Le document niait toute conception du développement inégal de l’économie mondiale et de la lutte de classe (dont est tirée la loi du développement combiné). Ainsi, la résolution rédigée par Slaughter pendant ses heures de loisirs présentait les affirmations suivantes :
1. « Les lois objectives du déclin capitaliste agissent maintenant sans aucun frein. Elles ont rompu les digues. » (Idem., p. 4)
Cela ne peut que signifier que tous les autres facteurs subjectifs, à savoir l’intervention consciente de la bourgeoisie, ont été surmontés et que l’économie capitaliste s’engouffre avec fracas dans l’abîme telle une cascade. Mais comme le montre l’histoire et comme Trotsky l’a expliqué, la bourgeoisie n’est jamais une victime passive des « lois objectives du déclin capitaliste » mais intervient dans ce processus objectif pour contrecarrer et influencer l’action de ces lois objectives. Ce n’est que dans le cadre d’une étude scientifique abstraite, comme c’est le cas dans le premier tome du Capital, qu’on peut étudier le mouvement abstrait « sans aucun frein » des lois objectives du déclin capitaliste. Dans le tome 3, Marx traite déjà des formes plus complexes à travers lesquelles ces lois sont médiatisées dans la société capitaliste. Dans la société les lois du déclin capitaliste agissent par l’intermédiaire de classes, qui, à leur tour, agissent sur elles et influencent leurs cours. Il suffit d’indiquer que la loi la plus importante régissant le déclin capitaliste, celle de la baisse tendancielle du taux de profit, n’agit pas « sans frein » mais est soumise à toute une série de facteurs, aussi objectifs que subjectifs, agissant en sens inverse. C’est pourquoi, la déclaration citée plus haut et qui constitue le fondement « théorique » de tout le document est absurde et on ne peut l’expliquer que par le fait que le WRP rejetait toute nécessité d’un travail sérieux pour le développement de perspectives marxistes.
2. « Ce qui caractérise essentiellement la situation politique dans chaque pays, c’est la domination ouverte de ces lois objectives de la crise historique du capitalisme à l’échelle mondiale. » (Idem.)
Cette déclaration était déduite de la précédente et constituait une transition vers la conclusion suivante :
3. « La classe capitaliste se voit confrontée – et cela est unique dans les annales de l’histoire – à une classe ouvrière qui malgré un chômage de masse grandissant fait face à des expériences révolutionnaires comme une classe invaincue. Les luttes révolutionnaires de masse des mineurs britanniques et d’autres ouvriers européens ont lieu en même temps que la résistance grandissante des masses en Amérique latine, en Afrique, au Moyen-Orient et en Asie provoqués par la même crise insoluble du capitalisme. » (Idem.)
C’est en effet sans précédent dans l’histoire, parce qu’une situation telle que décrite dans le paragraphe précédent n’a jamais existé et n’existera jamais. Toutes les relations entre les différents pays et entre les luttes qui s’y déroulent étaient avant tout et seulement des constructions de la langue britannique. Monsieur le professeur Slaughter décrétait même, de façon tout à fait olympienne, que le chômage n’était plus un facteur significatif dans les conditions concrètes de la lutte de classe de chaque pays.
4. « La réalité, c’est que les batailles révolutionnaires décisives ont déjà été engagées. » (Idem., p. 5)
Cette affirmation était présentée comme une vérité universelle applicable à tous les pays. Elle signifiait que ceux qui prenaient ce document au sérieux, devaient prendre chaque lutte, si isolée et minoritaire fut-elle, pour une des luttes décisives de la révolution et signifiant donc un combat immédiat pour la vie et pour la mort. Il n’y a, par conséquent, pas de différence essentielle entre une grève des mineurs dans les mines d’or d’Afrique du Sud, les manifestations de masse en Haïti et les grèves aux Etats-Unis auxquelles ne participent qu’un petit nombre d’ouvriers. Une telle perspective ne pouvait conduire ceux qui appuyaient sur elle leur travail politique qu’aux aventures les plus insensées et les plus téméraires.
5. « Chaque jour est un mouvement du flot révolutionnaire de développements – la question n’est pas que quelque chose ‘se développe’ pour l’avenir. » (Idem.)
Cela signifiait que la situation révolutionnaire se trouvait déjà partout dans le monde pour ainsi dire dans son « neuvième mois » et que le mouvement des masses avait déjà atteint dans chaque pays son niveau de développement maximal.
6. « La lutte politique – dans laquelle se trouve à présent la classe ouvrière et les sections du Comité international – sont des luttes dans lesquelles la question de la conquête du pouvoir est déjà directement posée et pour laquelle il faut trouver une réponse. » (Idem.)
Slaughter était capable d’écrire de telles lignes et, tout comme Trotsky l’avait remarqué à propos des universitaires petits-bourgeois, de les remettre dans sa serviette, les oublier et s’en aller d’un pas insouciant vers l’université de Bradford le jour suivant. Mais, pour ceux qui dans les diverses parties du monde avait ont lu ces lignes, leur signification avait des conséquences plus sérieuses. Alors qu’elles ne coûtaient à Slaughter pas plus d’un après-midi passé dans son bureau, elles pouvaient, le cas échéant, coûter la vie à d’authentiques révolutionnaires.
7. « Les lois objectives prédominent et la lutte pour le pouvoir est à l’ordre du jour dans chaque pays, que ce soit sous la forme d’un développement contenu dans la lutte pour organiser la grève générale en Grande-Bretagne, ou sous une autre forme. » (Idem.)
Cette phrase établissait une identité de toutes les formes de luttes. Non seulement, elle ne tenait pas compte du stade de développement de chaque lutte mais, ce qui n’était pas moins important pour la stratégie du CIQI, elle ne tenait pas compte non plus des forces de classe qui les dominaient. Avec cette formule « sous une autre forme » une identité politique était créée entre des luttes menées par différentes couches sociales. On leur accordait le même poids et la même importance historique dans la perspective du Comité International. On ne pouvait par conséquent pas faire de distinctions entre des manifestations d’agriculteurs américains et des grèves d’ouvriers des abattoirs du Minnesota ou entre des grèves menées par les cheminots en Inde et l’occupation du Temple d’or par les Sikhs ou l’attentat à la bombe de l’IRA à Brighton et la grève des mineurs. Toutes ces luttes n’étaient présentées que comme différentes « formes » de la même essence universelle. La perspective historique du CIQI se trouva ainsi détournée de son axe prolétarien.
8. « Le prolétariat invaincu des Etats-Unis entre dans des luttes de nature révolutionnaire en même temps que celui du reste du monde. » (Idem. p. 7)
Au moment où ces lignes furent écrites, les grèves se trouvaient à leur niveau le plus bas de toute la période d’après-guerre et ceci pour la troisième année consécutive. Depuis 1981, il n’y avait pas eu une seule manifestation de masse de la classe ouvrière. Suite aux trahisons répétées de l’AFL- CIO, le nombre de travailleurs organisés dans les syndicats avait atteint son niveau le plus bas depuis plus d’une génération. A la mi-1985, débuta une série de grèves – parmi elles, la première grève dans la sidérurgie depuis 25 ans. Ces grèves, à caractère essentiellement défensif, étaient dirigées contre des baisses de salaires et d’autres détériorations dans les conventions collectives. Aucune des grèves n’était politique mais, dans une résolution, on plaçait la lutte de classes aux Etats-Unis au même niveau que celles se déroulant en Afrique du Sud, au Brésil ou en Grande-Bretagne. Si cela avait été le cas, il aurait fallu abandonner la perspective de la lutte pour la construction d’un parti ouvrier aux Etats-Unis en tant que premier pas vers l’indépendance politique de la classe ouvrière – vu qu’il n’y aurait pas eu de nécessité pour ce stade intermédiaire de développement.
En fait, depuis 1983 le WRP avait constamment fait pression sur la Workers League pour qu’elle abandonne sa revendication en faveur de la construction d’un parti ouvrier aux Etats-Unis. Dans sa lettre de décembre 1983, Slaughter avait attaqué la Workers League parce qu’elle plaçait cette question au centre de son travail et, en février 1984, Healy prétendit, sans produire le moindre élément de preuve pour étayer ses reproches, que la Workers League transformait la revendication pour un parti ouvrier en un but stratégique et, de cette manière, liquidait la lutte pour la construction de la Workers League. La véritable intention de Slaughter et de Healy était de forcer la section américaine à abandonner son orientation prolétarienne et à se tourner vers le mouvement de protestation en faillite de la petite-bourgeoisie radicale.
9. « La confrontation révolutionnaire entre les classes, la lutte pour le pouvoir, le développement de toute une série de luttes interconnectées, à développement inégal mais unifiées en vue de la conquête du pouvoir – ont déjà commencé et ne peuvent être considérées comme à venir. » (Idem., p. 8)
Cette phrase est à peine une variation du même thème avec un peu plus de confusion en sus. Eu égard à son âme théorique, Slaughter ajouta – et cela ne lui coûta que quelques gouttes d’encre de plus – les mots « développement inégal ». Mais, après avoir affirmé que les luttes unifiées et interconnectées pour le pouvoir ont maintenant commencé et ne sont pas seulement à venir, ces mots « développement inégal » ne pouvaient être rien d’autre qu’un verbiage sans signification. En tout cas, aucun de ces exposés n’était concrètement illustré par des exemples dérivés soit de l’histoire, soit du développement actuel vivant de la lutte de classe. Ainsi, Slaughter n’expliquait pas la différence entre une lutte déjà « commencée » et une lutte « à venir » pour le pouvoir d’Etat. Il n’éprouvait pas la nécessité de qualifier le moment historique où la lutte anticipée pour le pouvoir devient la lutte déjà en cours.
Les abstractions supra-historiques de Slaughter, déconnectées du développement actuel de la lutte de classe, n’étaient pas simplement le produit de son propre appauvrissement théorique. La direction du WRP avait besoin de ce type de document précisément parce qu’elle ne pouvait tolérer une analyse concrète des expériences stratégiques du parti et de la lutte de classe internationales durant la décennie précédente.
10. « Toutes les tâches politiques du CI et de ses sections dérivent de ce contenu révolutionnaire des luttes dans lesquelles la classe ouvrière est irrémédiablement engagée. » (Idem., p. 9)
Par ces mots, Slaughter tentait de jeter un énorme filet. Tandis qu’il parlait de « toutes les tâches... » Slaughter n’en élabora même pas une seule – pour le Comité international, pour une seule section... même pas pour une cellule. Malgré sa tentative de transformer les Cahiers philosophiques de Lénine en une plate-forme factionnelle contre le Comité international, aucun des charlatans antimarxistes dans la direction du WRP n’était capable d’une véritable analyse dialectique. Ils ne pouvaient comprendre pourquoi Lénine citait de plein accord cette « formule magnifique » tirée de la Logique de Hegel : « Pas seulement abstraitement un universel, mais l’universel qui englobe en soi la richesse du particulier, de l’individuel, du singulier ». (V. I. Lénine, Œuvres, Editions sociales et Ed. du Progrès, tome 38, p. 96)
Il est à peine surprenant qu’après la scission du CI Healy et ses amis renégats de la section grecque se soient réclamés de l’autorité de la résolution du Dixième congrès. C’était le genre de document qui fournirait à tout démagogue petit-bourgeois suffisamment de vocabulaire ronflant pour une année entière. Aussi bien par son style que par son contenu, cette résolution ressemblait étrangement à celle que Pablo avait préparée et qui constituait l’orientation fondamentale du Troisième congrès en 1951 :
« La situation est prérévolutionnaire partout à divers degrés et se développe dans une période relativement courte en une situation révolutionnaire. » (traduit de « The Building of the Revolutionary Party », SWP International Information Bulletin, juin 1952, p. 35)
Le document du Dixième congrès caractérise l’apogée de la fureur anti-internationaliste de la clique Healy-Banda-Slaughter. La fraction trotskyste du Comité international de la Quatrième Internationale avait pour tâche élémentaire de récuser cet exercice réactionnaire de faiseurs de phrases radicaux petits-bourgeois.
Le Dixième congrès était historique en ce sens : il prouvait que le WRP avait perdu toute légitimité de diriger le Comité international de la Quatrième Internationale.
Sept mois après la conclusion du Dixième congrès, les délégués du Comité International furent sommés de se rendre d’urgence à Londres, pour assister à un meeting tenu le 17 août 1985. Ce dernier fut présidé par Banda, Healy prit la parole ainsi que Corin Redgrave et Dot Gibson, responsable de la trésorerie du WRP. Ils prétendirent qu’ils se trouvaient dans une sérieuse crise financière dont la cause résidait dans les taxes inattendues exigées par le gouvernement. Aucune référence n’était faite à la crise politique faisant rage au sein du WRP - la désertion de Jennings, les allégations contre Healy et la requête concernant l’établissement d’une commission de contrôle afin de procéder à un examen minutieux de ses activités. Le WRP promettait de rembourser toutes les sommes prêtées et collecta 84 000 livres sterling en obligations. Entre-temps, vu que la crise approchait de son dénouement, les relations avec le Comité International avaient dégénéré au point d’atteindre le niveau du vol et de l’extorsion de fonds.