David North
L’héritage que nous défendons

Les Thèses américaines de Cannon

Examinons à présent la seconde des accusations portées par Banda contre le Comité International de la Quatrième Internationale :

« La plus importante des révisions de la période immédiatement après la guerre fut, en 1946, celle des Thèses américaines de Cannon qui, sous couvert d’un vocabulaire en apparence révolutionnaire, étaient une continuation de sa politique de défense nationale. Ces thèses glorifiaient la théorie de l’exception américaine et, sous l’apparence de la perspective d’une voie américaine unique au socialisme, elles ignoraient la révolution socialiste européenne et avec elle la collaboration théorique collective nécessaire pour développer le travail de Trotsky et concrétiser son pronostic historique ».

Cette attaque de Banda illustre, une fois de plus, son affligeante ignorance de l’histoire du mouvement trotskyste. Il cite les Thèses américaines (c’est ainsi qu’on appela le document de perspective adopté par le SWP à sa conférence de 1946) et les présente comme un jalon dans la décadence du SWP et de la Quatrième Internationale, mais il est évident pour quiconque a lu ce document que son contenu ne correspond en rien à la description que Banda en fait. Il y a fort à parier qu’il ne les a même jamais lues.

Ce document était l’aboutissement de la lutte menée contre la fraction droitière de Morrow et Goldman qui, avec le soutien de Max Shachtman, avait mis une croix sur la révolution en Europe et rejetait avec dédain toute idée que la classe ouvrière américaine puisse jamais renverser le capitalisme aux États-Unis.

Leur insistance pour que le mouvement trotskyste concentrât son travail politique sur l’agitation en faveur de revendications démocratiques bourgeoises et réformistes s’accompagnait d’un antisoviétisme de plus en plus hystérique, que Jean Van Heijenoort avait résumé dans un document écrit en 1946 et intitulé L’éruption de l’impérialisme bureaucratique.

Toute lutte interne du parti est un reflet de la lutte des classes et la lutte de 1944-1946 contre la tendance représentée par Morrow et Goldman ne faisait pas exception à cette règle. Comme en 1939-1940, mais dans des conditions politiques différentes et encore plus développées, elle reflétait un affrontement entre les forces prolétariennes du SWP, dirigées par Cannon, et une clique petite-bourgeoise de droite. Cette lutte montra en fait quels gains politiques considérables le SWP avait réalisés depuis 1940 en réalisant la prolétarisation pour laquelle Trotsky avait lutté et en donnant au parti des racines plus profondes dans la classe ouvrière américaine.

À la différence de 1940, où Shachtman avait le soutien de la moitié du parti ou presque, la tendance de Morrow et Goldman était pratiquement isolée et ce, à une époque où le SWP avait beaucoup plus de membres. Entre le moment de l’emprisonnement de dix-huit de ses membres en 1944 et le Douzième congrès national du SWP en novembre 1946, le parti avait recruté plus de mille membres nouveaux et avait développé des fractions dans les syndicats de toutes les industries de base.

On a parfois décrit la lutte contre Morrow et Goldman comme une séquelle de la scission d’avec Shachtman. Mais les questions politiques qui opposaient le shachtmanisme au trotskysme et les radicaux petits-bourgeois à l’avant-garde marxiste prolétarienne étaient plus clairement définies. C’était là une expression du développement de la lutte des classes aux États-Unis et du changement qualitatif du rôle mondial de l’impérialisme américain après la guerre. La tendance de Morrow et Goldman reflétait la désertion d’importantes sections de l’intelligentsia petite-bourgeoise qui abandonnaient le mouvement ouvrier pour rejoindre le camp de l’impérialisme américain.

Le SWP mena une lutte acharnée contre cette tendance et cela même montre sur quelles forces de classe sa direction s’appuyait. Voilà une question à laquelle Banda ne s’est jamais donné la peine de répondre : quels intérêts de classe Cannon et le SWP défendaient-ils dans la lutte avec Morrow et Goldman ? La réponse à cette question devient suffisamment claire si l’on considère l’évolution ultérieure des dirigeants de cette tendance.

En 1948, alors que la guerre froide s’intensifiait et que les purges anticommunistes dans le mouvement ouvrier étaient bien amorcées, Morrow avait totalement abandonné la politique révolutionnaire. Il s’était lancé dans l’industrie du livre où, selon toute apparence, il devint un millionnaire. Quand éclata la guerre de Corée en 1950, il soutint l’impérialisme américain. Goldman, après avoir été quelque temps actif dans le Workers Party finit par rompre tout lien avec le mouvement socialiste. Il soutint lui aussi l’intervention de l’impérialisme américain en Corée et plus tard il fournit des informations au FBI. Van Heijenoort lui aussi déserta le mouvement socialiste et devint un anticommuniste ardent. Pour des raisons qu’il a préféré ne jamais élucider, il avait soigneusement conservé un fichier des adresses de ses anciens contacts dans le mouvement trotskyste. En 1982, l’avocat représentant Alan Gelfand le fit témoigner dans un procès dont le but était de démasquer des agents de l’État dans la direction du SWP. Quand on lui demanda s’il avait travaillé comme informateur pour le gouvernement, Van Heijenoort refusa de répondre.

La rédaction des Thèses américaines était le point culminant de la lutte contre cette tendance rétrograde et droitière qui partageait, avec Henry Luce et l’administration Truman, l’arrogante conviction que la fin de la deuxième guerre mondiale signalait le début du « siècle américain » – une prédiction qui suscita cette remarque chez Cannon : « Eh bien ! certains siècles sont plus courts que d’autres ».

Contrairement à ce que prétend Banda, les Thèses américaines ne « glorifiaient » pas « l’exception américaine », mais étaient précisément dirigées contre tous ceux qui invoquaient une telle conception afin de pouvoir dire que la révolution socialiste était impossible. Dans un rapport qu’il avait présenté devant le comité politique avant la publication des Thèses, Cannon soulignait que le véritable internationalisme était incompatible avec une position sceptique quant aux chances de la révolution socialiste aux États-Unis. Revenant sur le développement du mouvement radical américain, il expliqua que l’internationalisme avait, dans le passé, été compris essentiellement du point de vue de la solidarité avec les luttes d’autres pays, mais non pas comme une perspective mondiale qui conçoit le développement de la lutte des classes aux États-Unis comme faisant partie de la révolution mondiale. Les principaux tenants de cette conception nationaliste expliqua-t-il, étaient les partisans de Jay Lovestone, dont la théorie de « l’exception américaine… revenait à cette idée que l’Amérique était, pour toute une période, exclue de tout développement révolutionnaire ». [103]

Cannon observa que le crash de Wall Street en 1929 et la grande Dépression rendit non seulement les travailleurs, mais aussi les intellectuels de la classe moyenne conscients des possibilités révolutionnaires aux États-Unis. La fin de la guerre et la relance économique avaient toutefois entraîné un retour aux anciennes opinions, retour dont les perspectives des partisans de Shachtman et de la minorité du SWP étaient l’expression achevée.

« Durant l’été, alors que nous discutions ces idées et que nous en formulions quelques-unes en Californie…j’en profitai pour étudier très attentivement les bulletins des shachtmaniens afin de voir dans quelle mesure ils s’étaient occupés de cette question de perspective de la révolution américaine. Et il est vraiment stupéfiant de constater qu’ils n’avaient accordé aucune attention à cette question.

« Nous avons toujours cru à la révolution américaine et c’est de cette conception, même si nous ne l’avons pas généralisée – que nous avons tiré notre conception du parti : par exemple, d’un parti révolutionnaire de combat, d’une direction professionnelle, d’une morale optimiste, de dures exigences envers les membres. Goldman et plus tard Morrow et d’autres nous attaquèrent sur ces conceptions dérivées. Ils sont contre un parti homogène. Ils sont contre ce non-sens d’organisation de combat. Ils sont contre la discipline. Morrow au dernier plénum appela nos exhortations révolutionnaires ‘du dopage’. Nous dopons le parti à l’aide d’imaginaire, etc. À y penser, ce débat sur la conception du parti est plutôt stérile si on le sépare de notre milieu et de notre perspective. Si le socialisme n’est qu’une lointaine aspiration, un idéal moral, un but lointain dans lequel vous placez vos espoirs en tant qu’hommes de bonne volonté, pourquoi diable vouloir un parti de combat à la discipline stricte et avec une direction professionnelle ? Cela devient une caricature. » [104]

Répondant directement aux sceptiques de l’école Shachtman-Morrow, il fit cette observation qui n’est pas moins importante aujourd’hui :

« Il n’y a rien qui condamne plus un parti qu’un manque de foi dans son propre avenir. Je ne crois pas qu’il soit possible pour quelque parti que ce soit de diriger une révolution s’il n’a pas même l’ambition de la faire. C’est ce qui se passe avec les shachtmaniens, Morrow et Goldman. Les shachtmaniens affirment que ni leur parti ni le nôtre n’est le parti de la révolution à venir. Celui-ci sortira bien d’une façon quelconque d’une chose ou d’une autre, espèrent-ils.

« Nous devons naturellement affirmer que notre parti dirigera la révolution. » [105]

La meilleure réponse qu’on puisse faire à la dénonciation que fait Banda des Thèses américaines par Banda est de citer abondamment ce document, afin que le lecteur puisse juger lui-même de quelle façon elles « glorifiaient la théorie de l’exception américaine » et « ignoraient la révolution socialiste européenne ».

Le document débute ainsi :

« I. Les États-Unis, le plus puissant pays capitaliste de l’histoire sont une partie intégrante du système capitaliste mondial et sont soumis aux mêmes lois générales. Ils souffrent des mêmes maux incurables et sont destinés à partager le même sort. La prépondérance écrasante de l’impérialisme américain ne le protège pas du déclin du capitalisme mondial, mais au contraire contribue à l’y intégrer de façon de plus en plus étroite, inextricable et désespérée. Le capitalisme américain ne peut pas plus échapper aux conséquences révolutionnaires du déclin du capitalisme mondial que les puissances capitalistes européennes plus anciennes. Le cul-de-sac dans lequel s’est retrouvé le capitalisme mondial et les États-Unis avec lui, exclut une nouvelle ère organique de stabilité capitaliste. La position dominante de l’impérialisme américain dans le monde intensifie et aggrave à présent l’agonie du capitalisme dans son ensemble.

« II. L’impérialisme américain est sorti vainqueur de la Deuxième guerre mondiale ; cette victoire a été remportée non seulement sur ses rivaux allemand et japonais, mais aussi sur ses alliés ‘démocratiques’, en particulier la Grande-Bretagne… Wall Street espère inaugurer le soi-disant siècle américain.

« En réalité, la classe dirigeante américaine rencontre dans son ‘organisation du monde’ des problèmes plus insurmontables que la bourgeoisie allemande dans ses tentatives répétées et avortées d’atteindre un but bien plus modeste, ‘organiser l’Europe’.

« L’ascension fulgurante de l’impérialisme US à la suprématie mondiale arrive trop tard. En outre, l’impérialisme américain repose de plus en plus sur les bases de l’économie mondiale, en fort contraste avec la situation existant avant la Première guerre mondiale, où il s’appuyait essentiellement sur le marché intérieur – la source de ses succès et de son équilibre antérieur. Mais cette assise mondiale est aujourd’hui criblée de contradictions insolubles ; elle souffre de dislocations chroniques et elle est chargée de poudrières révolutionnaires.

« Le capitalisme américain jusque-là seulement partiellement touché par l’agonie du capitalisme en tant que système mondial, est par conséquent soumis entièrement et directement à l’impact de toutes les forces et contradictions qui ont affaibli les vieux pays capitalistes d’Europe.

« Les conditions économiques préalables de la révolution socialiste sont arrivées à une complète maturité aux États-Unis. Les conditions politiques sont également bien plus avancées qu’il n’apparaît en surface » [106]

Quant à l’affirmation que fait Banda sur les thèses de Cannon, selon laquelle « sous l’apparence de la perspective d’une voie américaine unique au socialisme, elles ignoraient la révolution socialiste européenne sous prétexte de défendre la perspective d’une voie américaine particulière vers le socialisme mit une croix sur la révolution socialiste européenne », elle est entièrement contredite par une simple lecture du document :

« IX. Le mouvement révolutionnaire des travailleurs américains fait organiquement partie du processus révolutionnaire mondial. Les futurs soulèvements révolutionnaires du prolétariat européen compléteront, renforceront et accéléreront les développements révolutionnaires aux États-Unis. Les luttes de libération des peuples coloniaux contre l’impérialisme qui se déroulent sous nos yeux exerceront une influence semblable. Chaque coup porté par le prolétariat américain aux impérialistes chez eux, stimulera, complétera et intensifiera les luttes révolutionnaires en Europe et aux colonies. Chaque revers souffert par l’impérialisme où que ce soit, aura en retour des répercussions plus grandes encore dans ce pays, créant une telle accélération et une telle puissance que tous les intervalles de temps s’en trouveront réduits à l’intérieur comme à l’extérieur. » [107]

Cannon soulignait tout particulièrement la grande importance de la révolution socialiste aux États-Unis, une perspective qui fut défendue par le SWP jusque dans le milieu des années 1950, l’époque du début de sa retraite politique et de glissement vers le pablisme qui finit par l’abandon de la classe ouvrière américaine. Mais en 1946, à l’apogée du développement politique du SWP en tant que parti révolutionnaire, Cannon avançait une perspective audacieuse et mobilisatrice :

« X. Le rôle de l’Amérique dans le monde est décisif. Si les révolutions européennes et coloniales qui sont à l’ordre du jour devaient précéder dans le temps un apogée de la lutte aux États-Unis, elles se trouveraient immédiatement placées devant la nécessité de défendre leurs conquêtes contre les attaques militaires et économiques du monstre impérialiste américain. L’aptitude des peuples insurgés victorieux à se maintenir partout dépendrait dans une grande mesure de la force et de la capacité de lutte du mouvement ouvrier révolutionnaire en Amérique. Les travailleurs américains seraient alors obligés de leur venir en aide, comme la classe ouvrière d’Europe de l’Ouest est venue en aide à la révolution russe et la sauva en faisant obstacle à un assaut militaire général contre la jeune république ouvrière. » [108]

Parmi tous les maux dont Cannon est accusé de façon répétée par Banda, il y a celui d’avoir capitulé devant les ouvriers « arriérés » des États-Unis. (Remarquez que chaque fois que Banda mentionne les ouvriers de quelque pays que ce soit, « arriérés » est le qualificatif qu’il utilise le plus volontiers et le plus fréquemment). Cannon traita de cette question alors que le SWP se trouvait au milieu d’une bataille implacable pour la défense de son orientation prolétarienne :

« XIII. On a dit beaucoup de choses sur l’’état arriéré’ de la classe ouvrière américaine pour justifier des conceptions pessimistes, le report de la révolution socialiste à un avenir lointain et le fait qu’on se retirait de la lutte. C’est là une vue très superficielle des travailleurs américains et de leurs perspectives.

« Il est vrai que cette classe, sous bien des rapports la plus avancée et la plus progressiste du monde, n’a pas encore pris le chemin de l’action politique indépendante à grande échelle. Mais cette faiblesse peut être surmontée rapidement. Sous la pression de la nécessité objective, non seulement des peuples arriérés, mais aussi des classes arriérées des pays avancés se voient poussés à franchir par bonds de grandes distances…

« XV. Les contradictions insolubles du capitalisme américain, indissolublement liées à l’agonie du capitalisme mondial doivent nécessairement conduire à une crise sociale d’une ampleur si catastrophique qu’elle mettra la révolution prolétarienne à l’ordre du jour. Dans cette crise, il est réaliste de s’attendre à ce que la classe ouvrière américaine, qui est parvenue à la conscience et à l’organisation syndicale en l’espace d’une décennie, passera par une autre grande transformation de sa mentalité et atteindra la conscience et l’organisation politique. Si au cours de ce développement dynamique un parti ouvrier de masse basé sur les syndicats est constitué, il ne représentera pas un détour vers la stagnation et la futilité réformiste, comme ce fut le cas en Angleterre et ailleurs dans la période de la montée du capitalisme. Tout indique que cela représentera plutôt un stade préliminaire de la radicalisation politique des ouvriers américains, les préparant à la direction que constitue le parti révolutionnaire. » [109]

Celui qui voudrait critiquer ce document pour des raisons autres que celles manifestement malhonnêtes qu’a choisies Banda, fera sans aucun doute remarquer les termes catégoriques dans lesquels il prédisait une crise économique fatale du capitalisme américain : « Une fois le marché intérieur de nouveau saturé, il n’y aura plus de débouchés suffisants dans un marché mondial déséquilibré… Le marché intérieur, après une première relance artificielle se contractera nécessairement. Il ne pourra se développer comme dans les années 1920. » [110]

Les événements prirent un cours différent. Mais faut-il critiquer Cannon pour n’avoir pas anticipé le rétablissement de l’équilibre politique du régime capitaliste basé sur les trahisons du prolétariat européen par les staliniens et les sociaux-démocrates entre 1944 et 1948, rétablissement qui créa les conditions du boom économique de l’après-guerre ? En 1946, le cours futur de la crise n’était évident. Les dix-sept années précédentes avaient été dominées par des crises économiques catastrophiques. Bien plus, l’accent mis par le SWP sur les limites du marché intérieur américain n’était en rien déplacé. Bretton Woods et toute une série de conférences économiques décisives montraient bien que l’impérialisme américain était avant tout préoccupé de résoudre le problème du rétablissement du commerce et des marchés internationaux pour les marchandises américaines. Sans le plan Marshall et l’énorme accroissement en volume du capital exporté outre-mer, les États-Unis se seraient certainement trouvés confrontés à une crise financière dévastatrice à la fin des années 1940.

Les prédictions économiques de Cannon n’avaient rien d’exagéré. Le problème de la restauration du commerce mondial sans un renouvellement de la guerre commerciale et de la politique d’autarcie des décennies précédentes dominait la pensée des dirigeants de l’impérialisme américain. Voici comment l’architecte du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, Harry Dexter White, posait le problème auquel était confronté le capitalisme mondial à la fin de la Deuxième guerre mondiale :

« Il faut ouvrir, et élargir, une brèche dans la politique dépassée et désastreuse du chacun pour soi et du tant pis pour les pays trop faibles. De même que l’échec à développer une Ligue des nations efficace a rendu possible deux guerres destructrices en l’espace d’une génération, l’absence d’un haut degré de collaboration entre les nations dirigeantes dans la décennie qui vient résultera inévitablement en une guerre économique qui ne sera que le prélude et la cause de la guerre militaire sur une échelle plus vaste encore ». [111]

En 1945-1946, la perspective d’un effondrement économique et d’une guerre, que Banda, si intelligent après coup, aimerait bien nous faire croire impossible, ne semblait pas une exagération même aux yeux de la bourgeoisie. Quoi qu’il en soit, les prédictions de Cannon ne partaient pas, comme celles de Morrow et Shachtman, de la conception que le capitalisme retrouverait sa stabilité de façon inévitable et inexorable. Ceux qui veulent reprocher à Cannon le fait qu’il partait du potentiel révolutionnaire que recelait la situation objective et qu’il ne basait pas ses calculs sur les possibilités de stabilisation qui n’avait pas encore été réalisée, devraient prononcer un jugement bien plus dur encore sur deux fauteurs de crises notoires, Karl Marx et Friedrich Engels. Que dire du fait qu’ils anticipèrent d’immenses soulèvements révolutionnaires comme produit de la crise économique mondiale de 1857-1858 ? Alors que des signes de relance apparaissaient déjà à l’horizon, Engels écrivait :

« On ne peut que souhaiter que cette ‘amélioration’ vers une phase chronique de la crise arrive avant qu’un second coup ne se produise, décisif celui-là…

« La crise me fera autant de bien physiquement qu’un bain de mer, je le sens déjà. En 1848, nous disions : notre heure est venue et in a certain sens (dans un certain sens) elle arriva, mais cette fois elle est bien là ; il s’agit cette fois du tout ou rien. Mes études militaires en acquièrent tout de suite un aspect plus pratique. » [112]

La conception historique fondamentale des Thèses américaines – « En somme, les principaux facteurs qui ont jadis nourri et renforcé l’impérialisme américain soit n’existent plus, soit se transforment en leur contraire » – était correcte et pour cette raison, elles méritent une place d’honneur parmi les documents historiques de la Quatrième Internationale.

Banda les qualifie de « plus importante des révisions de la période immédiatement après la guerre ». Révision de quoi nous permettra-t-on de demander ? Il est impossible de trouver un seul point qui, dans les Thèses américaines, réfute ou contredit la perspective historique avancée dans le Programme de transition, le document de fondation de la Quatrième Internationale.

Quant à l’affirmation dénuée de sens selon laquelle les Thèses américaines répudiaient la « collaboration théorique collective nécessaire pour développer le travail de Trotsky et concrétiser son pronostic historique », Cannon soulignait dans le rapport présenté au comité politique du SWP qu’elles s’appuyaient entièrement sur les conceptions théoriques du développement de la lutte des classes aux États-Unis élaborées par Trotsky dans ses écrits et dans les nombreuses réunions qu’il avait eues avec les dirigeants du SWP. Cela comprenait aussi l’hypothèse de Trotsky selon laquelle, dans certaines conditions, la révolution socialiste aux États-Unis pouvait précéder la victoire du prolétariat en Europe.

Les Thèses américaines étaient le produit de la lutte qui se développa contre le révisionnisme au sein de la Quatrième Internationale pendant et immédiatement après la guerre. Banda ne prouve aucune de ses allégations. Et quand il se donne la peine de citer un document, il s’avère que le contenu de ce document est l’exact opposé de ce que Banda veut lui faire dire.


[103]

James P. Cannon, The Struggle for Socialism in the « American Century » : James P. Cannon, Writings and Speeches 1945-1947, ed. Les Evans, Pathfinder Press, New York 1977, p.276.

[104]

Ibid., p. 278-279.

[105]

Ibid., p.281.

[106]

Ibid., p.256-257.

[107]

Ibid., p.264.

[108]

Ibid.

[109]

Ibid., pp.268-270.

[110]

Ibid., pp.262-263.

[111]

E.A. Brett, The World Economy Since the War : The Politics of Uneven Development, Praeger Publishers, New York 1985, p.1.

[112]

Karl Marx et Friedrich Engels, Oeuvres Complètes, t. 40.