intitulé The Seeds of Evil (Les graines du mal), Robin Blick évoquela dernière phrase citée ci-dessus (dans laquelle Lénine écrit que les syndicalistes aspiraient à se mettre sous l’aile de la bourgeoisie), qu’il traite de « formule absolument extraordinaire chez quelqu’un d’habitude si préoccupé à se poser en défenseur de ‘l’orthodoxie’ et égalant par son audace les révisions du marxisme alors entreprises par le social-démocrate Eduard Bernstein.… Marx et Engels n’avaient jamais développé dans leurs écrits une doctrine détaillée de l’élitismepolitique et de la manipulation organisationnelle ».[22]

Kolakowski attaque Que faire ?

Le philosophe universitaire Leszek Kolakowski élabore considérablement cet argument dans son livre bien connu en trois tomes, Main Currents of Marxism (Histoire du marxisme), publié en 1978. Il rejette comme une « innovation » l’affirmation de Lénine que les mouvements ouvriers spontanés ne peuvent développer une idéologie socialiste, et qu’ils doivent par conséquent avoir une idéologie bourgeoise. Kolakowski considère comme plus inquiétant encore son corollaire, que les mouvements ouvriers prennent par nécessité un caractère bourgeois à moins d’être dirigés par un parti socialiste.

Une deuxième conclusion s’impose alors : le mouvement ouvrier au sens propre, c’est-à-dire le mouvement politique et révolutionnaire, se définit non par le fait qu’il est un mouvement d’ouvriers, mais par le fait qu’il détient l’idéologie « correcte », c’est-à-dire marxiste, et donc, par définition, « prolétarienne ». Autrement dit, la composition de classe du parti révolutionnaire ne joue aucun rôle dans la définition de son caractère de classe… [23]

Kolakowski fait encore quelques commentaires sournois et se moque de la prétention que le parti « sait quel est l’intérêt ‘historique’ du prolétariat, et quelle doit être la conscience véritable du prolétariat, dont la conscience réelle est en général fort éloignée. »[24] Il trouve de telles remarques très astucieuses ; elles démasquent selon lui la suffisance absurde d’un petit parti politique qui estime que son programme articule les intérêts de la classe ouvrière, même si la masse des ouvriers n’accepte ni ne comprend ce programme. Mais les arguments de cette sorte ne semblent astucieux qu’à condition de ne pas les regarder de trop près.

Si l’argument de Kolakowski est juste, quel besoin y a- t- il d’un parti politique pour la classe ouvrière, ou même pour la bourgeoisie d’ailleurs ? Après tout, n’est-il pas vrai que tous les partis politiques et leurs chefs prétendent articuler les intérêts de vastes groupes sociaux et parler en leur nom ? Si on prend l’histoire de la bourgeoisie, ses intérêts de classe ont été identifiés, définis et articulés par des partis politiques dont les chefs ont souvent dû travailler comme petite fraction dans l’opposition et même clandestinement, jusqu’à ce qu’ils aient convaincu leur classe ou du moins ses éléments les plus importants, de la justesse de la perspective et du programme pour lesquels ils luttaient.

Le puritanisme a existé comme tendance politico-religieuse en Angleterre pendant un demi-siècle avant d’émerger comme la tendance dominante de la bourgeoisie montante et de remporter la victoire contre la monarchie des Stuart dans la révolution dirigée par Cromwell. Cent cinquante ans plus tard, les Jacobins, le parti politique des partisans de Rousseau, émergèrent des luttes de faction acharnées qui eurent lieu de 1789 à 1792 entre la bourgeoisie et la petite-bourgeoisie, pour prendre la direction de la Révolution française. On trouverait des exemples tout aussi pertinents dans l’histoire américaine, de la période prérévolutionnaire jusqu’à nos jours.

Il est possible que la politique qui exprime les intérêts « objectifs » d’une classe – qui identifie et formule en un programme les moyens d’établir les conditions nécessaires à l’avancement politique, social et économique d’une classe particulière – soit incomprise de la majorité ou d’une portion importante de cette classe à un moment donné. L’histoire devait montrer de façon probante que l’abolition de l’esclavage avait permis la consolidation de l’État national américain et une énorme accélération de la croissance industrielle et économique du capitalisme. Et pourtant les abolitionnistes, l’avant-garde politique de la lutte contre l’esclavage, ont dû livrer pendant des décennies un combat farouche contre l’énorme résistance de ceux qui, dans la bourgeoisie des États du Nord, redoutaient une confrontation avec le Sud et s’y opposaient. Le petit nombre des abolitionnistes comprenait bien mieux que la vaste majorité des hommes d’affaires, marchands, fermiers, et au demeurant des ouvriers urbains du Nord, ce qui favoriserait au mieux le développement à long terme de l’État national américain et du capitalisme nordiste. Bien sûr, les abolitionnistes du début du 19e siècle n’expliquaient pas leur programme et leurs actions en termes de classe aussi explicites. Mais ils exprimaient néanmoins, dans un langage propre à leur époque, les intérêts de la bourgeoisie montante du Nord tels que les entendaient les membres les plus clairvoyants de cette classe.

Le Parti démocrate de Roosevelt est un exemple plus récent de parti politique luttant pour les intérêts objectifs de la bourgeoisie en opposition à une grande partie de cette classe. Roosevelt représentait une faction de la bourgeoisie américaine, nettement minoritaire, convaincue qu’il était impossible de sauver le capitalisme américain sans de profondes réformes sociales et d’importantes concessions à la classe ouvrière.

Permettez-moi encore d’observer que les élites dirigeantes utilisent les services de centaines de milliers de spécialistes en politique, sociologie, économie, affaires internationales, etc., pour les aider à comprendre quels sont leurs intérêts. Bien qu’il soit, comme je l’expliquerai, bien plus facile pour le bourgeois moyen que pour l’ouvrier moyen de percevoir quels sont ses intérêts, la formulation de la politique de la classe dirigeante ne peut jamais être un reflet de ce que pense l’homme d’affaires « moyen » ou même du PDG multimillionnaire « moyen ».

L’affirmation de Kolakowski que la conception de Lénine du rapport entre le parti socialiste et le développement de la conscience était étrangère au marxisme n’est possible que parce qu’il ignore ce que Marx et Engels ont écrit à ce sujet. Ceux-ci expliquent en 1844 dans La Sainte Famille que dans la formulation du programme socialiste

Il ne s’agit pas de savoir quel but tel ou tel prolétaire, ou même le prolétariat tout entier, se représente momentanément. Il s’agit de savoir ce que le prolétariat est et ce qu’il sera obligé historiquement de faire, conformément à cet être. Son but et son action historique lui sont tracés, de manière tangible et irrévocable, dans sa propre situation, comme dans toute l’organisation de la société bourgeoise actuelle.[25]

Une critique postmoderniste de Lénine

Le passage ci-dessus est cité dans un autre livre attaquant Que faire ?, non pas comme Kolakowski pour discréditer seulement Lénine. L’historien anglais Neil Harding prétend lui, que Lénine était un marxiste orthodoxe. Les idées avancées dans Que faire ? sont basées sur ce que Marx avait lui-même écrit dans La Sainte Famille. Selon Harding,

Le rôle privilégié réservé à l’intelligentsia socialiste dans l’organisation et l’articulation des revendications du prolétariat et la direction de sa lutte, loin d’être une déviation léniniste du marxisme, est central à l’arrogance du marxisme en soi. Marx (et tous les marxistes qui l’ont suivi) devait affirmer qu’il avait une conscience plus profonde des intérêts et des objectifs à long terme de la classe ouvrière que ne pouvaient en avoir aucun prolétaire ou groupe de prolétaires.[26]

Malgré la contradiction apparente entre l’affirmation de Kolakowski que Lénine avait révisé Marx et celle de Harding que Lénine se fondait sur Marx, leurs dénonciations de Que faire ? découlent toutes deux du rejet de la notion que la conscience socialiste doit être introduite dans la classe ouvrière par un parti politique, et qu’un parti peut affirmer que son programme représente les intérêts de la classe ouvrière. L’affirmation marxiste de l’existence de la vérité objective provient selon lui d’un engouement pour les sciences, de la croyance que le monde est objectivement connaissable et gouverné par des lois, « et de ce que le savoir systématique et généralisé (ou ‘objectif’) était privilégié par rapport au savoir ‘subjectif’ transmis par l’expérience immédiate ».[27] Harding critique la conception marxiste que la vérité objective doit être considérée comme autre chose que le résultat de sondages, et même comme y étant opposée. Il écrit :

Le léninisme est entièrement l’enfant du marxisme pour ce qui est des fondations essentielles de sa théorie du parti. Il se fonde sur une prétention similaire à détenir un type spécial de connaissance, et une affirmation similairement arrogante que la cause prolétarienne ne peut pas être découverte simplement en faisant un sondage parmi les travailleurs.[28]

Dans le jargon postmoderniste si à la mode de nos jours parmi les universitaires ex-gauchisants où la connaissance scientifique est simplement redéfinie comme un type de discours « privilégié » ayant réussi, pour des raisons n’ayant rien à voir avec la qualité de son contenu, à affirmer sa supériorité sur toutes les autres formes d’expression moins culturellement favorisées, Harding refuse ce qu’il appelle « la vague notion de l’immanence historique » à laquelle souscrivaient et Marx et Lénine, la notion qu’« une étude rigoureuse du développement de la société pourrait révéler certaines tendances qui, une fois établies et prédominantes, poussaient les hommes à agir d’une certaine façon ».[29]

Les conceptions philosophiques qui sous-tendent Que faire ?

Nous arrivons à la question théorique et philosophique centrale qui sous-tend non seulement le concept léniniste du rôle du parti, mais aussi de l’ensemble du projet marxiste. Si, comme le soutient Harding, les perceptions et les opinions développées par les ouvriers sur la base de leur expérience immédiate sont aussi valables et légitimes que le savoir acquis grâce à une compréhension des lois du développement social, alors les travailleurs n’ont aucun besoin d’un parti politique qui tente d’aligner leur pratique sur les tendances suivant ces lois et dévoilées par la science. Permettez-moi de remarquer que l’on peut, en suivant l’argumentation de Harding, nier la nécessité d’une science quelle qu’elle soit. La science part de la distinction entre la réalité telle qu’elle se manifeste dans la perception sensorielle immédiate et la réalité telle qu’elle apparaît à travers un long et complexe processus d’analyse et d’abstraction théorique.

La principale question à laquelle nous sommes confrontés est celle-ci : la réalité sociale objective, en supposant que cette réalité existe (ce qui pour beaucoup d’universitaires est discutable), peut-elle être comprise par des travailleurs individuels ou l’ensemble de la classe ouvrière sur la base de l’expérience immédiate ? C’est une question à laquelle Lénine consacra beaucoup de temps, quelques années plus tard surtout, lorsqu’il écrivit son traité théorique Matérialisme et empiriocriticisme. Il y explique :

Dans toutes les formations sociales plus ou moins complexes, et surtout dans la formation sociale capitaliste, les hommes, lorsqu’ils entrent en rapport les uns avec les autres, n’ont pas conscience des relations sociales qui s’établissent entre eux, des lois présidant au développement de celles-ci, etc. Exemple : le paysan qui vend son blé, entre en « rapport » avec les producteurs mondiaux du blé sur le marché mondial, mais sans s’en rendre compte ; il ne se rend pas compte non plus des relations qui s’établissent à la suite de ces échanges. La conscience sociale reflète l’existence sociale, telle est la doctrine de Marx. L’image peut refléter plus ou moins fidèlement l’objet, mais il est absurde de parler ici d’identité.[30]

… Tout producteur pris à part se rend compte, dans l’économie mondiale, qu’il introduit telle modification dans la technique de la production ; tout propriétaire se rend compte qu’il échange tels produits contre d’autres, mais ces producteurs et ces propriétaires ne se rendent pas compte qu’ils modifient par-là l’existence sociale. Soixante-dix Marx ne suffiraient pas à embrasser l’ensemble de toutes les modifications de cet ordre dans toutes les branches de l’économie capitaliste mondiale. L’essentiel, c’est qu’on a découvert les lois et déterminé dans les grandes lignes le développement historique et la logique objective de ces modifications, – objective non pas certes en ce sens qu’une société d’êtres conscients, d’êtres humains puisse exister et se développer indépendamment de l’existence des êtres conscients (par sa « théorie », Bogdanov ne fait que souligner ces bagatelles, et pas davantage), mais en ce sens que l’existence sociale est indépendante de la conscience sociale. Le fait que vous vivez, que vous exercez une activité économique, que vous procréez et que vous fabriquez des produits, que vous les échangez, détermine une succession objectivement nécessaire d’événements, de développements, indépendante de votre conscience sociale qui ne l’embrasse jamais dans son intégralité. La tâche la plus noble de l’humanité est d’embrasser cette logique objective de l’évolution économique (évolution de l’existence sociale) dans ses traits généraux et essentiels, afin d’y adapter aussi clairement et nettement que possible, avec esprit critique, sa conscience sociale et la conscience des classes avancées de tous les pays capitalistes.[31]

Dans quelle mesure les gens qui se rendent au travail sont-ils conscients du vaste entrelacement mondial de relations économiques dont leur emploi n’est qu’une infime parcelle ? On peut supposer que le travailleur même le plus intelligent n’aurait qu’une très vague idée du rapport qui existe entre son emploi ou sa société et les processus complexes de la production transnationale moderne et de l’échange de biens et de services. L’ouvrier individuel n’est pas plus en mesure de pénétrer les mystères de la finance capitaliste internationale, le rôle des fonds d’investissement spéculatifs, les voies secrètes et souvent impénétrables (même pour les experts) par lesquelles on transfère chaque jour à travers les frontières internationales des dizaines de milliards de dollars d’actifs financiers. Les réalités de la production, de l’échange et de la finance capitalistes modernes sont si complexes que les dirigeants politiques et économiques dépendent des analyses et des conseils de grands centres de recherche, le plus souvent divisés entre eux quant au sens à donner aux informations dont ils disposent. Mais le problème de la conscience de classe ne se limite pas au problème évident de l’assimilation et de la maîtrise des phénomènes complexes de la vie moderne. A un niveau plus fondamental, la nature précise du rapport social entre un travailleur et son employeur, sans même parler du rapport de la classe ouvrière toute entière avec la bourgeoisie, ne peut être comprise au niveau de la perception sensible et de l’expérience immédiate.

Même les ouvriers et les ouvrières convaincus de leur propre exploitation ne peuvent, sur la base de leurs dures expériences personnelles, percevoir le mécanisme socio-économique sous-jacent de cette exploitation. De plus, le concept de l’exploitation est difficile à saisir, et encore plus à déduire directement du sentiment instinctif d’être mal payé. L’ouvrier qui remplit une demande d’emploi ne perçoit pas qu’il offre de vendre sa force de travail ou que la propriété unique de cette force de travail est de produire une valeur supérieure au prix (le salaire) auquel elle a été achetée, et que le profit provient de la différence entre le coût de la force de travail et la valeur qu’elle crée.

Le travailleur n’est pas non plus conscient que lorsqu’il achète une marchandise pour une certaine somme, l’essence de cet échange est une relation non entre des choses (un manteau ou une autre marchandise contre une somme d’argent précise) mais entre des personnes. En fait, il ne comprend pas la nature de l’argent, ni comment il est devenu historiquement l’expression de la forme-valeur ou comment il sert à masquer, dans une société où la production et l’échange de marchandises sont devenus universels, les relations sous-jacentes de la société capitaliste.

Ce dernier point pourrait servir d’introduction générale à la fondation théorique-épistémologique du livre le plus important de Marx, Le Capital. Dans la conclusion du premier chapitre du tome I, Marx introduit sa théorie du fétichisme de la marchandise qui explique la source de la mystification des relations sociales à l’intérieur de la société capitaliste, c’est-à-dire la raison pour laquelle, dans ce système économique particulier, les rapports entre personnes apparaissent nécessairement comme des rapports entre objets. Il n’est pas et ne peut pas être clair pour le travailleur, sur la base de la perception sensible ou de l’expérience immédiate, que la valeur d’une marchandise donnée est la cristallisation de la somme de travail humain abstrait dépensée à sa production. La découverte de l’essence de la forme-valeur représente un jalon historique de la pensée scientifique. Sans cette découverte, on n’aurait pu comprendre ni les fondations socio-économiques de la lutte des classes ni leurs implications révolutionnaires.

Le travailleur a beau ne pas aimer les conséquences sociales du système dans lequel il vit, il n’est en mesure de saisir, sur la base de l’expérience immédiate, ni ses origines, ni ses contradictions internes, ni le caractère historiquement limité de son existence. La compréhension des contradictions du mode capitaliste de production, du rapport d’exploitation entre le capital et le travail salarié, de l’inévitabilité de la lutte des classes et de ses conséquences révolutionnaires, s’est développée sur la base du travail scientifique véritable auquel le nom de Marx sera toujours associé. Les connaissances tirées de cette science et la méthode d’analyse par laquelle elles furent acquises et développées doivent être introduites dans la classe ouvrière. C’est la tâche du parti révolutionnaire.

Si Lénine était élitiste, il faudrait en dire autant de tous ceux qui ont lutté au nom de la vérité scientifique contre les multiples manifestations de l’obscurantisme. Thomas Jefferson n’a-t-il pas écrit qu’il avait juré une opposition éternelle à toute forme d’ignorance et de tyrannie asservissant l’esprit humain ? On pourrait à juste titre accuser d’élitisme ceux qui dénigrent l’éveil spirituel de la classe ouvrière et s’y opposent, la laissant à la merci de ses exploiteurs.

Penchons-nous finalement sur l’accusation suivante dirigée contre Lénine : l’accent qu’il mettait sur la nécessité de lutter contre les formes de conscience ouvrière générées spontanément par la société capitaliste, et son hostilité à l’opinion publique vulgaire formée sous le feu de la propagande des médias de masse, seraient « non démocratiques » et même « totalitaires ». Il y a à la base de cette accusation une forme de rancœur sociale profondément ancrée dans les intérêts de classe et les préjugés sociaux, une réaction aux efforts du mouvement socialiste pour créer une nouvelle forme non bourgeoise d’opinion publique où s’expriment les intérêts politiques et historiques réels de la classe ouvrière.

Il n’existe cependant pas de projet plus profondément démocratique que l’effort du mouvement marxiste pour développer la conscience de classe de la classe ouvrière. Lénine n’a pas « imposé » à la classe ouvrière son programme scientifiquement fondé. Tout son travail politique durant le quart de siècle ayant précédé les événements de 1917 visait à élever la pensée sociale des sections avancées de la classe ouvrière russe au niveau de la science. Et en cela, lui et le parti bolchévique ont réussi. En accomplissant cette tâche, Lénine apparaissait, selon John Reed, en « étrange chef populaire, chef par la seule puissance de l’esprit, … ayant le pouvoir d’expliquer des idées profondes en termes simples, d’analyser concrètement des situations et possédant la plus grande audace intellectuelle. »[32]

Lénine ne fut pas le premier à proclamer la nécessité d’apporter une conscience socialiste à la classe ouvrière. Ses dénonciations de la glorification de « l’élément spontané » par les économistes étaient certainement basées sur une lecture en profondeur du Capital de Marx et une compréhension de la manière dont le capitalisme, comme système de rapports de production établis entre personnes, dissimule les mécanismes d’exploitation ancrés dans la société. L’originalité de Lénine en tant que penseur politique n’est pas due à son insistance sur la nécessité d’introduire la conscience dans la classe ouvrière – concept largement accepté parmi les marxistes de toute l’Europe – mais par la constance et la persistance avec lesquelles il appliquait ce principe, et par les conclusions organisationnelles et politiques à long terme qu’il en tirait.

Les « révélations politiques » et la conscience de classe

Comment la conscience politique de la classe ouvrière devait-elle donc se développer ? La réponse apportée par Lénine demande à être étudiée avec soin. Pour les économistes, l’agitation ayant trait aux questions économiques « matérielles » et aux problèmes immédiats dans l’usine constituait le principal moyen de développer la conscience de classe. Lénine refusait explicitement l’idée qu’une véritable conscience de classe puisse se développer sur de telles bases économiques étroites. L’agitation sociale sur des préoccupations économiques limitées suffisait seulement à développer la conscience syndicale, c’est-à-dire la conscience bourgeoise de la classe ouvrière. Le développement de la conscience de classe révolutionnaire, insistait Lénine, exigeait que les socialistes concentrent leur agitation sur ce qu’il appelait des mises en accusation politiques.

Seules ces mises en accusation peuvent former la conscience politique et susciter l’activité révolutionnaire des masses. C’est donc là une des fonctions les plus importantes de la social-démocratie internationale tout entière, car même la liberté politique ne supprime nullement les révélations, elle en modifie seulement quelque peu la cible.[33]

En termes qui n’ont rien perdu de leur importance – ou plutôt qui ont gagné en importance dû au déclin ahurissant de la conscience socialiste à notre époque, Lénine écrivait :

La conscience de la classe ouvrière ne peut être une conscience politique véritable si les ouvriers ne sont pas habitués à réagir contre tous abus, toute manifestation d’arbitraire, d’oppression, de violence, quelles que soient les classes qui en sont victimes, et à réagir en social-démocrates et rien qu’en social- démocrates. La conscience des masses ouvrières ne peut être une véritable conscience de classe tant que les ouvriers n’ont pas appris, à partir des faits et événements concrets de l’actualité politique la plus immédiate, à observer chacune des autres classes sociales dans toutes les manifestations de la vie intellectuelle, morale et politique de ces classes, tant qu’ils n’ont pas appris à analyser et appliquer pratiquement en matérialistes tous les aspects de l’activité et de la vie de toutes les classes, catégories et groupes de la population. Quiconque concentre l’attention, la perspicacité et la conscience de la classe ouvrière uniquement ou même principalement sur cette classe elle-même, n’est pas un social-démocrate ; car la connaissance de la classe ouvrière par elle-même est inséparable de sa vision parfaitement claire des rapports entre toutesles classes de la société contemporaine, vision non point seulement… ou plutôt non point tant théorique que fondée sur l’expérience de la vie politique. Voilà pourquoi la prédication de nos ‘économistes’ en faveur de la lutte économique, présentée comme le moyen le plus largement utilisable pour entraîner les masses dans le mouvement politique, est aussi fondamentalement nuisible, aussi profondément réactionnaire dans ses conséquences pratiques.[34]

Lénine prévenait que les révisionnistes qui insistaient pour dire que la façon la plus rapide et la plus facile d’attirer l’attention des ouvriers et de gagner leur soutien était de se concentrer sur les questions économiques et liées à l’« entreprise » – et que la principale activité des socialistes devait se rapporter à la lutte économique quotidienne des ouvriers – n’apportaient en fait rien d’important, quant au développement de la conscience socialiste, au mouvement ouvrier spontané. En fait, ils n’agissaient pas en socialistes révolutionnaires, mais uniquement en syndicalistes. La tâche des socialistes n’était pas de parler aux ouvriers de ce qu’ils savaient déjà – des problèmes quotidiens relatifs au travail et à l’usine – mais plutôt de ce qu’ils ne pouvaient acquérir par leur expérience économique immédiate : le savoir politique.

« Vous autres intellectuels », faisait dire Lénine à un ouvrier, « ces connaissances, vous pouvez les acquérir … et il est de votre devoir de nous les fournir cent et mille fois plus abondamment que vous ne l’avez fait jusqu’ici, et non sous la seule forme de raisonnements, brochures et articles (auxquels il arrive souvent d’être – pardonnez-nous notre franchise ! – plutôt ennuyeux), mais obligatoirement celle de mises en accusations prises sur le vif et portant sur ce que notre gouvernement et nos classes dominantes font à l’heure présente dans tous les domaines de la vie ».[35]

Lénine ne conseillait pas l’indifférence et encore moins l’abstention, face aux luttes économiques de la classe ouvrière. Mais il s’opposait à une fixation nuisible de la part de socialistes sur de telles luttes, à leur tendance à limiter l’agitation et l’activité pratique aux questions économiques et aux luttes syndicales et à négliger les problèmes politiques critiques auxquels la classe ouvrière est confrontée en tant que force révolutionnaire dans la société. De plus, lorsque les socialistes intervenaient dans les luttes syndicales, leur véritable responsabilité, écrivait Lénine, était de « profiterdes lueurs de conscience politique que la lutte économique a fait pénétrer dans l’esprit des ouvriers pour élever ces derniers à la conscience politique social-démocrate ».[36]

J’ai consacré autant de temps à cette analyse de Que faire ? car nous n’avons pas seulement examiné là un livre écrit il y a plus de cent ans mais aussi la conception théorique du développement de la conscience socialiste dans la classe ouvrière sur laquelle repose le World Socialist Web Site.


[1]

V.I. Lenine, Œuvres : Tome 31(Éditions sociales, Paris, 1961), « La maladie infantile du communisme : Le Communisme de Gauche », pp. 19-20.

[2]

Max Eastman, La jeunesse de Trotsky (NRF Librairie Gallimard, Paris, 1929), pp. 125-126.

[3]

Parmi les œuvres les plus importantes de Plekhanov sur la philosophie marxiste on trouve : Le développement de la conception moniste de l’histoire, Essais sur l’histoire du matérialisme, Matérialisme et kantisme et Pour le soixantième anniversaire de la mort de Hegel.

[4]

Georges Plekhanov, Œuvres philosophiques, Tome 1, (Éditions du progrès, Moscou, 1974), p. 34.

[5]

Ibid., pp. 35-36.

[6]

V. I. Lénine, Œuvres complètes,Tome 1 (Éditions sociales, Paris, 1958), p. 320.

[7]

Ibid., p. 325.

[8]

V.I. Lénine, Œuvres complètes, Tome 4 (Éditions sociales, Paris, 1959), « Les objectifs immédiats de notre mouvement », p. 383.

[9]

Cité dans V.I Lénine, Œuvres complètes, Tome 4 (Éditions sociales, Paris 1959), « Protestation des social-démocrates de Russie », p. 177.

[10]

Ibid., p. 178.

[11]

V.I. Lénine, Œuvres complètes, Tome 4, (Éditions sociales, Paris, 1959), « Les objectifs immédiats de notre mouvement », p. 384.

[12]

Ibid., p. 57.

[13]

V.I. Lénine, Que Faire ?(Éditions sociales, Paris 1979), p. 19.

[14]

Ibid., pp. 44- 45.

[15]

Ibid., p. 46.

[16]

Ibid., p. 47

[17]

Ibid., p. 48.

[18]

Ibid., p. 56.

[19]

Ibid., pp. 70- 71.

[20]

Ibid., pp. 72- 73.

[21]

En 2006, un an après cette conférence, le chercheur indépendant Lars Lih publia une étude de 867 pages et une nouvelle traduction de Que Faire ? sous le titre de Lenin Rediscovered. L’ouvrage affirme que les sections de Que Faire ?dans lesquelles Lénine insiste sur le fait que la conscience socialiste doit être introduite dans la classe ouvrière sont des « passages scandaleux » qui ne devraient vraiment pas se trouver dans le livre et que Lénine les avait en quelque sorte inclus par accident. Le passage qui explique que la conscience socialiste doit être introduite dans la classe ouvrière, nous informe Lih, « était une addition de dernière minute motivée par certaines remarques de Kautsky publiées après que Lénine eut sérieusement commencé à travailler à Que Faire ? [Lenin Rediscovered (Brill, Boston, 2006), p. 655.] Lih affirme que Lénine n’a inclus le passage que parce qu’il « cherchait un endroit dans son brouillon où il pouvait invoquer l’autorité de Kautsky » [ibid., p. 637]. Anticipant les objections de ceux qui indiqueraient que le texte de Que Faire ? ne soutient pas sa thèse excentrique, Lih insiste pour dire qu’« on ne peut pas comprendre Lénine simplement en lisant Lénine » [Ibid., p. 21]. Il est remarquable que Lih ait écrit son énorme volume juste pour prouver que les passages les plus importants de Que Faire ? ne devraient pas s’y trouver !

[22]

Robin Blick, The Seeds of Evil and the Origins of Bolshevik Elitism (Steyne Publications, London 1995), p. 17. Traduit de l’anglais.

[23]

Leszek Kolakowski. Histoire du marxisme, Tome II : L’âge d’or de Kautsky à Lenine (Fayard, Paris, 1987), p. 444.

[24]

Ibid., p. 445.

[25]

Karl Marx et Friedrich Engels, La Sainte Famille (Éditions sociales, Paris, 1969), p. 48.

[26]

Neil Harding, Leninism (Duke University Press, Durham, 1996), p. 34. Traduit de l’anglais.

[27]

Ibid., p. 173.

[28]

Ibid., p. 174.

[29]

Ibid., p. 172.

[30]

« Matérialisme et empiriocriticisme », dans : V.I. Lénine, Œuvres complètes, Tome 14 (Éditions sociales, Paris, 1962), pp. 336- 337.

[31]

Ibid., pp. 338- 339.

[32]

John Reed, Dix jours qui ébranlèrent le monde (Éditions sociales internationales, Paris, 1927), p. 155.

[33]

V.I. Lénine, Que Faire ?,Éditions sociales, Paris 1979, pp. 118- 119

[34]

Ibid., p. pp. 119- 120

[35]

Ibid., p. 126

[36]

Ibid., p. 124.