Pendant l’année 1983, Cliff Slaughter, en secrète collaboration avec Healy, créa les bases d’une provocation politique contre la Workers League, l’organisation trotskyste américaine qui travaille en solidarité avec le Comité International. En avril 1983, il s’empara d’un éditorial paru plusieurs semaines auparavant dans le Bulletin (l’organe bihebdomadaire du parti américain) et se servit de la philosophie comme prétexte pour attaquer la Workers League. Dans une brève déclaration à propos du centenaire de la mort de Karl Marx et en hommage à son œuvre, l’éditorial n’avait pas parlé explicitement de la contribution de l’idéalisme classique allemand à l’élaboration du matérialisme dialectique. Bien que cela méritât à peine d’être relevé et bien que Slaughter ait su que le secrétaire de la Workers League, D. North, n’était pas l’auteur de cet article (il se trouvait en Grande-Bretagne quand celui-ci fut publié), le secrétaire du Comité international envoya à la Workers League une lettre solennelle dans laquelle il laissait entendre que quelque chose allait terriblement mal au sein de l’organisation américaine.
Trois mois plus tard, Slaughter se plaignit, dans une autre lettre adressée à la Workers League, de ce qu’il n’avait obtenu aucune réponse écrite et exigeait qu’on réponde à sa critique :
« Vous vous rappelez probablement que je vous ai envoyé une courte lettre dans laquelle j’attirais votre attention sur certaines phrases d’un éditorial du Bulletin. Dans cet éditorial on abordait la contribution théorique de Marx sans parler du contenu essentiel de la méthode dialectique qui fut élaborée par la ‘négation’ de la philosophie hégélienne. Dois-je comprendre que vous avez reçu cette lettre et que je peux en attendre une réponse. » (13 juillet 1983)
Slaughter n’avait plus foulé le sol de l’Amérique du Nord depuis plus de cinq ans avant d’envoyer ces lettres. Et lorsqu’il le fit, ce fut pour participer à une réunion de fin de semaine du Comité central de la Workers League. Mais il manqua la moitié des séances, parce qu’il trouvait plus intéressant de fouiner dans les librairies de New-York à la recherche de l’étude de Max Raphaël sur Pablo Picasso que de discuter des problèmes du mouvement américain. Ensuite, le lundi matin, avant même que la réunion du Comité central ne soit terminée, il fallut l’emmener rapidement à l’aéroport pour ne pas qu’il manque un cours prévu à l’université de Bradford. Pour le prix d’un aller-retour outre-Atlantique que la Workers League paya, les camarades américains eurent le plaisir de sa compagnie pendant quelques heures. Et voilà que Slaughter prétendit, à cause d’un éditorial qui n’avait pas mentionné la dette de Marx envers Hegel, avoir découvert de sérieuses faiblesses au sein de la Workers League. Ajoutons encore que ces deux lettres étaient les premières de sa part que la Workers League recevait depuis six ans et qu’en huit ans elle n’en avait reçu que deux.
En octobre 1983, lors d’une réunion du Comité international, D. North fit un rapport détaillé de la situation politique aux Etats-Unis ainsi que des projets de la Workers League pour intervenir dans les élections présidentielles de 1984. La base de cette intervention devait être la lutte pour l’indépendance politique de la classe ouvrière vis-à-vis des deux grands partis capitalistes. On posait dans ce but la revendication d’un parti ouvrier, s’appuyant sur les syndicats. En accord avec un plan préparé à l’avance avec Healy, Slaughter exprima son inquiétude vis-à-vis du fait que le rapport de D. North ne se soit pas concentré sur les progrès de la lutte pour le matérialisme dialectique aux Etats-Unis. Puis Banda intervint après avoir jeté un bref regard sur le titre du dernier Bulletin qui dénonçait le discours à la nation de Reagan, dans lequel il justifiait l’intervention américaine dans l’île de Grenade. Banda émit des objections contre le titre, « Reagan est un menteur », prétendant que l’article aurait dû s’intituler « Ne touchez pas à l’île de Grenade » et que ceci représentait un rejet complet du défaitisme révolutionnaire. D. North rejeta cette attaque lui disant qu’il aurait mieux fait de lire le journal d’abord avant de critiquer l’attitude de la Workers League vis-à-vis de l’invasion. Il attira l’attention sur le fait que le titre proposé par Banda, « Ne touchez pas à l’île de Grenade », figurait ailleurs dans le journal. A la fin de la réunion Banda s’excusa auprès de D. North lui disant qu’il informerait les délégués qu’il avait retiré sa critique.
Mais, après cette réunion du Comité international, Slaughter se décida à poursuivre l’attaque contre la Workers League. Il prétendit qu’une étude plus poussée du Bulletin l’avait convaincu de ce que la Workers League n’avait effectivement pas pris une position défaitiste révolutionnaire. Plus tard, lorsque le WRP s’effondra, il dut avouer que tout l’incident avait été concocté par le WRP pour se venger de leur critique de 1982. (Il existe une transcription de ses remarques.)
Dans une lettre adressée à la Workers League et reçue au début de 1983 (elle n’était pas datée), Slaughter attaqua le rapport présenté par D. North à la réunion d’octobre, critiquant « le fort accent mis sur ‘l’indépendance politique de la classe ouvrière’ » et avertit de ce que cela « montrait le danger qu’on ne s’en tenait pas fermement aux leçons fondamentales de la dernière lutte de Trotsky et à l’ensemble de la lutte du Comité international. » Il mit en garde contre le fait de mettre l’accent de façon exagérée sur l’indépendance de la classe ouvrière, ce qui « deviendra une arme dans les mains de tous ceux qui portent la marque du pragmatisme parce que cela va être très prisé, comme quelque chose de plus ‘concret’ que la lutte menée de façon explicite pour développer et comprendre les catégories de la dialectique comme méthode pour la compréhension vitale du développement rapide aux multiples aspects de la crise mondiale. »
Les dirigeants du WRP reprenaient une fois de plus leur vieux jeu consistant à utiliser des formules pseudo-dialectiques à des fins de provocation dans le Comité international et pour attaquer la lutte des marxistes dans la classe ouvrière. Il est clair à présent que Slaughter avait abandonné depuis le milieu des années 1960 tout ce qui pouvait, de près ou de loin, ressembler à un travail systématique dans sa propre section et qu’il avait été placé par Healy comme un fidèle exécutant à la direction du CIQI. Il dégénéra jusqu’au charlatanisme théorique et à la prostitution politique. Et qui, plus est, l’attaque de Slaughter contre la lutte pour l’indépendance politique de la classe ouvrière signifiait – sa lettre à la direction de la Workers League l’exprimait clairement – qu’il avait abandonné le trotskysme et qu’il avait rejoint le camp du révisionnisme pabliste.
North répondit à Slaughter dans une lettre datée du 27 décembre 1983. Il rejeta les références formelles à la méthode dialectique comme moyen de clarifier des conflits politiques. « Chaque pragmatiste est parfaitement capable de faire cela. Ce qui doit être étudié et développé, c’est l’application correcte de la méthode dialectique et du matérialisme historique. Mais cela n’est en aucun cas contrecarré par le fait de mettre un ‘fort accent’ sur ‘l’indépendance politique de la classe ouvrière’. Je crois qu’une étude sérieuse de toutes les œuvres de Lénine et avant tout de ses premières études économiques et philosophiques – révélera le lien interne entre sa concentration sur l’application correcte de la méthode dialectique et le fait qu’il met un ‘fort accent’ sur ‘l’indépendance politique de la classe ouvrière’.
« Je dois avouer que je suis inquiet à la seule pensée que le fait d’insister sur ‘l’indépendance politique de la classe ouvrière’ puisse, au sein du Comité International, être taxé de ‘trop fort’, particulièrement en relation avec le rapport d’une section sympathisante dans un pays où la classe ouvrière n’a pas encore rompu politiquement avec les libéraux. Toutes les tâches organisationnelles, politiques et théoriques d’un parti marxiste – surtout aux Etats-Unis – sont précisément concentrées sur l’acquisition de cette indépendance politique.
« Tu prétends que cette insistance devient ‘une arme dans les mains de tous ceux qui portent la marque du pragmatisme’, mais je ne vois rien qui puisse justifier une telle conclusion. Toute la lutte contre le SWP depuis 1961 – pour ne pas nommer toute l’histoire de la lutte menée par le bolchevisme – tournait précisément autour de cette question. Les staliniens et les révisionnistes dans le monde entier sont bien éloignés aujourd’hui d’embrasser le concept de l’indépendance politique de la classe ouvrière. Au contraire, ils l’attaquent constamment. Le néo-stalinisme du SWP n’est pas sorti de la tête de Monsieur Barnes mais constitue une réponse très claire de l’impérialisme américain au nouveau stade de la crise mondiale capitaliste et à l’essor révolutionnaire du prolétariat mondial. De cette manière, le pablisme sert de courroie de transmission à l’impérialisme pour exercer sa pression dans le mouvement ouvrier. Comme je te l’ai entendu affirmer avec insistance un si grand nombre de fois dans le passé, le Comité international doit être sur ses gardes, précisément à un tel stade, à l’égard de toute trace de conceptions révisionnistes dans ses propres rangs. Il doit en même temps renforcer son attaque théorique et politique contre le révisionnisme pabliste. Tu seras certainement d’accord avec moi sur le fait que la lutte contre le pablisme n’est en aucun cas terminée.
« C’est précisément pour cela que je crois qu’une clarification des questions que tu as ouvertes dans ta lettre, est absolument nécessaire. »
La Workers League décida qu’il était temps d’attaquer la ligne politique fondamentale et la ligne de classe du Workers Revolutionary Party, en premier lieu son rejet de la théorie de la Révolution permanente. Comme il ne reçut pas de réponse de Slaughter, D. North envoya une lettre à Mike Banda, datée du 23 janvier 1984, dans laquelle il exprima les inquiétudes « que le Comité International court à présent le danger de perdre les conquêtes de sa longue lutte en faveur des principes » et que la Workers League était « extrêmement inquiète des signes de plus en plus nombreux d’un glissement politique vers des positions tout à fait semblables, tant dans leurs conclusions que dans leur méthode, à celles que nous avons attribué historiquement au pablisme. »
La lettre constatait que le CIQI travaille « sans qu’une perspective politique claire et unie ne guide sa pratique. Au lieu de se concentrer sur la construction de sections du Comité international dans chaque pays, son travail se concentrait depuis plusieurs années sur le développement d’alliances avec divers régimes nationalistes bourgeois et mouvements de libération. Ces alliances ont de moins en moins pour contenu une orientation claire vers le développement de nos propres forces comme centre de la lutte afin d’établir le rôle dirigeant du prolétariat dans la lutte anti-impérialiste dans les pays semi-coloniaux. Les mêmes conceptions que celles que nous avons attaquées si vigoureusement au sein du SWP, vis-à-vis de Cuba et de l’Algérie au début des années 1960, apparaissent de plus en plus fréquemment dans notre propre presse. »
Puis la lettre revenait sur la manière dont le News Line avait réagi à l’occasion de la récente rencontre d’Arafat et du président égyptien Hosni Moubarak, qui avait eu lieu après l’évacuation forcée de Beyrouth du dirigeant de l’OLP. Tout en n’attaquant pas Arafat pour avoir effectué ce voyage non autorisé en Egypte, North critiqua le News Line pour avoir glorifié cette manœuvre désespérée.
Le News Line avait rejeté les « reproches calomnieux » adressés à Arafat par Georges Habbache et écrit :
« Ces attaques verbales sont le produit d’esprits limités et de perspectives étroites. Les pourparlers entre Arafat et Moubarak ne constituent pas un soutien à Camp David. Au contraire, la diplomatie audacieuse d’Arafat a contribué à saper le contrat entre l’Egypte et Israël et non pas à le renforcer.
« Ce qui était au centre de la conspiration de Camp David, entre Sadat, Beigin et Carter était le fait qu’elle ignorait l’existence de l’OLP comme seul représentant légitime du peuple palestinien et qu’elle rejetait la lutte du peuple palestinien pour son autodétermination.
« C’est pour cela que l’accord se heurta à une telle opposition. Mais à présent, Moubarak souhaitait la bienvenue à Arafat au Caire. Ce n’est pas une simple rencontre entre individus. Elle annonce que le gouvernement Egyptien reconnaît l’OLP et son droit inaliénable à lutter pour la libération de la Palestine.
« Cela joue-t-il le jeu de Camp David ? Cela joue-t-il le jeu de l’impérialisme sioniste ? Bien sûr que non. C’est un rude coup diplomatique et politique pour le régime de Shamir, lui-même secoué par la crise. C’est pourquoi Tel-Aviv a condamné avec tant de colère les pourparlers entre Moubarak et Arafat. » (News Line, le 30 décembre 1983)
Ce à quoi la Workers League répondit : « ...Article après article le News Line présente cette visite comme un chef-d’œuvre stratégique d’Arafat, par lequel une fois de plus il mit ses adversaires dans l’embarras. Même si une telle manière de faire est inspirée par le sérieux désir de défendre l’OLP contre ses ennemis, elle ne sert qu’à dérouter et à désarmer nos cadres et nos lecteurs.
« En tant que marxistes, le point de départ de notre analyse n’est jamais l’intention délibérée des dirigeants politiques, mais les forces de classe qu’ils représentent et la logique de la lutte de classe dont leurs actions en sont l’expression nécessaire. La politique d’Arafat reflète immanquablement son point de vue nationaliste petit-bourgeois. Il ne manœuvre pas seulement entre divers gouvernements bourgeois du Moyen-Orient, mais aussi entre les forces de classe opposées dans les rangs du mouvement palestinien. Quelque grands que soient son courage personnel et son héroïsme, la politique d’Arafat ne peut toutefois pas fournir la réponse aux grands problèmes historiques de la lutte palestinienne pour l’autodétermination. Alors qu’il est de notre devoir de le défendre, lui et l’OLP, contre les machinations réactionnaires des Baassistes syriens, nous n’avons en aucun cas l’obligation de glorifier son tournant pragmatique vers Moubarak et d’en faire une sorte de coup de maître stratégique. »
North s’opposa aux affirmations du News Line qui prétendait qu’ »Arafat avait réussi de façon brillante à ramener l’Egypte dans les calculs du Moyen-Orient, et en même temps à éviter les griffes de Damas et d’Amman. » Il expliqua en revanche :
« La conception que le cours de l’histoire est déterminé par des coups géniaux réalisés sur l’échiquier diplomatique, fait partie de la conception historique bourgeoise et non pas de la conception matérialiste de l’histoire. Nos calculs, par opposition à ceux d’Arafat, se fondent toujours sur une estimation de forces de classe et la force de la classe ouvrière pour la lutte révolutionnaire contre la bourgeoisie. Pour nous, le salut de la révolution palestinienne ne réside pas dans le fait d’éviter de tomber dans ‘les griffes’ de la Syrie pour faire un bond dans celles de l’Egypte, du Maroc et, en fait, aussi dans celles de la Jordanie, dont le roi conduit actuellement des négociations intenses avec l’OLP et que le gouvernement Egyptien rencontrera le mois prochain. Nous faut-il maintenant saluer cette nouvelle série de manœuvres diplomatiques et lui accorder notre confiance ? Notre but stratégique doit toujours rester la mobilisation de la classe ouvrière – soutenue par la population paysanne – contre la bourgeoisie dans chaque pays du Moyen-Orient. »
North démontra que le WRP en prétendant soutenir « l’indépendance politique » de l’OLP, soutenait en réalité et de façon non critique ses manœuvres. « Tel qu’il est utilisé ici, le mot d’ordre de ‘l’indépendance politique’ est réduit à une abstraction presque dénuée de sens, servant à masquer le danger selon lequel – indépendamment des intentions d’Arafat – la logique politique des manœuvres de l’OLP doit conduire inévitablement cette dernière à se soumettre aux intérêts de la bourgeoisie arabe et de l’impérialisme mondial. »
La lettre poursuivait : « Si on écrit des articles qui servent seulement à justifier ce qu’Arafat a déjà fait et qui ne font que dépeindre en couleurs vives telle ou telle manœuvre pragmatique, alors nous courrons le danger d’être victimes d’une perspective politique qui remet en question la réelle nécessité de construire le mouvement trotskyste dans les pays semi-coloniaux et dans les mouvements anti-impérialistes de libération nationale. Si Arafat, guidé uniquement par son intuition, est capable de diriger l’OLP avec succès, quelle nécessité y-a-t-il d’éduquer des cadres palestiniens dans le matérialisme dialectique ? Il ne s’agit pas d’’un article isolé ou même seulement de l’épisode Arafat-Moubarak. Nous avons fait l’expérience à maintes reprises depuis 1976 que le fait de mettre en avant les capacités particulières de l’un ou l’autre dirigeant ouvre toujours la porte à de graves fautes d’appréciation, à de dangereuses erreurs, à d’insolubles contradictions dans notre ligne politique. Remarquons simplement que parmi les plus fervents partisans de la rencontre Arafat-Moubarak on peut compter Saddam Hussein que nous avons jadis soutenu avec enthousiasme et pour la chute duquel nous appelons à présent régulièrement. De plus, parmi les plus farouches opposants d’Arafat il y a Mouammar Kadhafi qui, jusqu’à date récente recevait de notre part les mêmes louanges que celles dont nous couvrons en ce moment le dirigeant de l’OLP. »
Pour finir, la lettre lançait la mise en garde suivante :
« Nous pensons que le problème fondamental réside en ce que le Comité International n’a encore tiré aucun bilan des huit dernières années de son travail. On ne peut certainement pas aller d’une alliance à l’autre, sans analyser concrètement chaque expérience par laquelle le Comité international est passé. Sans une telle analyse nous serions confrontés à une confusion toujours croissante qui, si elle n’est pas corrigée, produirait inévitablement des désastres politiques dans les sections. »
North lança un appel à Banda pour qu’il aide à renouveler « la lutte contre le révisionnisme pabliste – en particulier contre l’expression de ses conceptions dans nos propres sections. Commençons ce travail en profitant de l’occasion que nous offre la rencontre prévue du CI pour créer les conditions pour une discussion approfondie des perspectives internationales ayant pour but l’établissement d’un projet de résolution internationale... Certainement, il est temps que le Comité international fournisse une réponse aux attaques des néostaliniens du SWP contre la théorie de la Révolution permanente et qu’il montre que cette dernière reste le fondement scientifique indispensable pour la construction du Parti mondial de la révolution socialiste. »
Quand la délégation de la Workers League arriva à la réunion du CI prévue pour le week-end du 11-12 février 1984, elle découvrit que le WRP n’avait pas contacté plusieurs sections ni organisé leur participation. Le délégué du Sri Lanka, le secrétaire national de la Ligue Communiste Révolutionnaire (RCL) qui est depuis 1968 membre du Comité international n’avait pas été informé de la réunion et ne savait rien des divergences que la Workers League avait formulées depuis 1982. Le délégué régulier de la Socialist Labour League australienne n’était pas informé non plus. Quand le délégué de la Workers League demanda pourquoi un militant inexpérimenté de la SLL travaillant à la rédaction du News Line pour y subir un entraînement remplaçait le délégué régulier australien, cette objection fut écartée faute d’importance. Le délégué péruvien n’était pas non plus informé de la réunion. Quant à la section grecque, l’un de ses membres avait une relation intime et secrète avec Healy, tandis que l’autre, le secrétaire national Savas Michael, avait visité l’Iran sur ordre de Healy, violant ouvertement la discipline du CIQI. De plus, sa section profitait elle aussi de ces relations sans principes avec la bourgeoisie nationale. La déléguée espagnole faisait également partie de cette fraction sans principe et fut identifiée par la secrétaire de Healy comme une autre de ses associées intimes. Qui plus est, la Workers League devait apprendre par la suite que la direction du WRP avait engagé une campagne de calomnies contre David North, laissant entendre obscurément qu’on ne pouvait pas lui faire confiance, selon la devise « On ne sait pas qui est North. »
Dans ces conditions, le résultat du meeting était déterminé d’avance. Les délégués qui étaient présents n’avaient pas lu les lettres de D. North à Banda et Slaughter avant d’arriver au meeting du CI et il n’y avait pas eu de discussion au sujet des divergences politiques dans les comités centraux des différentes sections. En fait, aucune d’entre elles n’était même au courant de ces divergences.
Le rapport présenté par D. North constituait une réponse au projet de résolution préparé par Slaughter. Ce projet ne contenait aucune analyse du développement politique ou économique après 1971 et se réduisait à une récapitulation stérile, formelle et à peine esquissée de l’histoire du mouvement trotskyste. North critiqua ce projet parce qu’aucune estimation des expériences stratégiques de la classe ouvrière et du CIQI depuis 1971 n’était mentionnée et présenta son propre rapport, s’attachant à montrer que le WRP avait poursuivi la même ligne dans sa politique internationale que le SWP américain. Il fit une rétrospective des alliances du WRP au Moyen-Orient depuis 1976, et remarqua que : « Au plus tard depuis la mi-1978 se développa une orientation générale vers des relations avec des régimes nationalistes et des mouvements de libération nationale sans la perspective correspondante pour la construction réelle de nos propres forces dans la classe ouvrière. Une estimation totalement dépourvue de critique et ne correspondant pas à la réalité commença à émerger dans notre presse, incitant nos cadres et la classe ouvrière à considérer ces nationalistes bourgeois comme des dirigeants ‘anti-impérialistes’ auxquels on devait donner un soutien politique. »
Le rapport poursuivait en évoquant le soutien donné par le WRP à l’exécution des membres du Parti communiste irakien, ses virements de ligne dans la guerre entre l’Irak et l’Iran, sa définition de la Libye comme Etat socialiste, et les éloges distribués sans aucune critique vis-à-vis du régime de Khomeyni de la part de S. Michael. Puis, il mentionna la ligne prise par le WRP dans la guerre des Malouines et posa pour finir des questions à propos de l’orientation du WRP vers certaines sections de la bureaucratie travailliste en Grande-Bretagne. Le rapport remettait en question l’appréciation de Livingstone et de Knight par le WRP et critiquait leur politique vis-à-vis du NGA.
Le rapport constatait aussi qu’il y avait eu un « long processus d’adaptation à des forces petites-bourgeoises » et expliquait qu’ »à sa base il y avait des racines théoriques bien définies, à savoir une méthode empiriste masquée par une phraséologie hégélienne qui n’avait rien à voir avec le marxisme. La glorification de la perception sensible et le rejet du matérialisme historique. »
Le rapport concluait ainsi : « Nous sommes inquiets de la gravité des divergences politiques et idéologiques. Mais nous croyons que ces problèmes peuvent être surmontés par des discussions sérieuses et honnêtes. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une véritable discussion dans le Comité international et dans les directions des sections nationales. Il faudrait élaborer des documents et les faire circuler. Il faut travailler de cette manière. Le CI ne peut en sortir que renforcé. Participer à cette discussion et y trouver des enseignements intéresse beaucoup la Workers League. Nous tenons beaucoup à la collaboration avec nos camarades britanniques et avec toutes les sections du CI. Etablissons un plan exact pour cette discussion et œuvrons sur cette base en vue de l’organisation d’une conférence du CI. »
La délégation britannique se composait de Banda, Slaughter et de l’inévitable Geoff Pilling qui devait, un mois plus tard et une fois de plus, déserter le mouvement – non sans qu’on lui ait donné, une fois encore, l’occasion de dénoncer la Workers League. Healy, politiquement un lâche, refusa de participer à la réunion et de défendre la ligne de son organisation. Il en laissa le soin à Banda et Slaughter. Leur défense consista à accuser la Workers League d’avoir grossièrement déformé les positions du WRP et d’avoir tiré quantité de conclusions insoutenables à partir de déclarations parues dans le News Line. On mit cela sur le compte, bien sûr, du pragmatisme américain, pragmatisme qui avait incité la Workers League à « dégainer sans réfléchir ». Les délégués britanniques firent savoir qu’ils étaient disposés à scissionner avec la Workers League immédiatement si les divergences n’étaient pas élucidées sur le champ, en clair, si la Workers League ne retirait pas ses critiques. Le délégué grec mit la Workers League au pilori de façon aussi chauvine qu’éhontée, et déclara que la critique de D. North vis-à-vis du WRP était une expression du « messianisme américain. » Aucun des délégués présents parmi les autres sections n’exprima le moindre accord avec la critique de la Workers League ou laissa apparaître qu’elle méritait d’être plus amplement discutée. Le climat politique de la réunion devint de plus en plus subjectif et hystérique, surtout en ce qui concerne Banda. Il était clair qu’il n’allait y avoir aucune discussion sérieuse et que le CIQI était, à cet instant, incapable de travailler comme un parti international.
Face à une telle situation, la délégation de la Workers League décida d’essayer de gagner du temps et accepta avec beaucoup d’hésitation ce qu’exigeait la délégation britannique, c’est-à-dire de retirer sa critique. La seule alternative aurait été de scissionner dans des conditions où les positions de la Workers League n’étaient pas connues dans les sections du Comité International.
Le sabotage de la discussion ne fut possible que grâce au rôle déloyal de Banda et Slaughter. Ils organisèrent une attaque fractionnelle concertée contre la Workers League, dans des conditions où Healy était si faible politiquement qu’il était incapable de défendre lui-même ses vues. Le jour qui suivit la réunion du CI, le 14 février 1984, Healy envoya une lettre à Slaughter dans laquelle il félicitait ce « Cher Cliff » du « bon boulot politique » qu’il avait accompli. Healy se vantait de ce que « nous sommes assez forts du point de vue du développement de la méthode matérialiste dialectique pour débusquer idéologiquement nos adversaires impérialistes les plus importants et les plus puissants. »
Il étaya ensuite cette incroyable calomnie par à son habituel verbiage dialectique totalement dénué de sens : « Nos adversaires virent les opposés de façon métaphysique, comme des opposés s’excluant mutuellement et ils opposèrent leur section faisant partie du Parti mondial au Parti mondial lui-même. Dans leur esprit, les deux devinrent des opposés s’excluant mutuellement. Pour maintenir l’illusion métaphysique, ils se servirent d’une sélection pragmatique de citations sans contenu réel, afin de les utiliser (sic) de la façon de l’idéalisme subjectif contre le développement politique du Comité international.
« En tant que matérialistes dialectiques, nous considérons les opposés dans leur unité et leur interpénétration mutuelle, nous avons répondu à leur défi par une véritable attaque frontale, au cours de laquelle nous avons démasqué les arguments de nos adversaires concrètement dans les conditions de la révolution mondiale, telles qu’elles existent aujourd’hui. Nous prenons comme base et point de départ de notre lutte l’unité du Comité international en tant que noyau du Parti mondial et la crise économique et politique du capitalisme. Cela fut et cela reste la base de nos généralisations théoriques et de leur expression dans notre pratique en tant qu’unité et identité des contraires. Toutes les structures et processus qui les englobent proviennent de cette unité et interpénétration des contraires dialectiques. Pour cette raison, nous avons transformé les opposés l’un en l’autre par tous les procédés imaginables et en sortîmes avec une nouvelle identité des opposés à un niveau plus élevé. Nous avons évité la scission mise à l’ordre du jour par les pragmatistes métaphysiques, et avons au contraire constitué une nouvelle unité et identité des contraires, dont ils font encore partie. Nous nous réjouissons de continuer à travailler de cette manière. Nous nous servirions encore, si nécessaire, de tous les moyens imaginables ».
Fasciné par les rotations dialectiques de la tête de Healy, Polonius-Slaughter se mit sur-le-champ à rédiger une réponse à cette lettre et à exprimer son admiration devant la profondeur de cette analyse. Voici la lettre de Slaughter du 16 février 1984 :
« Cher Gerry,
« Merci de ta lettre du 14 février. Je crois que ce que tu dis touche plus profondément au contenu essentiel de ce qui a eu lieu au meeting du CI, les 11 et 12 février. L’attaque de la section américaine a pour contenu la nécessité pour l’impérialisme américain de détruire le CI. Le fait que nous ayons été en mesure de repousser cette attaque, signifie que l’éducation des cadres dans le matérialisme dialectique, ces dernières années, répondait réellement aux exigences créées par les profonds processus de transformations révolutionnaires ayant lieu dans le monde objectif. Sans un travail systématique sur les tomes 14 et 38, nous n’aurions jamais été à même de comprendre aussi clairement et de manière aussi consciente, cette nécessité objective se situant au cœur de ces interconnections ni de baser notre réponse sur cette même nécessité.
« Mais pas seulement cela : nous devons comprendre – comme tu l’expliques à la fin de ta lettre – que la nouvelle unité et le nouveau conflit des opposés ainsi établis n’est un processus ni accompli, ni achevé en lui-même, mais qui se développe constamment en relation étroite avec la révolution mondiale, dont il fait partie. C’est pourquoi, nous continuons à utiliser, ‘si nécessaire, tous les moyens imaginables’.
« Salutations fraternelles, Cliff »
Ces lettres, exhumées par la Commission internationale de contrôle, peuvent être qualifiées de criminelles quant à leur contenu politique. Si on leur enlève leur jargon pseudo-scientifique, elles révèlent le mépris avec lequel Healy et Slaughter considéraient la Quatrième Internationale et leur indifférence vis-à-vis des répercussions politiques de leur fractionnisme sans principe sur le mouvement ouvrier international. Il leur était égal de détruire des cadres trotskystes au cœur même de l’impérialisme mondial ou ailleurs dans le monde, cadres éduqués et aguerris dans une lutte contre le révisionnisme durant des décennies. Ceux qui ont lu les écrits de Slaughter sur Gramsci, Lucas et Walter Benjamin, pourraient se demander comment cet humaniste anglais cultivé a pu en arriver à écrire une réponse bassement flatteuse à une lettre aussi dépravée que dépourvue de toute valeur intellectuelle, et surtout comment il a pu soutenir l’utilisation de « tous les moyens imaginables » dans la lutte contre la Workers League. La réponse se trouve dans la réalité de la lutte de classe. Lorsqu’ils sont confrontés avec les questions fondamentales de la révolution socialiste, les philistins petits-bourgeois – dont beaucoup se prétendent marxistes – sont prêts à faire tous les compromis nécessaires avec leur conscience pour s’allier à ceux qui défendent les intérêts de leur classe. Dans les années trente, on pouvait trouver dans le Parti communiste britannique des hommes non moins cultivés que Slaughter, tels Palme Dutt et D. N. Pritt, conseiller royal, qui défendirent les procès de Moscou pour les mêmes raisons de classe.
Bien sûr, le philistin n’aime pas qu’on recherche les causes de sa trahison dans ses racines de classe. C’est pour cela que Slaughter insiste maintenant, au lendemain de la crise qui a exposée toute la putréfaction du WRP, pour qu’on ne cherche pas ses causes dans des forces de classe – mais plutôt dans une abstraction psychologique apaisante, qu’il qualifie « d’hostilité britannique envers la théorie ».