Y avait-il une alternative au stalinisme ?

Conférence du 25 octobre 1995 à lʼUniversité de Glasgow.

Je tiens tout d’abord à remercier l’Institut des études russes et d’Europe orientale de cette invitation à parler à l’Université de Glasgow. Je ne suis pas historien de profession, mais l’étude de l’histoire est une condition nécessaire d’adhésion à la IVe Internationale. En fait, la IVe Internationale n’a jamais établi de séparation entre l’histoire et la politique. Cela a exposé les trotskystes à des critiques de toutes parts. Nos adversaires politiques sont indignés lorsque nous introduisons des questions historiques dans la politique contemporaine ; les historiens professionnels rejettent comme de la simple politique ce que nous avons à dire sur la Révolution russe et ses suites.

Je ne vois aucune possibilité de rapprochement avec nos adversaires politiques. Nos différends sur d’innombrables questions de programme reflètent d’une façon générale des conceptions très différentes de la relation existante entre l’expérience historique du mouvement ouvrier international et les problèmes et tâches actuels du mouvement socialiste. Mais je crois qu’il est tout à fait nécessaire de renouveler le dialogue et d’établir, autant que possible, une alliance intellectuelle active entre les marxistes qui se réclament de la révolution d’octobre et les historiens qui se consacrent, indépendamment de leurs opinions politiques personnelles, à l’étude scientifique de l’histoire russe et soviétique.

L’effondrement de l’Union soviétique a provoqué un flot de littérature pseudo-historique visant à montrer que la révolution et l’Union soviétique étaient le résultat d’une conspiration criminelle qui imposa à une population insuffisamment méfiante un dogme étranger et irréalisable. Ces études tendancieuses, traitées de magistrales par les comptes-rendus de la presse de l’establishment, proviennent généralement de deux écoles idéologiques étroitement apparentées. La première est celle des vieux anti-communistes de la guerre froide, représentée par des figures comme Richard Pipes (Université de Harvard) et Martin Malia (Université de Californie). La seconde est celle des staliniens reconvertis, c’est-à-dire d’anciens défenseurs ou même de hauts responsables de l’ancien régime soviétique ayant récemment découvert, lorsqu’ils y avaient intérêt, qu’ils étaient victimes du bolchévisme. Le principal représentant de cette école est le général Dmitri Volkogonov.

Dans sa récente biographie de Lénine, Volkogonov consacre plusieurs pages à la dispersion, en janvier 1918, de l’Assemblée constituante, un acte que le général présente comme l’un des principaux exemples du caractère criminel du bolchévisme. En dissolvant l’Assemblée constituante, Lénine se révélait être, selon Volkogonov, « un nouvel intellectuel de type marxiste, un fanatique utopique, s’arrogeant le droit de procéder à toute expérience pouvant favoriser l’objectif du pouvoir ». [1]

Quelque interprétation que l’on donne à l’événement en question, il faut reconnaître que la dissolution de l’Assemblée constituante ne coûta la vie à personne. Par contre, peu après avoir rédigé cette sévère critique de la moralité de Lénine, Volkogonov, devenu principal conseiller militaire de Boris Elstine, dirigea en octobre 1993 le bombardement du Parlement russe, la Maison Blanche, qui lui, fit plus de mille morts. Malgré les reproches qu’il fait à Lénine, Volkogonov semble fermement convaincu qu’il a le droit de faire des expériences. Tout dépend des intérêts de classe que défend le pouvoir au service duquel on les effectue.

L’école post-soviétique de falsification historique

Pipes, Malia et Volkogonov représentent différentes tendances de ce qu’on pourrait appeler la nouvelle école post-soviétique de falsification historique. C’est la tâche urgente de tout chercheur sérieux de la réfuter. Le but de cette école est non seulement de discréditer la Révolution russe, mais aussi de promouvoir un climat d’intimidation idéologique qui décourage effectivement tout examen véritablement scientifique des processus économiques, sociaux, politiques et culturels complexes dont l'interaction a déterminé le cours de la Révolution russe. Cette offensive a des conséquences d’une grande portée. En fin de compte, la cible de cette école de falsification historique est l’héritage tout entier des siècles de pensée et de lutte progressistes et révolutionnaires dont est issu le marxisme.

Avant qu’on m’accuse de dramatiser, permettez-moi de citer l’intervention du professeur Alexander Tchoudinov, membre de l’Académie russe des sciences de Moscou, lors du dix-huitième Congrès des sciences historiques, tenu fin août, début septembre 1995 à Montréal. Citant Saint-Mathieu et Saint-Augustin, Tchoudinov a amèrement dénoncé tout représentant de la pensée utopique qui soutiendrait la possibilité d’une solution laïque à la souffrance humaine. « Dieu seul, tonna Tchoudinov, peut éradiquer les vices et les défauts de cette vie, mais Il ne le fera qu’à la fin du monde ». Ces propos ont réellement été tenus lors d’un Congrès international des sciences historiques. « Le christianisme, proclama Tchoudinov, a libéré le peuple de l’illusion de pouvoir éliminer les problèmes sociaux et donc de pouvoir établir un gouvernement dépourvu de vices ».

Tchoudinov s’est plaint de la « déchristianisation de la pensée sociale et politique pendant la Renaissance, [qui] a fait revivre la tradition utopique de la philosophie ancienne ». Il s’en est furieusement pris à More et à Campanella avant d’arriver au Siècle des Lumières au cours duquel Rousseau, Mably, Diderot et, selon Tchoudinov, une foule d’autres moins distingués, ont fait tant de mal. Le terrible travail des rationalistes a permis la montée de Robespierre, ensuite de Marx et, bien sûr, de Lénine. Tchoudinov conclut enfin « qu’il est important de remarquer que les régimes totalitaires du vingtième siècle ont finalement été le résultat de la déchristianisation de la conscience publique dans les époques précédentes ». [2]

Tout ceci fut dit en présence de dizaines de professeurs, dont beaucoup se tortillaient de gêne. Et ils avaient raison d’être gênés. Les élucubrations de Tchoudinov-Raspoutine avaient leur place dans un synode de métropolitains de l’église russe orthodoxe, pas dans un congrès des sciences historiques. C'est un symptôme du déclin des normes intellectuelles que de telles sottises théologiques aient été prononcées depuis le podium d’un congrès de chercheurs, et encore plus triste qu’aucun historien ne se soit levé pour défier Tchoudinov.

Il y a une contradiction laissée inexpliquée dans les analyses proposées tant par les vieux anti-communistes de la guerre froide que par les staliniens reconvertis. D’une part, ils prêtent au marxisme un déterminisme historique rigide qui est, selon eux, la source théorique des tentatives faites par les bolchéviks pour imposer à la société russe une utopie irréalisable, contraire aux lois du marché. Mais ces farouches adversaires du « déterminisme » ont recours au déterminisme le plus extrême lorsqu’il s’agit d’interpréter l’histoire soviétique après 1917, qu’ils expliquent comme le résultat inévitable de l’idéologie bolchévique. Chaque épisode de l’histoire soviétique, nous dit-on, provient inévitablement de la révolution d’Octobre. Après avoir déposé Lénine à la Gare de Finlande en avril 1917, le train de l’histoire, réquisitionné par d’impitoyables marxistes, ne pouvait qu’emprunter une voie unique qui mena à la débâcle de 1991, avec des arrêts prévus à la Loubianka et à l’Archipel du Goulag.

Staline et sa peur de Trotsky

L’énoncé même du titre de cette conférence, « Y avait-il une alternative au stalinisme ? », montre à quel point cette interprétation a été largement acceptée. Le fait de poser la question semble suggérer que seule une réponse spéculative est possible. Tel n’est cependant pas le cas. L’étude de l’histoire de l’Union soviétique montre qu’il existait bien une alternative au stalinisme. A l’intérieur du Parti bolchévique, il y eut une opposition consciente et systématique à la montée de la bureaucratie et à son usurpation du pouvoir politique. L’opposition la plus importante fut celle qui se forma en 1923 sous la direction de Léon Trotsky. Une réponse à la question « Y avait-il une alternative au stalinisme ? » est que Staline et la bureaucratie soviétique étaient persuadés, eux, qu’il y en avait une. Trotsky et l’Opposition de gauche furent soumis à une répression aussi brutale qu’incessante. Toujours conscient de la nature douteuse de sa prétention à représenter la continuité du bolchévisme, Staline lui-même estimait que Trotsky représentait l’opposition politique la plus dangereuse pour son régime.

Une description très vivante de la peur que Staline avait de Trotsky se trouve, pour étonnant que cela soit, dans la biographie du dictateur soviétique publiée par Dmitri Volkogonov en 1987. En s’appuyant sur des pièces qu’il a découvertes dans la bibliothèque personnelle de Staline, Volkogonov trace le portrait d’un dictateur tout-puissant qui vivait dans la crainte d’un exilé isolé et apatride. Il rapporte que Staline gardait toutes les publications de Trotsky ou sur Trotsky dans une armoire spéciale de son bureau. Il avait souligné dans ses exemplaires d’innombrables passages et les avait remplis d’annotations venimeuses.

Trotsky n’était plus là, pourtant Staline en était venu à le haïr encore davantage dans son absence et le fantôme de Trotsky revenait fréquemment hanter l’usurpateur. Il en arriva à maudire sa décision de permettre à Trotsky de s’exiler à l’étranger. Il ne pouvait s’avouer qu’il avait alors craint Trotsky, mais il craignait certainement de penser à lui. Le sentiment qu’il ne pourrait jamais résoudre le problème de Leib Davidovich (il adressait ainsi Trotsky en pensée, utilisant la forme yiddish de Lev) débordait en haine violente. [3]

Volkogonov poursuit :

Staline craignait le spectre de Trotsky principalement parce que Trotsky avait créé sa propre organisation, la Quatrième internationale... Le spectre prenait une vengeance pire que ce que Staline aurait pu imaginer.

La pensée que Trotsky parlait non seulement pour lui-même, mais pour tous ses partisans muets et pour toute l’opposition à l’intérieur de l’URSS, était particulièrement pénible à Staline. Quand il lisait des œuvres de Trotsky telles que L’Ecole stalinienne de falsification, Lettre ouverte aux membres du Parti bolchévique, ou Le Thermidor stalinien, le Chef était quasi hors de lui...

Les œuvres complètes de Trotsky étaient éditées dans des dizaines de pays, et l’opinion mondiale y puisait son image de Staline, plutôt que dans les livres de Feuchtwanger ou Barbusse. [4]

Volkogonov n’a aucune sympathie pour la personnalité ou les idées politiques de Trotsky. Il abhorre l’idée que Trotsky représentait une alternative face à Staline. Il fait tout pour présenter les actions et les écrits de Trotsky sous le pire jour possible. Mais c’est cela même qui rend son récit de l’obsession de Staline pour les actions de son adversaire exilé d’autant plus significatif. A sa façon et sans le vouloir, cette description souligne la faiblesse criante de tant de volumes sur l’histoire soviétique dans lesquels Trotsky et l’Opposition de gauche sont traités de façon tout à fait sommaire.

La personnalité et le rôle politique de Léon Trotsky en tant que leader de la révolution d’octobre et plus grand adversaire marxiste du régime stalinien plane sur toutes les discussions relatives à l’histoire soviétique. Aujourd’hui il est encore celui qu’on ne peut à aucun prix nommer. La façon d’aborder Trotsky a toujours constitué un problème difficile pour les staliniens comme pour les historiens bourgeois antimarxistes. A l’intérieur de l’URSS, même après la mort de Staline et les révélations de Khroutchev, le régime ne pouvait permettre une évaluation honnête ni de ses activités ni de ses idées. De tous les dirigeants bolchéviques assassinés par Staline, Trotsky est le seul à ne pas avoir été réhabilité par le régime soviétique. Même lorsqu’en novembre 1987, à l’apogée de la glasnost, Gorbatchev, le leader soviétique, passa en revue dans un discours longtemps attendu 70 ans d’histoire soviétique, il dénonça violemment Trotsky, tout en ayant quelques paroles bienveillantes pour la contribution de Staline à la cause socialiste.

On comprend facilement pourquoi le rôle historique de Trotsky a donné tant de mal à la bureaucratie soviétique. Son œuvre est une mise en accusation irréfutable de tout le régime stalinien, résumée dans le titre de l’un de ses chefs-d’œuvre, La Révolution trahie.

En opposition aux conceptions des historiens antimarxistes, la lutte menée par Trotsky contre Staline défie implicitement la thèse que le régime totalitaire était l’expression nécessaire et authentique du bolchévisme. Si ces historiens n’ont pu ignorer Trotsky, ils ont généralement fait de leur mieux pour minimiser l’importance du combat politique qu’il a mené contre Staline. Un des historiens antimarxistes les plus connus est même allé plus loin. Je parle de l’étude importante, en trois volumes, du professeur Leszek Kolakowski, The Main Currents of Marxism. Il écrit :

De nombreux observateurs, y compris l’auteur de ce livre, estiment que le système soviétique tel qu’il s’est développé sous Staline constituait une continuation du léninisme et que l’Etat fondé sur les principes politiques et idéologiques de Lénine ne pouvait se maintenir que sous une forme stalinienne. [5]

Si le stalinisme représentait effectivement l’apothéose légitime et nécessaire des « principes politiques et idéologiques de Lénine », comment expliquer alors la lutte livrée par Trotsky et l’Opposition de gauche ? Kolakowski a anticipé l’objection et offre l’explication suivante :

Les trotskystes, et bien sûr Trotsky lui-même, ont jugé que son éloignement du pouvoir constituait un tournant historique, mais rien n’oblige à accepter ce point de vue et, comme nous allons le voir, il y a de bonnes raisons de soutenir que le « trotskysme » n’a jamais existé et a été inventé de toute pièce par Staline. Les désaccords entre Staline et Trotsky avaient une certaine réalité, mais ils étaient démesurément exagérés par la lutte pour le pouvoir personnel et n’ont jamais constitué deux théories indépendantes et cohérentes… En réalité, il n’existait entre les deux hommes aucune opposition politique fondamentale, et encore moins des désaccords théoriques. [6]

Cette affirmation de Kolakowski témoigne de la faillite intellectuelle et de l’indifférence cynique face aux faits historiques qui sont à la base de l’affirmation qu’il n’existait aucune alternative au stalinisme. Quelle crédibilité peut-on accorder à une thèse qui exige de croire l’incroyable : que la lutte qui a déchiré le Parti bolchévique et le mouvement communiste international pendant les années 1920 et 1930 ne représente, essentiellement, rien ? Que les massacres commandités par Staline, la destruction de tous ceux qui dans la société soviétique qui étaient soupçonnés, du fait de leur biographie politique ou de leurs intérêts intellectuels, d’avoir le moindre lien avec le trotskysme, que tout cela aurait eu lieu bien que le dictateur soviétique n’eût aucun désaccord politique ou théorique essentiel avec Trotsky ? Et en même temps, on nous demande de croire que Trotsky a écrit des milliers d’articles pour dénoncer le régime soviétique et qu’il a travaillé sans relâche pour construire un mouvement international dédié à sa chute seulement pour cacher son accord avec la politique de Staline ?

Le stalinisme était-il inévitable ?

Prenant comme point de départ une conclusion dictée par l’idéologie – que le régime stalinien représentait le résultat prédéterminé de la théorie et de la politique bolchévique – les adeptes de l’école post-soviétique de falsification ignorent les faits qui indiquent le contraire. Les normes professionnelles de ces chercheurs ont un niveau lamentablement bas. Et pourtant, l’argument sous-jacent garde une certaine force séductrice, même pour de nombreux étudiants qui n’ont aucune sympathie pour les préjugés idéologiques de l’école post-soviétique de falsification. Après tout, comment expliquer la transition de Lénine à Staline ? N’est-il pas vrai que peu d’années après avoir conquis le pouvoir, le régime bolchévique s’est transformé en une impitoyable dictature ? N’est-il pas logique de chercher les germes de cette transformation à l’intérieur du Parti bolchévique, et principalement dans son idéologie ?

Cet argument n’est pas nouveau. Dans les années 1930, au plus fort de la terreur stalinienne, alors même qu’on massacrait ses anciens camarades et que lui-même était poursuivi par les assassins de la GPU, Trotsky eut à maintes reprises affaire à l’accusation que lui-même, en tant que dirigeant de la révolution d’octobre, partageait la responsabilité des énormités du régime soviétique.

Il y répondait en attirant l’attention sur l’erreur fondamentale de méthodologie historique chez ses critiques. En cherchant à découvrir la source du stalinisme dans l’idéologie bolchévique – c’est-à-dire en appliquant la notion de péché originel à l’étude de la politique soviétique – les antimarxistes examinaient le bolchévisme comme s’il avait évolué dans un laboratoire aseptisé. Ils ne tenaient pas compte du fait que le Parti bolchévique, pour dynamique qu’il ait été, ne constituait qu’un élément parmi d’autres dans le vaste panorama social de la Révolution russe. S’il fut certainement le facteur politique décisif dans le développement de la Révolution, le Parti bolchévique ne la créa pas ab nihilo. Et même après sa conquête du pouvoir, le Parti bolchévique n’est pas pour autant devenu le seul déterminant de la réalité sociale. Son pouvoir s’est trouvé limité par une foule de facteurs historiques antécédents, pour ne pas mentionner l’interaction complexe des variables politiques et économiques internationales.

Le parti influençait autant qu’il subissait l’influence des conditions sociales auxquelles il était confronté en arrivant au pouvoir. Le Parti bolchévique pouvait, par décret, abolir la propriété privée des moyens de production, mais il ne pouvait pas anéantir mille ans d’histoire russe. Il ne pouvait pas abolir toutes les formes du retard social, économique, culturel et politique, héritage de nombreux siècles d’évolution historique de la Russie.

Tout être humain porte dans son ADN la matière génétique qui détermine le modèle général de son développement biologique. Mais même dans ce processus naturel, l’influence de conditions extérieures au corps humain, telle qu’une atmosphère viciée sous l’impact de l’industrie, joue un rôle non négligeable. Et si l’on considère le destin de chaque homme et chaque femme du point de vue de son existence en tant qu’animal social, nous savons que les conditions historiques dans lesquelles ils vivent peuvent exercer une influence tout-à-fait décisive même sur les conditions purement physiques de leur développement.

Si les anthropologues ne peuvent négliger dans le développement humain l’influence décisive de facteurs externes socialement déterminés, les historiens, eux, ne doivent pas tenter de traiter d’un phénomène politique aussi complexe que le Parti bolchévique comme si son évolution politique s’accomplissait suivant des instructions invisibles inscrites dans sa conception théorique générale.

Notre réfutation des métaphysiciens idéologiques de l’école post-soviétique de falsification historique n’exige pas de considérer le Parti bolchévique comme infaillible ou de nier la possibilité d’erreurs politiques imputables à Lénine et à Trotsky après la révolution d’octobre, comme l’interdiction des fractions dans le parti au Dixième congrès en 1921, et ayant contribué d’une façon ou d’une autre au développement de la bureaucratie et finalement à la consolidation de la dictature stalinienne. On pourrait même tirer la conclusion qu’il existait dans les conceptions et les formes organisationnelles du bolchévisme des éléments qui purent être et furent, dans certaines conditions, effectivement utilisés par Staline pour consolider un régime dictatorial. Mais cela valait, et c’est ici décisif, dans certaines conditions. Le bolchévisme renfermait des tendances divergentes. Mais leur développement ne peut être compris que dans le contexte du développement des contradictions économiques et sociales auxquelles était globalement confrontée la société soviétique.

Lorsqu’on étudie le rôle joué même par les figures de premier plan, il faut toujours tenir compte de la primauté des conditions objectives et des circonstances.

L’évolution politique de Staline

Il y a quelques années j’ai pu discuter à Moscou avec Ivan Vratchev, l’une des rares personnes à avoir été membre de l’Opposition de gauche dans les années 1920 – il avait signé la Déclaration d’opposition des 84 – et à avoir survécu à Staline. Il avait bien connu Trotsky et la plupart des autres chefs du Parti bolchévique, y compris Staline. Je demandai à Vratchev s’il avait remarqué quelque chose chez Staline qui aurait pu l’amener à croire qu’il serait capable d’ordonner l’extermination de camarades avec qui il avait travaillé étroitement pendant de nombreuses années.

Vratchev me répondit qu’il s’était souvent posé la question, mais qu’il ne se rappelait rien qui aurait pu le conduire à penser que Staline était capable de tels crimes. Il me raconta l’anecdote suivante. En 1922 il était sur le point de quitter Moscou pour une mission importante en province. Il souffrait de douleurs au côté, mais ne voulait pas demander à remettre son voyage. Avant son départ, Vratchev dut rencontrer Staline, chargé de l’organisation du parti. Il alla au Kremlin, où il passa en revue avec Staline les détails de son voyage imminent.

Au cours de la discussion, Staline se rendit compte que Vratchev ne se sentait pas bien. Il s’en alarma beaucoup et toute son expression semblait traduire une vraie sollicitude. Il dit à Vratchev qu’il était impensable de prendre de tels risques avec sa santé, lui ordonna de remettre son voyage et téléphona lui-même pour s’assurer que Vratchev serait vu par les meilleurs médecins du Kremlin. En fait, Vratchev dut être opéré. Evoquant cet épisode, Vratchev admit la possibilité que Staline se préoccupait simplement d’étendre sa machine administrative. Mais il en retira l’impression que Staline était alors capable d’éprouver et d’exprimer d’authentiques sentiments humains.

Staline a commis des crimes monstrueux. Il est difficile de croire que sa personnalité ne recélait pas des éléments psychologiques latents le rendant capable d’ordonner des massacres. Mais même dans le cas de Staline, ces tendances pathologiques et criminelles ne sont remontées à la surface pour prendre une forme particulièrement repoussante que sous l’effet d’un ensemble défini de conditions objectives. A cet égard, il convient de noter une observation faite par Trotsky à la fin des années trente. Si Staline, écrivit-il, avait prévu le résultat de son combat avec l’Opposition de gauche, il ne l’aurait pas entrepris même en sachant à l’avance qu’il arriverait au pouvoir absolu.

Il est ironique que son manque de prévoyance fût l’un des principaux avantages de Staline dans sa lutte contre ses adversaires. A l’aise dans son propre pragmatisme, Staline ne s’embarrassait pas du type de considérations de principe basées sur une analyse théorique sérieuse, qui jouaient chez Trotsky un rôle si important dans le choix des alternatives politiques. Staline écartait comme dénuées de tout fondement les mises-en-garde de l’Opposition que sa politique intérieure et internationale mènerait au désastre. Un passage d’une lettre à Molotov, récemment publiée et datée du 19 juin 1926, en dit long sur Staline. « Je ne m’inquiète pas des affaires économiques, écrit-il, Rykov pourra s’en charger. L’opposition marque absolument zéro point sur les affaires économiques ». [7]

Telle était l’évaluation privée de Staline de l’importance globale d’une question dont dépendait le sort de l’Union Soviétique. Elle valait « zéro point ». Staline ne pouvait pas imaginer que l’accumulation de contradictions dans l’économie soviétique sous le régime de la NEP le frapperait un jour en plein visage et le mènerait à adopter peu après la politique irresponsable, meurtrière et désespérée de la collectivisation de masse.

Le contexte international de la révolution d’Octobre

Le lien étroit entre les luttes du prolétariat russe et celles de la classe ouvrière internationale (européenne surtout) est essentiel et pour les « Thèses d’avril » de Lénine et pour la perspective de la Révolution permanente de Trotsky. Ni Lénine ni Trotsky ne concevait la révolution d’octobre en termes essentiellement nationaux. Ils comprenaient et justifiaient le renversement du Gouvernement provisoire comme le début d’une résolution par le prolétariat international des contradictions capitalistes mondiales qui s’étaient révélées pendant la Première Guerre mondiale. Cette perspective n’avait rien en commun avec l’objectif d’établir un système socialiste autonome à l’intérieur des frontières d’une Russie économiquement arriérée. Ce ne fut qu’à l’automne 1924, plusieurs mois après la mort de Lénine, que Boukharine et Staline lancèrent l’idée que le socialisme pouvait être construit sur une base nationale, dans un seul pays.

Cela avait été jusque-là une donnée axiomatique du marxisme que la survie du gouvernement bolchévique, pour ne pas parler du développement d’une économie socialiste, dépendait de la victoire des révolutions socialistes en Europe de l’ouest. On croyait ardemment que la conquête du pouvoir par la classe ouvrière dans les pays capitalistes avancés fournirait à la Russie soviétique les ressources financières, technologiques et industrielles essentielles à sa survie.

On pouvait argumenter – ce fut le point de vue des menchéviks et de leurs alliés sociaux-démocrates européens – que les bolchéviks étaient fous de mener une lutte pour le pouvoir en misant sur des révolutions internationales éloignées. Il faut relever cependant que Rosa Luxembourg, dont l’attitude envers Lénine ne manquait pas d’être critique, estimait précisément cet aspect du bolchévisme digne de tous les éloges. En 1918 elle écrivait :

Les destinées de la révolution en Russie dépendaient intégralement des événements internationaux. En misant à fond sur la révolution mondiale du prolétariat, les bolcheviks ont précisément donné la preuve éclatante de leur intelligence politique, de la fermeté de leurs principes, de l’audace de leur politique. [8]

Luxembourg n’était guère optimiste quant aux chances du gouvernement bolchévique, pas plus qu’elle n’approuvait de nombreux aspects de la politique menée par les bolchéviks après leur arrivée au pouvoir. Mais il ne lui vint jamais à l’esprit de suggérer que les bolchéviques n’auraient pas dû prendre le pouvoir ou que leurs erreurs politiques étaient l’expression d’un quelconque fanatisme utopique. Alors même qu’elle attaquait la suppression de la démocratie et le recours excessif à la terreur, sa condamnation morale ne s’adressait pas aux bolchéviks mais aux sociaux-démocrates allemands qui, par leur trahison des principes révolutionnaires et leur soutien de la politique de guerre du gouvernement allemand, y compris l’occupation de vastes pans de la Russie, avaient mis le gouvernement soviétique dans une si terrible situation.

Ce serait réclamer l’impossible de Lénine et de ses amis que de leur demander encore dans de telles conditions de créer, comme par magie, la plus belle des démocraties, la plus exemplaire des dictatures du prolétariat, une économie socialiste florissante….

…. Nous sommes tous soumis à la loi de l’histoire et l’on ne peut introduire l’ordre socialiste qu’à l’échelle internationale. Les bolcheviks ont montré qu’ils pouvaient faire tout ce qu’un parti vraiment révolutionnaire est capable d’accomplir dans les limites des possibilités historiques. Qu’ils ne cherchent pas à faire des miracles ! Car une révolution prolétarienne exemplaire et parfaite dans un pays isolé, épuisé par la guerre mondiale, écrasé par l’impérialisme, trahi par le prolétariat international serait un miracle. [9]

Et elle conclut ainsi :

Ce qui importe, c’est de distinguer, dans la politique des bolcheviks, l’essentiel de l’accessoire, la substance du fortuit. En cette dernière période où les luttes finales décisives nous attendent dans le monde entier, le problème le plus important du socialisme a été et est encore précisément la question brûlante de l’actualité, non pas telle ou telle question de détail de la tactique mais la combativité du prolétariat, l’énergie des masses, la volonté du socialisme de prendre le pouvoir en général. A cet égard, Lénine, Trotski et leurs amis ont les premiers, par leur exemple, ouvert la voie au prolétariat mondial, ils sont jusqu’à présent encore les seuls qui puissent s’écrier comme Hutten : « J’ai osé » ! [10]

Comme ces paroles sont revigorantes, même après quatre-vingts ans ! Elles témoignent du fait que les socialistes les plus conscients de l’époque comprenaient que l’isolement de la Révolution russe constituait le plus grand danger pour sa survie.

Les défaites subies par la classe ouvrière en Europe à la suite de la Première Guerre mondiale, principalement en Allemagne, sont la cause principale de la dégénérescence du régime soviétique. L’isolement de la Russie soviétique modifia profondément le rapport de forces qui avait rendu possible la prise de pouvoir des bolchéviks. Il ne s’agit pas d’un problème théorique, mais d’une réalité physique. La principale base sociale de la révolution d’Octobre avait été une classe ouvrière petite, mais stratégiquement bien positionnée. La crise du bolchévisme ne se comprend qu’en tenant compte de l’impact de la guerre civile sur la classe ouvrière.

Le coût de la guerre civile

Dans ses écrits sur les causes de la dégénérescence du Parti bolchévique, Trotsky rappelle souvent l’épuisement physique et spirituel de la classe ouvrière à la fin de la guerre civile, en 1921. Les livres publiés récemment par des historiens sérieux – dont les œuvres sont, comme on peut s’y attendre, peu connues du grand public – fournissent une documentation importante quant à l’ampleur de la catastrophe à laquelle était confronté le gouvernement soviétique.

Dans une étude de valeur, intitulée Soviet State and Society Between Revolutions, 1918-1929, le Professeur Lewis Siegelbaum de la Michigan State University cite des statistiques relatives au rétrécissement de la classe ouvrière au cours de la guerre civile. Quand la révolution se produisit, on dénombrait 3,5 millions d’ouvriers travaillant dans des usines de plus de seize ouvriers. Ce chiffre tomba à deux millions en 1918 et à 1,5 million à la fin de 1920.

Les pertes les plus sérieuses se produisirent dans les grands centres industriels. En janvier 1917, on comptait à Pétersbourg 406.000 ouvriers d’industrie. Au milieu des années 1920, ce chiffre était tombé à 123.000. En plus de ce déclin numérique, l’importance du prolétariat avait également diminué proportionnellement à l’ensemble de la population de la ville.

Moscou perdit environ 100.000 ouvriers entre 1918 et 1920 ; au cours de la même période, le nombre d’ouvriers et de mineurs chuta de 340.000 à 155.000 dans l’Oural.

Les principaux centres industriels et manufacturiers de l’économie soviétique subirent des pertes stupéfiantes. L’industrie du textile perdit 72% de sa main-d’œuvre ; la métallurgie et l’industrie mécanique, 57%.

Le déclin du prolétariat faisait partie d’un processus général de dépeuplement urbain. Sur une population de 2,5 millions en 1917, il ne restait en 1920 à Pétersbourg que 722.000 habitants, la population de la ville 50 ans auparavant. Entre février 1917 et la fin de 1920, la population de Moscou tomba de deux millions à un peu plus d’un million, chiffre légèrement inférieur à celui du recensement de 1897.

Plusieurs facteurs, dont la maladie fut un des plus importants, contribuèrent à ce processus désastreux. Des dizaines de milliers de gens succombèrent à des épidémies de choléra, de typhus, de grippe et de diphtérie. A Moscou, le taux de mortalité passa de 23,7 pour mille en 1917 à 45,5 pour mille en 1920.

Un autre facteur essentiel de la dépopulation et de la désindustrialisation est le besoin énorme et urgent de troupes pour la nouvelle Armée rouge qui combattait les armées blanches soutenues par l’impérialisme. Plus de 500.000 ouvriers quittèrent les usines entre 1918 et 1920 pour la rejoindre.

Cette catastrophe démographique eut non seulement un impact économique, mais aussi politique. Pour remporter ses victoires, l’Armée rouge comptait en grande partie sur le dévouement et l’initiative des éléments ouvriers dont la conscience de classe était la plus développée. L’épuisement de la classe ouvrière provenait précisément de la perte des travailleurs qui avaient joué un rôle important lors des luttes révolutionnaires de 1917, dans les comités d’usine ou d’autres organisations du parti. Il n’y a aucun doute qu’une tranche d’ouvriers statistiquement significative, qui avait au minimum voté pour les bolchéviks aux élections des soviets et ensuite à celles de l’Assemblée constituante, fut éloignée des centres industriels par les exigences de la guerre civile.

Les pertes subies par le Parti communiste furent vertigineuses. On a estimé que 200.000 des 500.000 communistes qui servirent dans l’Armée rouge périrent au cours de la guerre civile. Les implications politiques d’une telle mortalité parmi les cadres révolutionnaires seront mieux appréciées si l’on tient compte de l’afflux de nouveaux membres au Parti communiste, surtout après que la position militaire du gouvernement soviétique se fortifia suite aux victoires importantes remportées au cours de l’automne 1919. Entre août 1919 et mars 1920, le nombre des adhérents du parti passa de 150.000 à 600.000. Le niveau politique des nouveaux membres était en général bien inférieur à celui des membres disparus.

Lorsque la guerre civile prit fin, la base sociale et politique du gouvernement soviétique et du parti au pouvoir avait subi une forte modification. La « dictature du prolétariat » avait perdu une portion considérable du prolétariat sur laquelle elle reposait. Et le « parti d’avant-garde » avait subi la perte d’une partie importante de ceux qui, par la force de leur longue expérience, avaient constitué une véritable avant-garde dans la classe ouvrière. De plus, la composition sociale effective du Parti bolchévique avait connu un changement fondamental. Le pourcentage des membres se disant issus du milieu « professionnel », par opposition au milieu prolétarien, avait fortement augmenté. Siegelbaum attire l’attention sur l’importance croissante de la strate de cette « classe moyenne » inférieure, ou de la petite-bourgeoisie dans les affaires du parti et de l’État.

La strate de la classe moyenne inférieure s’était donc greffée avec succès sur la révolution ouvrière et paysanne. Il en résulta que la composition sociale de l’État révolutionnaire fut plus hétérogène et moins prolétarienne qu’on l’a souvent pensé. Il n’est pas tout à fait clair quel impact ces « éléments étrangers » ont pu exercer sur le fonctionnement quotidien de l’État ou s’ils possédaient une psychologie spécifique qui était étrangère au projet révolutionnaire initial. [11]

Le caractère du Parti bolchévique ne fut pas seulement modifié par la perte de dirigeants ouvriers expérimentés et l’arrivée de dizaines de milliers de nouveaux adhérents sans expérience et d’une formation politique douteuse. Parmi les vieux cadres qui avaient survécu aux années de révolution et de guerre civile, les « exigences professionnelles du pouvoir » (pour reprendre l’expression de Christian Rakovsky, le plus proche allié politique de Trotsky dans l’Opposition) eurent des répercussions sérieuses et inattendues. Dans un pays retardataire où une grande partie de la population était analphabète et où ceux qui disposaient d’une formation professionnelle étaient rares, les membres du parti étaient inévitablement poussés dans des postes d’administrateurs ou de gestionnaires. En pleine croissance, les innombrables agences d’État et organisations du parti rivalisaient entre elles pour obtenir les services de cadres ayant une certaine compétence en matière de gestion. De cette façon, un segment important des cadres du parti se trouva entraîné dans le processus de bureaucratisation.

Sur fond de chaos économique et de pauvreté extrême, les positions dans les organisations et agences de l’État et du parti assuraient une certaine sécurité personnelle. La possibilité de manger correctement une fois par jour à la cantine du lieu de travail constituait un privilège non négligeable. Peu à peu, par une série de pas modestes mais importants, une caste bureaucratique dotée d’intérêts sociaux spécifiques prit forme.

L’impact de la NEP

Le gouvernement soviétique lança la Nouvelle politique économique (NEP) en 1921. Celle-ci encourageait le renouveau d’un marché capitaliste dans le but de rétablir les fondements d’une activité économique en Russie. Réponse nécessaire à la situation économique délabrée à laquelle était confronté l’État soviétique isolé, la NEP accéléra cependant le processus de dégénérescence du parti au pouvoir. Comme la base prolétarienne de l’État et du parti avaient été drastiquement affaiblie, l’impulsion ainsi donnée aux tendances capitalistes dans la Russie soviétique ne pouvait qu’avoir des répercussions politiques dangereuses.

La NEP donna un nouveau souffle aux éléments sociaux qui avaient considéré la révolution russe comme une Apocalypse. On vit réapparaître les hommes d’affaires et les courtiers ; en 1922 une bourse fonctionnait de nouveau à Moscou. Le climat social devint beaucoup plus tolérant de l’inégalité et un état d’esprit reflétant un certain déclin moral et politique se manifesta à l’intérieur du parti, surtout parmi ceux qui agissaient au sommet de la bureaucratie.

La NEP contribua à un renouveau de sentiments nettement nationalistes. La révolution d’Octobre fut un grand événement dans l’histoire du mouvement ouvrier international. Mais ce fut aussi une période charnière de l’histoire russe. La révolution avait incité des millions d’ouvriers et de paysans à se mobiliser dans un projet historique immense de reconstruction sociale. Ce soulèvement a changé d’innombrables aspects de la vie quotidienne. Pour bien des membres du parti, principalement les nouveaux adhérents issus des classes moyennes inférieures, pour qui le régime bolchévique offrait de nouvelles opportunités, la révolution d’Octobre apparaissait comme le début d’un grand renouveau national. Sur fond de défaite de la classe ouvrière européenne, la tâche pratique de reconstruire l’économie nationale soviétique paraissait à ces forces bien plus réaliste que la vision d’une révolution sociale internationale.

La qualité de la vie politique à l’intérieur du parti dégénéra. A partir de 1920, des dirigeants bolchéviques exprimèrent souvent des inquiétudes quant à la bureaucratisation de l’appareil d’État. Lénine a effectivement qualifié la Russie soviétique d’« État ouvrier présentant des déformations bureaucratiques ». Mais au-delà de ces inquiétudes, le processus de bureaucratisation était alimenté par des tendances objectives profondément enracinées dans le retard russe, et le parti lui-même ne pouvait pas échapper à l’intrusion de la bureaucratie dans toutes les sphères de la vie sociale. En l’absence d’une classe ouvrière politiquement active, les méthodes de gestion bureaucratique s’introduisirent rapidement dans les affaires du parti. L’influence croissante de Staline dont la principale responsabilité, en tant que secrétaire général, était la dotation en personnel des agences essentielles du parti et de l’État, constituait la manifestation la plus prononcée de ce processus. Le pouvoir des nominations, que Staline utilisait pour mettre en place un réseau de fidèles, invalidait et remplaçait de plus en plus les formes traditionnelles de la démocratie du parti.

En mars 1922, lors du Onzième congrès du parti, Lénine avertit que le parti menaçait d’être submergé par la bureaucratie qui gouvernait l’État. Peu après, il fut frappé par une attaque cérébrale qui lui interdit toute forme d’activité politique pendant plusieurs mois. Lorsqu’il reprit son travail en automne 1922, il fut sidéré du degré de la dégénérescence au sein du parti. Il reconnut en Staline le principal responsable de ce processus de dégénérescence bureaucratique. Il est clair d’après les notes et documents préparés par Lénine au cours des derniers mois de sa vie politique active, qu’il s’apprêtait à une confrontation décisive avec Staline au Douzième congrès du parti, prévu pour avril 1923. Le célèbre Testament rédigé par Lénine, réclamant que Staline soit renvoyé de son poste de secrétaire général, de même que sa lettre à Staline menaçant de rompre toute relation personnelle avec lui, faisaient partie d’un dossier politique que Lénine avait l’intention de présenter au congrès. L’attaque cérébrale massive subie par Lénine en mars 1923 sauva la carrière politique de Staline.

Dans les mois qui suivirent l’incapacité finale de Lénine, l’opposition aux méthodes bureaucratiques employées par le « triumvirat » de Staline, Zinoviev et Kamenev augmenta. Les tensions politiques étaient exacerbées par une inquiétude croissante quant aux conséquences de la NEP, qui se traduisaient, comme l’expliqua Trotsky au printemps de 1923, par un écart croissant entre les prix industriels et les prix agricoles et une détérioration continue de la condition ouvrière.

L’Opposition de gauche

Lorsqu’il devint clair que Lénine ne reprendrait pas son activité politique, on pressa Trotsky de se prononcer contre la suppression de la démocratie au sein du parti. Le 8 octobre 1923, Trotsky adressa une lettre au comité central dans laquelle il attirait l’attention sur les faiblesses sérieuses de la politique économique et critiquait également la bureaucratisation de la vie du parti. Une semaine plus tard, une « Déclaration », signée par quarante-six membres connus du parti entérinait ses critiques.

Ces événements marquent le début de la lutte politique de l’Opposition de gauche. Ils contredisent le mythe selon lequel le stalinisme est issu organiquement de l’idéologie marxiste et bolchévique. Il existe des dizaines de milliers de documents, dont la plupart ont été cachés au peuple russe pendant des décennies, qui montrent le développement du véritable marxisme dans la lutte engagée contre la bureaucratie stalinienne.

La « Déclaration des 46 » montrait la clairvoyance de l’Opposition ; elle y avertissait que sans changement radical dans la politique et les méthodes du pouvoir, « [12]

Les problèmes qui conduisirent à la formation de l’Opposition en 1923 étaient le développement de la bureaucratie à l’intérieur du parti et les divergences concernant la politique économique. Mais ce ne fut que lorsque la lutte fut engagée dans le parti qu’apparut au grand jour la réelle ampleur des divergences programmatiques des tendances en conflit et avant tout les forces sociales antagonistes sur lesquelles elles s’appuyaient. Au début, les critiques de Trotsky et la Plateforme des quarante-six jetèrent le triumvirat dans le désarroi et le forcèrent à faire quelques concessions politiques insincères. Puis il reprit courage, contre-attaqua et en appela aux forces sociales qui, dans le cadre de la NEP, étaient devenues la nouvelle base du régime soviétique. C’était là le sens de la théorie du « socialisme dans un seul pays », mise en avant par Staline à la fin de 1924.

On peut douter que Staline ait prévu la réaction qu’éveillerait cette révision de la perspective internationale sur laquelle se fondait la révolution bolchévique ou même qu’il ait compris pourquoi Trotsky attachait une telle importance à cette nouvelle théorie. Mais Staline avait dû sentir qu’il existait à l’intérieur du parti, pour ne rien dire de la population en général, des éléments qui accueilleraient favorablement une telle reformulation nationaliste de la perspective du parti. En déclarant que le socialisme pouvait se construire dans un seul pays, Staline validait les pratiques et les conceptions que des dizaines de milliers de bureaucrates du parti avaient déjà adoptées.

Le socialisme dans un seul pays

La théorie du « socialisme dans un seul pays » attirait surtout la strate bureaucratique montante qui tendait de plus en plus consciemment à assimiler ses propres intérêts matériels au développement de l’économie « nationale » soviétique. Mais les bureaucrates n’étaient pas les seuls à qui cette perspective plaisait. Dans de larges couches de la classe ouvrière, l’épuisement politique général se traduisait par un abandon des aspirations internationales de la révolution d’Octobre. Surtout après la débâcle subie par le Parti communiste allemand en 1923, la promesse d’une solution nationale à la crise de la société soviétique semblait constituer une bouée de sauvetage pour la révolution assiégée.

Dans un moment de candeur, Staline suggéra que la théorie du « socialisme dans un seul pays » avait rempli la fonction très précieuse d’offrir aux masses soviétiques une raison de croire que la révolution d’octobre n’avait pas été vaine, et que ceux qui niaient la possibilité de construire le socialisme en Russie sans développement correspondant d’un mouvement révolutionnaire international, refroidissaient l’enthousiasme et la foi de la classe ouvrière. Il fallait assurer aux ouvriers qu’à travers leurs propres efforts, ils construisaient le socialisme. Aux arguments de ce genre Trotsky répondit en 1928 :

La théorie du socialisme dans un seul pays conduit inévitablement à sous-estimer les difficultés dont il faut triompher et à exagérer les réussites acquises. On ne trouve pas d’affirmation plus antisocialiste et antirévolutionnaire que la déclaration de Staline prétendant que les 9/10 du socialisme sont réalisés chez nous... Afin de ne pas couper les bras à l’ouvrier, au journalier, au paysan pauvre – qu’en l’an XI de la révolution, voient autour d’eux la misère, la gêne, le chômage, les queues devant les boulangeries, l’analphabétisme, les enfants vagabonds, l’ivrognerie, la prostitution – il faut dire la vérité, si cruelle qu’elle soit, et non pas un agréable mensonge. Au lieu de leur mentir en assurant que les 9/10 du socialisme seraient déjà réalisés, il faut leur dire qu’actuellement, notre niveau économique et nos conditions de vie et de culture nous situent bien plus près du capitalisme arrière et inculte que de la société socialiste. Il faut leur dire que nous ne marcherons sur la voie de la véritable construction du socialisme qu’après la conquête du pouvoir par le prolétariat des pays les plus avancés ; qu’il faut travailler à cette construction sans relâche et en se servant de deux leviers : l’un court, qui est celui de nos efforts économiques intérieurs et l’autre long, qui est celui de la lutte internationale du prolétariat. [13]

L’insistance sur la dépendance absolue de l’Union soviétique du développement de la révolution socialiste mondiale et inversement sur l’impossibilité de construire le socialisme dans un seul pays constituait la fondation théorique et programmatique de la lutte menée par Trotsky et l’Opposition de gauche contre la bureaucratie stalinienne. On ne peut comprendre le programme de l’Opposition de gauche si on détache ses différents éléments – tels que le rétablissement de la démocratie du parti, le développement de la planification, le renforcement de l’industrie – de la conception centrale qui les unissait.

Beaucoup d’historiens, y compris ceux qui ne sont pas totalement opposés à Trotsky, tendent à voir dans son engagement pour la cause de la révolution mondiale l’élément le plus faible de son programme général. Même les historiens bien disposés envers Trotsky traitent son opposition à Staline comme si elle avait quelque chose de donquichottesque. En poursuivant la chimère de la révolution mondiale, suggèrent-ils, Trotsky a oublié de donner une fondation stable à son opposition au stalinisme.

Cette critique sous-estime gravement le potentiel révolutionnaire qui existait dans le mouvement ouvrier international dans les années 1920 et 1930 et ne prend pas en compte l’impact vraiment terrible du stalinisme sur le développement de la révolution mondiale. La destruction politique du Comintern par le stalinisme – c’est-à-dire sa transformation en appendice de la bureaucratie soviétique – fut la cause principale des défaites calamiteuses subies par la classe ouvrière, surtout en Angleterre en 1926, en Chine en 1927, en Allemagne en 1933 et en Espagne en 1936-1937. A leur tour, ces défaites ont profondément influencé le cours des événements à l’intérieur de l’URSS.

Comment expliquer que même des historiens contemporains sérieux n’aient su accorder à la stratégie révolutionnaire internationale de Trotsky l’importance qu’elle mérite ? Un environnement politique réactionnaire et une culture intellectuelle stagnante exercent une influence insidieuse sur les universitaires. Il leur reste peu de leur optimisme de jeunesse. Leur scepticisme à l’égard de la possibilité même de la révolution socialiste, pour ne pas dire leur rejet pur et simple de celle-ci, est une réaction au déclin horrifiant du niveau politique et théorique du mouvement ouvrier international. Les historiens contemporains, même ceux qui autrefois se considéraient favorables au socialisme – et qui furent amenés pour cette raison à étudier la Révolution russe – ne peuvent plus imaginer un mouvement ouvrier de masse dirigé par des marxistes et animé par des aspirations révolutionnaires internationales. Leur pessimisme actuel a pris un caractère rétroactif. Ils projettent leur désespoir actuel quant à l’avenir sur leur évaluation des révolutions passées.

Ceci nous amène, en conclusion, à l’importance actuelle de l’Opposition de gauche comme sujet de recherche historique contemporain. C’est, j’en suis convaincu, un des domaines les plus fertiles et les plus essentiels pour les chercheurs sérieux. Il n’y avait jusqu’à récemment aucune possibilité d’entreprendre une étude systématique de l’Opposition de gauche. On sait comparativement peu de choses sur cet extraordinaire mouvement d’opposition politique à la dictature totalitaire. Cette terrible lacune dans notre connaissance de l’une des luttes politiques les plus importantes du vingtième siècle est un legs du stalinisme. La consolidation du pouvoir par la bureaucratie stalinienne alla de pair avec le discrédit, la criminalisation et la destruction physique de ses adversaires politiques. La terreur fut complétée par une campagne de falsification historique visant à effacer de la conscience de la classe ouvrière soviétique et internationale toute trace de la grande tradition et de la culture marxiste représentées par Trotsky et l’Opposition de gauche. C’était la seule façon pour la bureaucratie soviétique de créer la fausse équivalence entre stalinisme et marxisme.

Les conditions qui permettent de détruire ce vaste édifice de mensonges apparaissent actuellement. L’ouverture des archives en Russie, en dépit des circonstances politiques qui l’ont rendue possible, marque le début d’une nouvelle ère dans les études soviétiques qui aura les plus profondes implications politiques et intellectuelles pour l’avenir du marxisme.

Lentement mais sûrement, la découverte, la publication et l’assimilation critique de documents et de manuscrits longtemps perdus modifieront la compréhension publique du développement historique de la révolution russe. On reconnaîtra de plus en plus l’alternative marxiste au stalinisme proposée par Trotsky et l’Opposition de gauche. Des personnalités politiques brillantes, telles que Rakovsky, Preobrajensky, Piatakov, Ioffé, Sosnovsky, Eltsine, Ter-Vaganian, Bogouslavsky, Vilensky et Voronsky, pour ne citer que quelques-unes des principales figures de l’Opposition, feront l’objet de biographies importantes ; et la vie de Trotsky, une des plus grandes figures politiques et intellectuelles du vingtième siècle, sera étudiée à la lumière d’une documentation nouvelle et essentielle. Le marxisme et la cause du socialisme international ne pourront que profiter de ce processus vital de renouveau intellectuel.


[1]

Dmitrij Volkogonov, Lenin, A New Biography, New York 1994, p. 178. Traduit de l’anglais.

[2]

« Utopias in History », dans Acts/Proceedings, 18th International Congress of Historical Sciences, Montreal 1995, p. 487-489. Traduit de l’anglais.

[3]

Dmitrij Volkogonov, Triumph and Tragedy (Grove Weidenfeld, New York, 1988), p. 254. Traduit de l’anglais.

[4]

Ibid., pp. 255-259. Traduit de l’anglais.

[5]

Leszek Kolakowski. Main currents of Marxism, Volume 3, The Breakdown (Oxford University Press, New York, 1978), p. 2. Traduit de l’anglais.

[6]

Ibid., pp. 8-9 et p. 22. Traduit de l’anglais.

[7]

Lars T. Lih, Oleg Naumow et Oleg Chlewnjuk (édit.), Stalin’s Letters to Molotov 1925-1936 (New Haven : Yale University, 1996), p. 126. Traduit de l’anglais.

[8]

Rosa Luxemburg, Œuvres II : Écrits politiques 1917-1918, (F. Maspero, Paris, 1969), p. 57.

[9]

Ibid., p. 89.

[10]

Ibid., p. 90.

[11]

Lewis Siegelbaum, Soviet State and Society Between Revolutions, 1918-1929 (Cambridge, 1992), pp. 62-63. Traduit de l’anglais.

[12]

Léon Trotsky, Eugène Préobajensky et Christian Rakovsky, De la Bureaucratie, (Maspero, Paris, 1971), p. 23.

[13]

Léon Trotsky, L’internationale communiste après Lénine : ou Le grand organisateur des défaites (Presse Universitaires de France, 2eme édition, 1er trimestre, 1979), pp. 161-162.