Dans sa critique de la ligne adoptée par le SWP au procès de Minneapolis, Munis s’opposait aussi à cette déclaration de Cannon :
« Nous considérons Hitler et l’hitlérisme comme les pires ennemis de l’humanité. Nous voulons en débarrasser le monde. La raison pour laquelle nous ne soutenons pas la déclaration de guerre américaine est que nous ne croyons pas les capitalistes américains capables de vaincre Hitler et le fascisme. Nous pensons que l’hitlérisme ne peut être vaincu que par une guerre sans merci sous la conduite des ouvriers ». [41]
Ce à quoi Munis répondit :
« Dire que nous ne soutenons pas une déclaration de guerre parce que nous ne croyons pas que les capitalistes américains soient capables de vaincre Hitler et le fascisme, c’est donner à comprendre que nous la soutiendrions si nous avions cru à cette capacité : cela incite ceux qui croient en la victoire des États-Unis à la soutenir. Notre rejet de la guerre se fonde sur le caractère du régime social qui en est la cause, pas sur une quelconque confiance en la capacité de vaincre le fascisme. » [42]
L’objection de Munis à la formulation de Cannon n’était qu’un sophisme puéril. La position du SWP, défendue par Cannon pendant le procès, était que les trotskystes ne soutenaient pas une guerre contre Hitler menée par l’impérialisme américain. Si toutefois un gouvernement ouvrier arrivait au pouvoir aux États-Unis, le SWP soutiendrait une lutte militaire contre Hitler – tout comme il avait soutenu la guerre menée par l’Union Soviétique contre l’Allemagne nazie. Répondant aux questions de l’avocat général, Cannon défendit la ligne d’opposition à la guerre du SWP :
« Q : Et vous tenterez, pendant la guerre, d’utiliser la guerre pour détruire la présente forme de gouvernement n’est-ce-pas ?
« R : Ma foi, le fait que nous voulons changer la présente forme de gouvernement n’est pas un secret.
« Q : Et vous espérez que la prochaine guerre sera le moment où vous aurez la possibilité de le faire.
« R : Oui, je pense que la guerre qui approche va indubitablement affaiblir les gouvernements impérialistes de tous les pays.
« Q : Vous avez dit, je crois, que vous ne soutiendriez pas la guerre. Vous ne croyez pas en la défense nationale n’est-ce-pas ?
« R : Pas dans les pays impérialistes non.
« Q : Je parle de notre pays.
« R : Je crois cent pour cent à la défense de ce pays par nos propres moyens mais je ne crois pas à la défense des gouvernements impérialistes dans le monde.
« Q : Je parle du gouvernement des États-Unis tel qu’il est constitué constitutionnellement, vous ne croyez pas en sa défense n’est-ce-pas ?
« R : Pas dans un sens politique non.
« Q : Vous ne croyez pas en sa défense en quelque sens que ce soit, n’est-ce-pas ?
« R : J’ai expliqué l’autre jour que si la majorité du peuple prend une décision à propos de la guerre et décide de participer à cette guerre, nos gens et les gens que nous influençons participeront aussi à la guerre. Nous ne sabotons pas la guerre, nous n’y faisons pas obstacle, mais nous continuons de propager nos idées, appelant à la cessation de la guerre et à un changement de gouvernement. » [43]
Si ces formulations représentent une trahison de la stratégie et de la tactique du défaitisme révolutionnaire, il faut en faire porter la responsabilité à Trotsky. Cannon s’appuyait sur la « politique militaire » élaborée par Trotsky pendant les derniers mois de sa vie.
Le 12 juin 1940, Trotsky avait entamé une discussion avec les dirigeants du SWP sur la ligne politique à adopter quant à l’entrée imminente des États-Unis dans la Deuxième guerre mondiale. (Il s’agit de la même discussion que celle qui traitait du problème de l’attitude à prendre vis-à-vis des staliniens lors des élections de 1940. Banda cite cette partie de la discussion, comme nous l’avons déjà montré, pour donner la fausse impression que Trotsky s’opposait au SWP. Mais il trouve commode d’ignorer ce que Trotsky dit à propos du militarisme capitaliste).
Trotsky a proposé un changement décisif dans la façon dont le SWP menait son agitation politique : qu’il abandonne les condamnations abstraites de la guerre pour les remplacer par un programme concret de préparation du prolétariat à la révolution socialiste sur la base de la nature inévitable de la guerre.
« La militarisation prend actuellement des proportions formidables. On ne peut s’y opposer par des phrases pacifistes. Cette militarisation obtient un large soutien des masses ouvrières. Ces dernières portent à Hitler une haine viscérale mêlée à des sentiments de classe confus. (Elles haïssent les brigands victorieux.) La bureaucratie utilise cela en disant qu’il faut aider le gangster vaincu. Nous arrivons à des conclusions tout à fait différentes. Mais ce sentiment-là est la base inévitable pour la dernière période de préparation. Il nous faut trouver des bases réalistes à une telle préparation. Il faut nous opposer à l’envoi de garçons non entraînés sur le champ de bataille. Les syndicats doivent, non seulement protéger les ouvriers et leurs compétences en temps de paix, mais aussi exiger aujourd’hui de l’État la possibilité d’étudier l’art militaire.
« Par exemple, dans les syndicats, il nous faut argumenter ainsi : ‘Je suis un socialiste et vous êtes un patriote. Bien. Nous discuterons de cette divergence. Mais nous pourrions être d’accord que les ouvriers doivent être entraînés aux frais du gouvernement pour qu’ils deviennent des experts militaires. Il faudrait ouvrir des écoles liées aux syndicats, aux frais du gouvernement, mais contrôlées par les syndicats.’ Ce type d’approche nous permettrait de prendre contact avec les ouvriers qui sont aujourd’hui patriotes à 95 ou même 98 pour cent.
« Ce n’est que dans cette perspective et pas en nous opposant abstraitement à la militarisation que nous pouvons avoir du succès dans les syndicats et les organisations militaires. Nous pouvons trouver dans cette voie des itinéraires nouveaux et des sympathies nouvelles pour une situation illégale. Bien entendu, l’aspect technique de l’activité clandestine est important, mais il ne constitue qu’une faible partie de l’activité illégale. » [44]
Si on accuse Cannon d’avoir capitulé devant les « sections arriérées de la classe ouvrière américaine », c’est à Trotsky qu’il faut faire porter la responsabilité de cet « acte de lâcheté politique », car c’est lui qui conseilla au dirigeant du SWP de tenir compte des sentiments patriotiques de 98 pour cent des travailleurs américains en 1940.
Trotsky était d’avis que le principal danger menaçant le SWP n’était pas que son opposition à la guerre impérialiste ne faiblisse, mais que cette opposition se transforme en pacifisme et désarme ainsi le SWP vis-à-vis de ses tâches révolutionnaires. Celles-ci ne consistaient pas à faire des discours radicaux, mais à préparer le renversement de l’impérialisme américain. « Toute confusion avec les pacifistes », déclara-t-il, « est cent fois plus dangereuse qu’une confusion temporaire avec les militaristes bourgeois ». [45]
L’argument de Trotsky se fondait sur la conception que la Quatrième Internationale devait se servir de la guerre impérialiste pour préparer la révolution socialiste. Ainsi, à une question de Cannon qui demandait : « Est-ce qu’on peut dire que nous sommes des militaristes ? » Trotsky répondit : « Oui, dans un certain sens nous sommes des militaristes prolétariens socialistes révolutionnaires ». [46]
Le 7 août 1940, Trotsky eut avec des membres du SWP une discussion au cours de laquelle il analysa la situation politique à la veille de l’entrée en guerre des États-Unis et les tâches qui se poseraient au parti une fois la guerre commencée. Partant du fait que l’engagement des États-Unis dans la guerre était inévitable, Trotsky s’efforça de développer une série de revendications transitoires grâce auxquelles le SWP pourrait trouver un chemin vers la classe ouvrière américaine dans les conditions de la guerre.
Pour Trotsky, contrairement à Munis, la politique du « défaitisme révolutionnaire » n’était pas seulement une question de mots. Œuvrer politiquement à la défaite de « sa propre » classe dirigeante en temps de guerre exigeait de développer concrètement une politique spécifique et des initiatives tactiques dans le but d’accélérer la rupture de la classe ouvrière d’avec le chauvinisme, sous toutes ses formes.
Trotsky faisait une distinction très importante entre la formule générale « transformer la guerre impérialiste en guerre civile » – qui exprimait la logique objective du développement historique et indiquait les tâches révolutionnaires essentielles à accomplir par le prolétariat – et les formulations et mots d’ordre spécifiques développés par le parti dans sa lutte pour mobiliser les masses contre la bourgeoisie.
Trotsky méprisait le pacifisme précisément parce qu’il n’était qu’un rejet « personnel » du militarisme bourgeois, laissant les masses mobilisées à leur sort. Il insistait pour que les membres du parti requis de faire leur service militaire acceptent l’incorporation et participent à la guerre avec leur génération.
« Il nous faut comprendre que la vie de la société, la politique, tout va être basé sur la guerre et qu’en conséquence le programme révolutionnaire doit aussi être basé sur la guerre. Nous ne pouvons nous opposer au fait de la guerre avec de la bonne volonté, un pacifisme pieux. Il faut nous placer dans l’arène créée par cette société. Cette arène est terrible – c’est la guerre – mais dans la mesure où nous sommes faibles et incapables de prendre en main le sort de la société, dans la mesure où la classe dirigeante est assez forte pour nous imposer cette guerre, nous sommes obligés d’accepter cette base pour notre activité. » [47]
Trotsky se penchait ensuite sur le problème spécifique de la conscience politique de la classe ouvrière américaine dans les conditions particulières de la guerre.
« Les capitalistes veulent maintenant créer cette puissante armée de millions d’hommes, former des officiers, créer un nouvel état d’esprit militaire et commencent avec succès à modifier l’attitude de l’opinion publique de la nation à l’égard du militarisme. À l’époque où Roosevelt a prononcé son discours électoral, l’opinion publique n’en avait que pour l’isolationnisme, mais maintenant ce sentiment est chose du passé ; il appartient déjà au temps de l’enfance de la nation en dépit du fait que cela ne s’est déroulé qu’il y a quelques mois.
« Maintenant le sentiment national est en faveur d’une grosse armée et d’une marine et aviation de guerre. C’est là l’atmosphère psychologique pour la création d’un appareil militaire et vous verrez qu’elle grandira jour après jour et semaine après semaine. Vous aurez des écoles militaires, etc. et les États-Unis deviendront une nouvelle Prusse. Les fils des familles bourgeoises seront pénétrés de sentiments et d’idéaux prussiens et leurs parents seront fiers que leurs fils ressemblent à des lieutenants prussiens. Dans une certaine mesure, il en sera de même chez les ouvriers.
« C’est pourquoi nous devons essayer de séparer les ouvriers des autres par un programme de formation, d’écoles pour ouvriers, d’officiers ouvriers, dévoués au bien-être de l’ouvrier dans l’armée, etc. Nous ne pouvons pas échapper à la militarisation, mais, à l’intérieur de l’appareil, nous pouvons observer la ligne de classe. Les ouvriers américains ne veulent pas être soumis par Hitler, et à ceux qui disent : ‘Ayons un programme de paix’, l’ouvrier répondra ‘Mais Hitler ne veut pas d’un programme de paix’. C’est pourquoi nous disons : ‘Nous défendrons les États-Unis avec une armée ouvrière, avec des officiers ouvriers, avec un gouvernement ouvrier, etc.’. Si nous ne sommes pas des pacifistes qui attendent un avenir meilleur, et si nous sommes des révolutionnaires actifs, notre travail est de pénétrer dans tout l’appareil militaire…
« En outre, nos camarades doivent être les meilleurs soldats et les meilleurs officiers et en même temps les meilleurs militants de classe. Ils devront provoquer chez les ouvriers la méfiance contre la tradition ancienne, les plans militaires et les officiers de la classe bourgeoise et insister sur la nécessité de former des officiers ouvriers qui seront parfaitement loyaux à l’égard du prolétariat…
« Il est parfaitement exact qu’il y aura dans la première période une explosion de patriotisme chauvin et que nous serons peut-être encore plus isolés que maintenant et que cette période d’activité sera forcément limitée par la répression, mais il faut nous adapter à cette situation. C’est pourquoi il serait doublement stupide de présenter maintenant une position pacifiste purement abstraite : le sentiment qu’ont les masses, c’est qu’elles doivent se défendre. Il nous faut dire ‘Roosevelt (ou Willkie) dit qu’il faut défendre le pays ; Bien ! Mais seulement si c’est notre pays, pas celui des ‘Soixante familles’ et de leur Wall Street. Il faut que l’armée soit sous notre propre commandement ; il nous faut avoir nos propres officiers, qui nous seront loyaux’. C’est de cette façon que nous pourrons aborder les masses, que nous aurons une approche envers les masses qui ne nous les aliènera pas et qui nous permettra ainsi de préparer la seconde étape, plus révolutionnaire.
« Il nous faut utiliser l’exemple de la France, jusqu’au bout. Il nous faut dire : ‘Ouvriers, je vous avertis, ils vont vous trahir ! Voyez Pétain, qui est un ami d’Hitler. Allons-nous avoir la même chose dans notre pays ? Il nous faut créer notre propre appareil, sous contrôle ouvrier’. Nous devons être attentifs à ne pas nous identifier avec le chauvinisme ni avec les sentiments confus de l’instinct de conservation, mais nous devons comprendre ces sentiments et nous y adapter de façon critique, préparer les masses à une meilleure compréhension de la situation, autrement nous resterons une secte dont l’espèce pacifiste est la plus détestable. » [48]
Trotsky revint à maintes reprises sur ces questions dans la dernière période de sa vie, proposant au SWP plusieurs manières de développer sa propagande antimilitariste tout en cherchant en même temps à préserver le plus longtemps possible sa capacité de travailler dans la légalité. Le 12 août, il écrivait ce qui suit à un membre du SWP :
« Bien entendu, nous ne pouvons pas faire comme les staliniens qui proclament leur dévouement absolu à la démocratie bourgeoise. Cependant, nous ne voulons fournir aucun prétexte à la répression.
« Dans ce cas, comme dans tous les autres, nous devons dire la vérité, à savoir que la meilleure méthode pour les masses, la plus économique et la plus favorable serait de réaliser la transformation de cette société par des moyens démocratiques. La démocratie est également nécessaire pour l’organisation et la formation des masses. C’est pourquoi nous sommes toujours prêts à défendre les droits démocratiques du peuple par nos propres moyens. Cependant, nous savons sur la base d’une énorme expérience historique que les Soixante familles ne permettront jamais la réalisation démocratique des principes socialistes. À un moment donné, les Soixante familles vont inévitablement renverser ou tenter de renverser les institutions démocratiques pour les remplacer par une dictature réactionnaire. C’est ce qui est arrivé en Italie, en Allemagne et au cours des derniers jours en France, sans parler de pays moins importants. Nous disons à l’avance que nous sommes prêts à repousser les armes à la main une telle tentative…
« Cette position correspond à la réalité historique et est juridiquement inattaquable. » [49]
Le jour suivant, le 13 août 1940, Trotsky écrivit une autre lettre dans laquelle il insistait sur les événements survenus en France, où la bourgeoisie avait instauré une dictature pronazie à Vichy sous la conduite du maréchal Pétain.
La Quatrième Internationale, expliquait-il, devait appeler les travailleurs à
« …refuser catégoriquement de défendre les libertés civiles et la démocratie à la manière française : les ouvriers et les paysans donnent leur sang pendant que les capitalistes concentrent entre leurs mains les leviers de commande. L’expérience Pétain devrait former maintenant le point de mire de notre propagande de guerre. Il est bien sûr important d’expliquer aux ouvriers avancés que le véritable combat contre le fascisme est la révolution socialiste. Mais il est plus urgent, plus impératif d’expliquer aux millions d’ouvriers américains que la défense de leur ‘démocratie’ ne peut être confiée à un maréchal Pétain américain, et il ne manque pas de candidats à ce rôle. » [50]
Une autre lettre suivit bientôt traitant la même question. Le 17 août 1940, Trotsky écrivit à propos des « avantages » de la position anti-pacifiste du SWP : « Tout d’abord, elle est essentiellement révolutionnaire et s’appuie sur le caractère général de notre époque, où toutes les questions seront décidées non seulement par l’arme de la critique mais par la critique des armes ; deuxièmement, elle n’a pas une goutte de sectarisme. Nous n’opposons pas aux événements ni aux sentiments des masses l’affirmation abstraite de notre sainteté ». [51]
C’était donc bien la perspective de Trotsky pour développer le travail révolutionnaire dans les conditions de la guerre qui était à la base de la politique militaire adoptée par le Socialist Workers Party. Sans faire aucune concession au social-chauvinisme, Trotsky exhorta maintes fois le SWP à trouver un moyen d’en appeler à la haine sincère et justifiée que les ouvriers américains éprouvaient pour le fascisme hitlérien.
Il ne s’agissait pas là de considérations simplement tactiques. C’était précisément parce qu’à l’origine de la guerre impérialiste il y avait une intensification extrême des contradictions du capitalisme mondial et que ces contradictions constituaient la base objective de futures explosions que le premier souci de Trotsky était de préparer le parti aux violents changements que la guerre ne manquerait pas d’entraîner dans la lutte des classes.
C’est à ce problème que Trotsky travaillait le jour même de son assassinat, le 20 août 1940. Dans un article inachevé qu’il écrivait au moment où l’assassin du GPU, Ramon Mercader, pénétrait dans sa maison, il faisait les observations suivantes :
« La guerre actuelle, comme nous l’avons dit plus d’une fois, est la continuation de la dernière guerre. Mais continuation n’est pas répétition. En règle générale, une continuation signifie un développement, un approfondissement, une accentuation. Notre politique, la politique du prolétariat révolutionnaire envers la deuxième guerre mondiale impérialiste est une continuation de la politique développée principalement sous la direction de Lénine durant la dernière guerre impérialiste. Mais une continuation ne signifie pas une répétition. Dans ce cas également une continuation signifie un développement, un approfondissement et une accentuation. » [52]
Trotsky analysait ensuite le contexte historique dans lequel Lénine avait élaboré sa conception du défaitisme révolutionnaire. Il faisait remarquer que, même à la veille de la Révolution de février 1917, Lénine n’avait pas anticipé une révolution socialiste dans un avenir prévisible. La formulation adoptée par Lénine, expliquait Trotsky, exprimait le point de vue que les bolcheviks formaient « l’extrême-gauche » de l’opposition à la guerre impérialiste et n’étaient pas des « prétendants à la prise du pouvoir ».
« Entre le déclenchement de la Première guerre impérialiste (août 1914) et la révolution de février (février 1917), la question de la lutte pour le pouvoir ouvrier fut conçue comme une ‘question de perspective historique indéfinie et non pas comme une tâche du lendemain’. Cette conception affectait nécessairement la manière dont les bolcheviks expliquaient leur politique vis-à-vis de la guerre.
« L’attention de l’aile révolutionnaire était centrée sur la question de la défense de la patrie capitaliste. Naturellement, les révolutionnaires répondaient à cette question par la négative. Ceci était tout à fait correct. Mais alors que cette réponse purement négative servait de base à la propagande et à l’entraînement des cadres, elle ne pouvait gagner les masses qui ne voulaient pas d’un conquérant étranger.
« En Russie d’avant la guerre, les bolcheviks constituaient les quatre cinquièmes de l’avant-garde prolétarienne, c’est-à-dire des travailleurs participant à la vie politique (journaux, élections etc.). À la suite de la révolution de février, cette autorité incontestée passa aux mains des défensistes, des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires. Il est vrai qu’en l’espace de huit mois les bolcheviks conquirent l’écrasante majorité des travailleurs. Mais le rôle décisif dans cette conquête ne fut pas joué par le refus de défendre la patrie bourgeoise, mais par le mot d’ordre ‘Tout le pouvoir aux soviets !’ Et seulement par ce mot d’ordre révolutionnaire ! La critique de l’impérialisme, son militarisme, la renonciation à la défense de la démocratie bourgeoise et ainsi de suite, n’auraient jamais gagné l’écrasante majorité du peuple aux côtés des bolcheviks… » [53]
Trotsky rappelait quelles étaient les perspectives de la lutte révolutionnaire aux États-Unis :
« Il va de soi que la radicalisation de la classe ouvrière aux États-Unis n’a traversé que sa phase initiale, presque exclusivement dans le domaine du mouvement syndical (la CIO). La période d’avant-guerre, puis la guerre elle-même, peuvent temporairement interrompre ce processus de radicalisation, surtout si un nombre important d’ouvriers est absorbé dans l’industrie de guerre. Mais cette interruption ne sera pas durable. La seconde étape aura un caractère plus nettement marqué. Le problème de la formation d’un parti indépendant des travailleurs sera à l’ordre du jour. Le deuxième stade de la radicalisation prendra un caractère beaucoup plus franc. Le problème de la formation d’un parti ouvrier indépendant sera à l’ordre du jour. Nos revendications transitoires deviendront très populaires. D’un autre côté, les tendances fascistes réactionnaires reculeront à l’arrière-plan et se tiendront sur la défensive en attendant un moment plus favorable. C’est la perspective la plus prochaine. Rien n’est plus vain que de spéculer pour savoir si oui ou non nous arriverons à former une puissante direction révolutionnaire. Devant nous se trouve une perspective favorable, donnant toutes les justifications au militantisme révolutionnaire. Il faut utiliser les occasions qui se présentent et construire le parti révolutionnaire.
« La Seconde Guerre mondiale pose la question du changement de régime de façon plus urgente que la première. C’est d’abord et avant tout une question de régime politique. Les ouvriers savent que la démocratie a fait partout naufrage et que le fascisme les menace même là où il est encore inexistant. La bourgeoisie des pays démocratiques va naturellement utiliser cette peur du fascisme de la part des ouvriers, mais de l’autre, la faillite des démocraties, leur effondrement, leur douloureuse transformation en dictatures réactionnaires oblige les ouvriers à se poser la question du pouvoir et les rend réceptifs à la question du problème du pouvoir. » [54]
Trotsky tentait manifestement de donner au principe du défaitisme révolutionnaire un contenu aussi actif, concret et souple que possible, d’établir un lien pratique et vivant entre la lutte contre la guerre impérialiste, et la conquête de la direction de la classe ouvrière et la prise du pouvoir.
« La classe ouvrière américaine n’a toujours pas, même aujourd’hui, de parti ouvrier de masse. Mais la situation objective et l’expérience accumulée par les ouvriers américains peuvent mettre en très peu de temps à l’ordre du jour la question de la prise du pouvoir. C’est cette perspective qui doit être à la base de notre agitation. Il ne s’agit pas simplement d’avoir une position sur le militarisme capitaliste et le refus de défendre l’État bourgeois, mais de préparer directement la prise du pouvoir et la défense de la patrie socialiste. » [55]
La subtilité du raisonnement dialectique de Trotsky dépassait complètement Munis qui ne voyait dans le principe du « défaitisme révolutionnaire » qu’une occasion de prendre des poses de petit-bourgeois radical. En dépit des accusations qu’il portait contre Cannon et qui avaient l’air d’être de gauche, Munis ne croyait pas réellement que le défaitisme révolutionnaire pouvait, en tant que programme d’action concret, rassembler les masses.
Les formulations défensives que Munis critiquait avaient pour objectif de pénétrer la conscience des travailleurs américains et de transformer leur haine du fascisme en un levier pour la lutte contre l’impérialisme américain.
Le procès de Minneapolis que le renégat Banda dénonce à présent comme « une trahison criminelle » fait partie de l’héritage révolutionnaire défendu par le Comité International de la Quatrième Internationale. Le SWP fut la seule tendance du mouvement ouvrier aux États-Unis à s’opposer à la guerre impérialiste tout en défendant et en soutenant inconditionnellement l’Union Soviétique dans sa lutte contre le fascisme allemand.
Mis à part Munis, il n’y eut qu’une autre voix pour critiquer la politique militaire du SWP, celle du Workers Party petit-bourgeois de Max Shachtman, l’organisation bâtarde née de la scission de 1940. Celui-ci qualifia la politique du SWP de « concession au social-patriotisme » et « d’abandon de la position révolutionnaire internationaliste ». (New International, janvier 1941).
Malgré toute la rhétorique « de gauche » de la dénonciation du SWP par Shachtman, c’était le pacifisme petit-bourgeois qui constituait son véritable caractère de classe. Cette position fut démasquée quand, dans le numéro du 12 août 1940 de Labor Action, Shachtman endossa avec enthousiasme l’opposition de John Lewis à la conscription : « Nous sommes à cent pour cent avec Lewis dans la lutte contre la conscription ».
À quoi Trotsky avait fait cette réponse cinglante : « Nous, nous ne sommes pas même à un pour cent avec Lewis, car Lewis cherche à défendre la patrie capitaliste par des moyens dépassés. La grande majorité des travailleurs comprend ou sent que ces moyens (une armée de volontaires professionnels) sont dépassés d’un point de vue militaire et extrêmement dangereux d’un point de vue de classe ». [56]
Comme l’histoire allait finalement le prouver, la politique petite-bourgeoise ultragauchiste de Shachtman n’était qu’une étape d’un parcours politique qui allait le mener dans le camp de l’impérialisme américain. La bourgeoisie américaine le reconnut instinctivement. Elle ne vit pas dans sa rhétorique sectaire de raison de s’alarmer et jamais durant la deuxième guerre mondiale elle n’entreprit de poursuites judiciaires contre le Workers Party.
Le SWP a maintenu et développé sa position défaitiste après le procès. James P. Cannon publia une déclaration sur l’entrée en guerre des États-Unis, déclaration qui parut le 7 février 1942 dans Militant.
« Les considérations qui ont déterminé notre attitude envers la guerre jusqu’au début des hostilités entre les États-Unis et les puissances de l’Axe gardent toute leur valeur dans la nouvelle situation.
« Nous avons considéré que la guerre des puissances impérialistes impliquées – l’Allemagne et la France, l’Italie et la Grande-Bretagne – comme une guerre impérialiste.
« Cette définition de la guerre fut déterminée par la nature des États impliqués. Ils étaient tous des États capitalistes dans l’époque de l’impérialisme, soit impérialistes eux-mêmes, opprimant d’autres nations et peuples, soit des satellites de puissances impérialistes. L’extension de la guerre au Pacifique et l’entrée en guerre effective des États-Unis et du Japon ne changent rien à cette analyse de fond.
« Selon Lénine, la question de savoir lequel des bandits impérialistes avait tiré le premier coup de feu n’avait aucune importance ; chaque puissance impérialiste a ‘attaqué’ l’autre puissance impérialiste pendant le dernier quart de siècle par des moyens économiques et politiques ; le recours aux armes n’est que le point culminant de ce processus qui continuera tant que durera le capitalisme. »
Cannon expliquait ensuite que le SWP soutenait la lutte de l’URSS contre l’impérialisme allemand et malgré Tchang-Kaï-chek celle des masses chinoises contre l’impérialisme japonais. Il poursuivait ainsi :
« Aucune des raisons qui nous obligent à soutenir l’Union Soviétique et la Chine contre leurs ennemis ne peut s’appliquer à la France ou à la Grande-Bretagne. Ces ‘démocraties’ impérialistes sont entrées dans la guerre pour maintenir leur domination sur les centaines de millions de gens se trouvant assujettis par les empires britanniques et français ; défendre ces ‘démocraties’ signifie défendre l’oppression des masses d’Afrique et d’Asie. Avant tout, cela signifie défendre l’ordre social capitaliste en déclin. Nous ne défendons pas cela, ni en Italie et en Allemagne, ni en France et en Grande-Bretagne – ni aux États-Unis. »
L’affirmation de Banda selon laquelle le SWP avait adopté une politique basée partiellement sur la défense nationale - allégation sur laquelle il fonde toute une série d’attaques ultérieures destinées à discréditer la Quatrième Internationale, est un mensonge complet.
Le SWP mena une campagne inlassable pour démasquer l’impérialisme américain et ses alliés. Une lecture des numéros de Militant parus pendant la guerre offre un modèle de la façon dont les marxistes organisent une propagande et une agitation anti-impérialistes dans la classe ouvrière.
Parmi les thèmes soulevés avec persistance dans les publications du SWP, on trouve la dénonciation des persécutions et des violences exercées contre les noirs américains par ceux qui faisaient régner la loi du lynchage, l’intensification brutale de l’exploitation par les capitalistes à la recherche de surprofits militaires et la violente répression par l’impérialisme britannique des luttes pour l’autodétermination des masses en Asie. Militant fit ses titres des crimes perpétrés au Ceylan par le gouverneur général britannique Sir Andrew Caldecott et mena une campagne pour faire connaître la suppression du Lanka Sama Samaja Party dans ce pays.
Dans le même temps, Militant donna de façon répétée son appui aux masses de l’Inde en lutte contre l’impérialisme britannique. En 1942, une déclaration du Comité national du SWP expliquait ceci :
« À son premier anniversaire, la ‘Charte atlantique’ se trouve démasquée comme un mince voile derrière lequel l’Empire britannique cache son règne tyrannique sur les masses coloniales. Les masses de l’Inde goûtent pour la première fois aux ‘quatre libertés’ de Churchill-Roosevelt sous la forme de gaz lacrymogène et de balles. Nous exigeons l’arrêt immédiat de la terreur et de la violence contre le peuple de l’Inde !
« Les soi-disant ‘démocrates’ qui, hier encore, allaient plaider devant les dirigeants britanniques pour que quelques concessions soient accordées aux masses indiennes, attaquent aujourd’hui leur mouvement et justifient la répression contre celui-ci au nom de la guerre ‘de la démocratie contre le fascisme’. Ils ne font révéler par là que leurs soi-disant mots d’ordre ne sont que de la fausse monnaie et qu’eux-mêmes ne sont que les agents payés par l’impérialisme. » [57]
Le SWP combattit tous ceux qui dans le mouvement ouvrier cherchaient à rendre légitime l’intervention des États-Unis dans la guerre, prétendant que c’était la seule façon d’arrêter le fascisme. Lorsqu’après avoir laissé tomber son pacifisme à la suite de l’attaque de Pearl Harbour, comme l’avait prédit Cannon, le social-démocrate Norman Thomas déclara en janvier 1942 : « Je ne peux voir aujourd’hui aucune alternative pratique à la guerre comme moyen d’arrêter le triomphe du fascisme totalitaire à l’échelle mondiale. », le SWP publia cette réponse caustique :
« Une victoire des alliés anglo-américains dans cette guerre arrêterait encore moins la descente aux enfers que ne le fit leur victoire dans la première guerre mondiale. La cause de toute réaction politique, sociale et économique aujourd’hui réside dans la décomposition du capitalisme mondial. La guerre cause tant de destruction que le système capitaliste ne peut aller que de mal en pis, d’un stade de réaction à un autre pire encore, quelle que soit la coalition capitaliste qui aura le dessus. L’hitlérisme n’est pas nécessairement le plus effroyable phénomène que puisse produire la dégénérescence capitaliste ! Une victoire de la Grande-Bretagne et des États-Unis ne constitue pas non plus une garantie quelconque contre l’établissement du fascisme dans ces pays ! …
« Dans cette déclaration, Thomas ne laisse pas seulement tomber le socialisme, mais lance aussi des phrases pacifistes par lesquelles il trompait ses partisans avant la guerre… Il se montre à présent tel qu’il est réellement : un pleurnichard hypocrite à la traîne du cortège social-patriote conduit par les staliniens, les sociaux-démocrates et les dirigeants officiels du mouvement ouvrier. » [58]
Cette position des trotskystes enragea les staliniens du Parti communiste américain qui jouaient alors le rôle de police politique pour Roosevelt dans le mouvement ouvrier. Ils essayèrent de mobiliser des bandes pour lyncher des membres du SWP. Un exemple typique de l’activité du PC contre les trotskystes pendant la guerre est ce tract portant le titre : « Les agents d’Hitler à votre porte ». Ce tract déclarait : « Militant est un organe de propagande nazi. Aucun travailleur patriotique américain ne se salira les mains en acceptant un numéro de cette publication. » [59]
Malgré d’innombrables provocations de ce genre, les staliniens furent incapables d’empêcher la vente de Militant aux portes des grandes usines. Quand l’administration Roosevelt eut réalisé qu’elle ne pouvait réduire les trotskystes au silence malgré l’emprisonnement de ses principaux dirigeants, elle entreprit de bloquer la distribution de Militant par la poste en retirant au journal son droit d’être posté à tarif réduit. Dans une lettre datée du 28 décembre 1942 qu’il adressait au ministre des Postes, le ministre de la Justice, Francis Briddle, expliquait les raisons de son action punitive :
« En vertu de la collaboration existant jusqu’à ce jour entre votre ministère et le mien concernant les questions d’intérêt commun, je vous transmets et soumets à votre considération des informations concernant The Militant, un hebdomadaire publié par The Militant Publishing Association, 116 University Place, New York, N.Y.
« Depuis le 7 décembre 1941, cet hebdomadaire a ouvertement découragé les masses populaires de participer à la guerre. Il est pénétré de la thèse que la guerre n’est menée qu’au profit des groupes dirigeants et ne servira qu’à perpétuer l’esclavage de la classe ouvrière. On y explique avec insistance que cette guerre n’est qu’un conflit impérialiste pour une part de butin et qu’elle est menée aux dépens de la vie et du niveau de vie du peuple qui, par conséquent, ne devrait pas la soutenir. Cette publication tourne en dérision la démocratie et les ‘quatre libertés’ qu’elle qualifie d’escroquerie hypocrite. Elle contient des attaques antibritanniques, des accusations de collaboration des États-Unis avec le fascisme. Elle soulève en outre les questions de race et d’autres questions propres à engendrer une opposition à l’effort de guerre et à saper le moral des forces armées. Je joins une note composée d’extraits du Militant depuis le 7 décembre 1941.
« Vous pourriez ordonner que des raisons juridiquement valables vous soient fournies pour justifier le maintien du droit de Militant au tarif réduit. Pour ce qui est de cette question, je vous rappelle qu’en des cas semblables, j’ai attiré votre attention sur la Section 3, Titre I de l’Espionage Act de 1917 et sur la décision de la Cour suprême dans l’affaire de la Milwaukee Publishing Company contre Burleson, 255 US 407 (1921), défendant le droit du ministère des Postes de suspendre ou de retirer le privilège de tarif postal réduit à une publication qui, de façon persistante, publie des articles séditieux. Mon ministère vous assure de sa complète collaboration dans toute action que vous jugeriez opportune d’entreprendre. » [60]
Ce document sorti du bureau du Procureur général de Roosevelt est la réponse la plus irréfutable qu’on puisse donner à l’accusation de Banda selon laquelle Cannon avait fait preuve de « lâcheté politique » pendant la Deuxième Guerre mondiale.
James P. Cannon, Socialism on Trial, Pathfinder Press, New York 1973, p.119.
Ibid., p.120.
Ibid., p.105.
Léon Trotsky, Writings of Leon Trotsky (1939-1940) (New York : Pathfinder Press, 1973), p.253.
Ibid., p.256.
Ibid., p.257.
Ibid., p.331.
Ibid., pp.332-34.
Ibid., p.343.
Ibid., p.344.
Ibid., p.392.
Ibid., p.411.
Ibid., pp.411-12.
Ibid., pp.412-23.
Ibid., p.414.
Léon Trotsky, Défense du marxisme, EDI, Paris 1976, p.309.
Militant, 15 août 1942.
Militant, 14 février 1942.
Militant, 14 mars 1942.
Militant, 30 janvier 1943.