Lorsque les délégués du Sixième congrès du WRP se réunirent à la fin de l’été 1983, ce fut pour se féliciter du résultat de huit années jalonnées de difficultés et d’erreurs catastrophiques. Le parti qui avait été fondé dix ans à peine auparavant agonisait déjà politiquement, atteint d’un inguérissable opportunisme, qu’aucun de ses dirigeants ne voulait diagnostiquer comme tel, malgré l’évidence des symptômes.
Les documents des perspectives soumis au Sixième congrès révélaient la dégénérescence presque inimaginable de ce parti et de ses principaux dirigeants. Ils avaient déjà atteint le stade où ils étaient incapables, non seulement de faire une analyse politique quelconque, mais encore de concevoir le travail de leur organisation avec un minimum d’honnêteté. Healy, Slaughter et Banda vivaient tous et de façon tout à fait consciente dans le mensonge politique, tentant de cacher aux membres du parti ce qu’ils savaient être la stricte vérité : le WRP était une organisation compromise et politiquement corrompue, dont les dirigeants avaient trahi tous les principes pour lesquels ils s’étaient autrefois battus.
Le document entier était caractérisé par une pauvreté théorique saisissante. Il ne contenait rien qu’on puisse décemment qualifier d’analyse. Les quelques paragraphes d’introduction contenaient ce qu’on essayait de faire passer pour une perspective :
« Les contradictions de l’impérialisme mondial ont complètement et irrémédiablement disloqué l’économie capitaliste. Cela a contribué à l’accélération d’une crise de surproduction et d’endettement qui plonge le monde dans le marasme le plus dévastateur que l’histoire ait connu et pousse le système bancaire capitaliste vers un effondrement immédiat. » (traduit de Documents and Resolutions of the Sixth Congress, p. 17)
Les formes spécifiques et contradictoires de cette crise étaient totalement ignorées. Aucune analyse n’était faite de la stratégie suivie par la bourgeoisie, ni des transformations de la politique économique des principales puissances impérialistes. On évitait tout examen concret des problèmes actuels du mouvement ouvrier en Europe et aux Etats-Unis. Et le document ne faisait que brièvement référence aux Etats-Unis, le centre de l’impérialisme mondial. En relation avec « l’effondrement imminent, » la résolution principale affirmait que « la classe ouvrière des nations industrielles et des nations coloniales fait face à des luttes révolutionnaires décisives et imminentes pour le pouvoir… » (Idem., p. 18)
Dans la deuxième partie concernant « la lutte pour le pouvoir, la résolution affirmait que :
« En Grande-Bretagne la réélection du gouvernement Thatcher le 9 juin accélère la crise économique, sociale et politique qui s’est emparée du capitalisme britannique et conduit à une intensification de la lutte de classe.
« La classe ouvrière se trouve confrontée à un gouvernement de classe violent, qui profite de sa majorité parlementaire pour se saisir du pouvoir absolu, afin de pouvoir imposer son impitoyable politique de crise. » (Idem)
On n’essayait pas d’expliquer quel rapport existait entre les luttes révolutionnaires imminentes et la réélection de Thatcher. Pourquoi la petite-bourgeoisie s’était-elle ralliée aussi massivement aux Tories si, en Grande-Bretagne, il y avait une situation révolutionnaire ? Existait-il pour ce phénomène une base économique quelconque ?
La division au sein du Parti travailliste et la formation du Parti social-démocrate ne furent pas estimées objectivement du point de vue de la transformation des relations entre les classes. Au lieu de cela, on s’en débarrassait comme s’il s’était agi d’un plan entièrement subjectif « pour anéantir toute chance au Parti travailliste de jamais revenir au pouvoir. » (Idem)
La résolution poursuivait : « Les mesures de guerre civile des Tories représentent un nouveau stade intense dans l’effondrement au niveau mondial et une rapide intensification de la lutte de classe. » (Idem., p. 19)
En fait, en 1983, le pire de la récession mondiale était passé. La stagnation durable de l’économie britannique se trouvait en forte contradiction avec le taux de croissance des Etats-Unis. Mais ce qui caractérisait cette croissance ce n’était pas des investissements dans la production mais une gigantesque augmentation du capital fictif et du parasitisme financier. Cet essor économique relatif ne fut accompagné ni d’un recul significatif du chômage, ni d’une baisse de l’offensive de la bourgeoisie contre le mouvement ouvrier en Europe et aux Etats-Unis. Les fusions de sociétés, qui se multipliaient à partir de 1981 jusqu’à un niveau sans précédent, et les mesures de privatisation prises par Thatcher avaient pour but de réorganiser le capital pour aller à l’encontre de la chute des taux de profits grâce à une augmentation draconienne du taux d’exploitation de la classe ouvrière et pour, en même temps, administrer des tranquillisants financiers à la petite-bourgeoisie. Mais la résolution ne mentionnait pas ces changements, et encore moins leur analyse du point de vue du développement de la lutte de classe et de celui de la tactique du parti révolutionnaire.
Au lieu d’essayer d’être concret, la résolution se contentait d’abstractions théoriques appauvrissantes telles que :
« Aucun des problèmes fondamentaux de la classe ouvrière – l’emploi, les salaires, les conditions de travail, les services sociaux, le logement, l’éducation, la santé, et les droits démocratiques – ne peut être résolu sans la lutte révolutionnaire pour le pouvoir. Ceci est la vérité objective essentielle qui découle des conditions de la présente crise économique et politique. » (Idem)
Ceci est correct à l’échelle de l’histoire - mais en tant que guide pour la pratique immédiate du parti, c’est une perspective totalement insuffisante. Comme l’écrivit Trotsky : « Une pensée tout à fait juste du point de vue de la stratégie révolutionnaire se transforme en un mensonge si elle n’est pas traduite dans le langage de la tactique. Est-il juste qu’il faille abolir le capitalisme pour se débarrasser du chômage et de la misère ? C’est juste. Mais seul le dernier des imbéciles en tirera la conclusion qu’on ne doive pas dès aujourd’hui lutter de toutes ses forces contre les mesures à l’aide desquelles le capitalisme aggrave la misère des ouvriers. » (Léon Trotsky, Ecrits sur l’Allemagne, EVA, tome I, pp. 167-68).
La résolution revendiquait :
« Des occupations doivent empêcher la complète destruction des chantiers navals, des mines, des usines et des ateliers, soutenues par la constitution de conseils communautaires, c’est-à-dire des organisations révolutionnaires du genre soviets, pour que soient constitués des organes de pouvoir ouvriers. » (Resolution, p. 19)
Nous avons déjà démasqué la tentative de Healy de nous faire prendre ses conseils communautaires – conçus comme une extension de l’Etat capitaliste ayant pour fonction la défense d’une de ses subdivisions – pour de véritables soviets. La référence aux soviets ne pouvait avoir aucun sens, hormis cette duperie, car elle ne s’appuyait sur aucune démonstration théorique sérieuse de l’existence d’une situation révolutionnaire.
On comblait une fois encore le vide théorique à l’aide du verbiage traditionnel : « Le rythme révolutionnaire des événements exige du Workers Revolutionary Party qu’il se tourne avec détermination et audace vers de très larges couches de travailleurs, de syndicalistes et de jeunes, afin de construire le parti, de fonder de nouvelles cellules et d’augmenter la diffusion du quotidien News Line. » (Idem.)
La résolution constatait ensuite que la tâche centrale du parti était d’accroître le nombre de ses membres jusqu’à atteindre 5 000 d’ici novembre. Plus tard, en octobre 1985, après que le WRP se soit effondré, le Comité International apprit que ce parti n’a jamais eu plus de 600 adhérents réellement actifs dans les années 1980. Les milliers dont parlait Healy – sans que Banda ou quelqu’un d’autre ne l’ait jamais contredit – étaient les « âmes mortes » du WRP, n’ayant d’existence que sur le papier. Celles-ci n’avaient d’existence que sur papier, une sorte de capital humain fictif qui réclamait des adhérents véritables dont le nombre était en baisse constante, des rendements de plus en plus élevés. Le but final de toute campagne de recrutement de membres ne consistait pas à gagner au parti plus de travailleurs, mais plutôt à augmenter la somme fixée par adhérent et que chaque cellule doit verser au centre londonien. En d’autres termes, le nombre des membres du WRP représentait une grandeur imaginaire qui ne permettait pas de déterminer la véritable force du parti dans la classe ouvrière, mais de calculer le revenu hebdomadaire fourni par chaque cellule.
Le charlatanisme organisationnel complétait le charlatanisme politique. Le document ne s’efforçait pas le moins du monde d’examiner le travail du parti dans les syndicats – cette lacune ne faisait que refléter le fait que, depuis la scission avec Thornett, il n’y avait plus eu de travail systématique dans ce domaine. La tentative d’introduire frauduleusement une nouvelle ligne concernant le caractère des gouvernements locaux sans que le travail du WRP, mené pendant les deux années précédentes sur la base d’une définition incorrecte de leur nature de classe, n’ait été examiné de façon critique, est, elle aussi, très révélatrice.
Il y avait dans ce document deux perspectives incompatibles. Les conseils communautaires y étaient une fois de plus assimilés à des soviets :
« Le conseil communautaire sera l’équivalent du soviet, développé par la classe ouvrière russe dans sa lutte pour le pouvoir. Il devra prendre la responsabilité immédiate de défendre les occupations d’usines, de protéger les principaux services sociaux dans chaque commune, de donner des logements aux sans-abris, de protéger les quartiers contre les attaques des fascistes, des racistes et de la police.
« Ils se développeront en organes locaux régionaux et nationaux du pouvoir ouvrier et seront la base d’un gouvernement révolutionnaire ouvrier, quand la classe ouvrière renversera l’Etat capitaliste sous la direction du Workers Revolutionary Party. » (Idem., pp. 46-47)
Mais le paragraphe suivant faisait ressortir de façon plus claire encore le contenu frauduleux de cette perspective :
« Les conseils communautaires joueront aussi un rôle d’une importance historique décisive en mobilisant contre la suppression du conseil municipal du Grand Londres (GLC) et de six autres grandes villes projetée par les Tories. » (Idem.)
En d’autres termes, on assignait aux soviets – organes exprimant l’existence d’un double pouvoir – le rôle décisif de la défense des organes du pouvoir bourgeois. Pourquoi le GLC devait-il encore avoir une importance quelconque une fois que la classe ouvrière aurait rompu avec le Parlement et aurait instauré ses propres organes de pouvoir ?
En réalité toute cette pompeuse rhétorique d’extrême gauche ne faisait que camoufler une lâcheté opportuniste de la pire espèce et une perspective n’ayant rien de révolutionnaire. « Construisez des conseils communautaires pour sauver le GLC » ou bien, dans le cas où Lénine aurait utilisé cette formule, le cri de ralliement des bolcheviques aurait été : « Construisez des soviets pour défendre le gouvernement provisoire ! »
La résolution poursuivait en minant ce qu’elle disait précédemment. Pour la première fois, le WRP admettait que les conseils municipaux des grandes monopoles étaient des « instruments du pouvoir de classe bourgeois » et concédait que « la défense des services sociaux et des droits démocratiques est une question de classe. Elle ne peut être menée à bien que par la classe ouvrière, non pas par des groupes de conseillers municipaux. » (Idem., p. 47)
Rien n’indiquait toutefois que cette nouvelle conclusion était une correction de la ligne précédente ou bien qu’elle demandait une nouvelle appréciation du travail mené par le parti et des relations qu’il avait établies avec des gens comme Livingstone et Knight. En fait le paragraphe suivant montrait que cette « correction » n’était rien d’autre qu’une adaptation verbale au fait indéniable que le GLC et les autres conseils municipaux faisaient partie de l’Etat bourgeois. Ainsi donc, pour réconcilier la vieille pratique opportuniste avec les génuflexions verbales envers l’orthodoxie, on avança une nouvelle formulation :
« Nous appelons les conseils municipaux contrôlés par le Parti travailliste à quitter les salles de réunions et à aller dans les communes pour organiser une résistance massive par l’établissement de conseils communautaires. En se tournant vers la population locale et en prenant l’initiative de la revendication de conseils communautaires ils peuvent doter la classe ouvrière de nouvelles formes d’organisation capables de développer la force indépendante de la classe. » (Idem.)
A peine deux mois auparavant le WRP avait virtuellement rayé le Parti travailliste de la carte. Il prétendait à présent que les Travaillistes étaient en mesure de donner l’impulsion à une mobilisation indépendante de la classe ouvrière contre l’Etat capitaliste... en quittant le conseil municipal ! Absolument rien ne laissait entrevoir dans cette déclaration qu’elle était une revendication posée aux Travaillistes dans le but de les démasquer. On ne chercha pas non plus à mettre cet appel en accord avec la déclaration faite à maintes reprises depuis 1981 à savoir que la lutte contre Thatcher exigeait des conseillers municipaux qu’ils restent dans leurs conseils municipaux.
Chaque partie du document portait la marque d’un travail diplomatique. La tentative cynique des dirigeants du WRP d’ajuster leurs lignes disparates trouvait son illustration dans des formules creuses du type :
« Toutes les luttes théoriques et politiques menées depuis 1938 par le CIQI contre le réformisme, le stalinisme et le révisionnisme représentent une conquête indestructible de la classe ouvrière.
« Les formes prises par ces luttes décisives – les scissions et les discussions, sur les questions fondamentales du marxisme telles que la théorie de la connaissance de la classe ouvrière – ont préservé et approfondi la continuité de la lutte dans la classe ouvrière en faveur des doctrines de Marx, Engels, Lénine et Trotsky, établies de façon indestructible par la révolution soviétique de 1917. » (Idem., pp. 20-21)
Quel bavardage creux ! Il n’y avait pas un iota de contenu politique dans ces discours du dimanche. Quelles luttes ? Quelles doctrines ? Quelles scissions ? Quelles discussions ? Autant de banalités servies aux membres du WRP dans la section de la résolution intitulée « La crise de la direction de la classe ouvrière ». Cette section était dans le meilleur des cas une illustration de la crise telle qu’elle existait à l’intérieur du WRP, mais n’indiquait certainement pas la façon de la résoudre ni en Grande-Bretagne, ni ailleurs.
Les deux sections suivantes – « Défense des acquis d’Octobre » et « La lutte contre le stalinisme » – affichaient la même faillite et consistaient en références peu nombreuses et abstraites à la Révolution d’Octobre et à la fondation de la Quatrième Internationale. Pas un mot concernant la crise actuelle de l’URSS et du stalinisme. Ni l’Afghanistan, ni la Pologne n’étaient mentionnés. Il n’y avait aucune information nouvelle – même pas de données économiques – afin de démontrer la nécessité de la révolution politique.
Malgré le fait que le WRP se trouve encore au beau milieu d’une campagne effrénée pour le rétablissement du contrôle du Parti communiste sur le Morning Star, il n’y avait aucune analyse des racines historiques et politiques de la crise à l’intérieur du PC britannique, ni de la nature des factions rivales en présence. Au lieu de cela, le WRP ne trouva rien de mieux à faire que de se vanter d’avoir, lors du meeting de clôture de la Marche populaire pour l’Emploi 1983, « distribué des milliers de tracts affirmant le principe [!] que le ‘Morning Star est le quotidien du Parti communiste’. Ces tracts s’adressaient aussi bien aux membres du Parti communiste qu’au mouvement ouvrier en général pour que soit réaffirmée notre relation historique avec les grands acquis de la Révolution d’Octobre, incarnés dans la nationalisation des relations de production. » (Idem., p. 40)
Voilà qu’on donnait l’impression que la continuité historique du trotskysme en Grande-Bretagne était assurée par les services du torchon des staliniens !
Dans la section de la résolution sur le danger de guerre nucléaire la revendication des Etats-Unis socialistes d’Europe n’apparaissait même pas.
Une des parties les plus importantes de la résolution était consacrée à la marche organisée pour célébrer le centenaire de la mort de Karl Marx :
« La marche du centenaire de Marx était une confirmation décisive [?] de la méthode marxiste qui consiste à guider la pratique dialectique à l’aide de la théorie abstraite dialectiquement. Elle prouva le principe souvent cité par Trotsky que ‘le marxisme est une méthode d’analyse historique, d’orientation politique et non pas une série de décisions toutes faites’. » (Idem., p. 34)
La marche n’avait en réalité rien à voir avec une confirmation de la méthode marxiste, telle que Trotsky l’avait définie. Pour commencer, Healy l’avait conçue comme un moyen d’utiliser l’anniversaire de la mort de Marx pour établir des relations avec les sociaux-démocrates et les staliniens sur le continent et aussi pour redonner vie à l’intérêt déclinant porté par certains régimes du Proche-Orient à l’avenir du WRP. C’est pourquoi il choisit comme slogan « Le socialisme révolutionnaire de Karl Marx seulement » – un cliché typiquement centriste – pour éviter que la marche ne soit qualifiée de trotskyste. Il n’existait aucun axe politique sur lequel la marche soit centrée. Elle n’était pas orientée vers la construction de nouvelles sections du CIQI, ni vers l’établissement du trotskysme comme le marxisme de notre époque. Dans la pratique, les marcheurs consacrèrent la plus grande partie de leur temps à essayer d’obtenir nourriture et hébergement. L’argent collecté par les marcheurs ne pouvait être utilisé pour leurs dépenses quotidiennes. Le résultat : les marcheurs en furent partiellement réduits à mendier.
La résolution poursuivait : « Nous avons rassemblé 130 jeunes de sections des Jeunes Socialistes dans huit pays différents pour une marche qui commença le 12 février 1983. Ceci représentait en soi [?] déjà un lien historique indissociable [?] entre les luttes révolutionnaires de la classe ouvrière aujourd’hui et la philosophie révolutionnaire de Karl Marx. » (Idem.)
Les relations établies par Healy n’existaient que dans son imagination, mais la déclaration la plus révélatrice fut la suivante :
« Les expériences quotidiennes des marcheurs les mirent face à face avec la récession capitaliste : des usines et des aciéries fermées, des syndicalistes et des jeunes au chômage, et les préparatifs violents de la machine d’Etat capitaliste. » (Idem., p. 35)
Pas besoin de marcher à travers l’Europe pour le vérifier. Chaque jeune dans n’importe quel pays capitaliste peut voir en permanence des usines fermées et des syndicalistes au chômage. La question est de savoir pour quelle politique les marcheurs ont lutté parmi les chômeurs ? Est-ce-que des meetings ont été organisés sur le rôle du trotskysme, sur la lutte contre la social-démocratie et contre le stalinisme. La résolution restait muette sur ces points, car il n’y avait rien à dire à ce sujet.
« Le WRP souligne le fait qu’une direction révolutionnaire ne peut être construite qu’en unissant théorie et pratique tel que cela fut confirmé par la marche du centenaire de Marx. » (Idem.)
C’était la « pratique de la connaissance » de Healy en pleine action : des cadres étaient mis « face à face » au cours de leurs expériences « quotidiennes » avec la crise économique capitaliste – et en même temps, ils collectaient, bien sûr, beaucoup d’argent pour le WRP. Au lieu de lutter pour permettre aux jeunes d’avoir une compréhension théorique de la nature de la société de classes, Healy liquidait l’entraînement des cadres dans un activisme politique destructeur. Aussitôt rentrés dans leur pays, la plupart des jeunes qui participèrent à la marche quittèrent les sections du Comité international
Le passage consacré aux dernières élections ne dépassait pas le niveau d’impressions journalistiques. On y accordait beaucoup d’importance à la campagne électorale des Tories pour n’en tirer que des conclusions d’une grande radicalité certes, mais aussi d’un parfait ridicule :
« Les Tories ont mené une coûteuse campagne de propagande pour laquelle ils ont dépensé en trois semaines de campagne électorale plus de 15 millions de livres sterling. Ils ont délibérément passé sous silence la crise économique, la hausse du chômage et l’influence dévastatrice du monétarisme sur l’industrie britannique.
« Au lieu de cela, ils ont déployé leurs techniques publicitaires et créé un monde irréel d’ »essor économique » et de « sécurité » et de « détermination ». Thatcher elle-même eut droit à un nouvel emballage de la part des médias conservateurs ; elle a même été munie du label « invincible ». Les sondages d’opinion ne furent pas faits dans le but de tester l’opinion publique mais bien pour la modeler et pour pousser les classes moyennes à se rallier au Thatchérisme... L’ensemble revenait à une gigantesque escroquerie électorale qui démasquait [pour qui ?] la duperie des élections parlementaires bourgeoises. La tradition d’élections parlementaires à bulletin secret fut remplacée par une coercition massive telle qu’elle n’a jamais existé [! ] dans des élections auparavant. Cela dévoilait le besoin désespéré de Thatcher de gagner une majorité inattaquable, afin d’instaurer un pouvoir conservateur absolu... » (Idem., p. 41)
Alex Mitchell avait, c’est évident, perdu le contrôle de son ordinateur. Si ce qu’il disait était vrai, pourquoi la direction du WRP n’a-t-elle rien entrepris pour mobiliser la classe ouvrière contre cette intimidation de masse et pour défendre les droits démocratiques – ou du moins pour qu’une enquête soit menée par le mouvement ouvrier ? En fait cet impressionnisme débridé annonçait la transition vers la conception selon laquelle les Tories auraient établi un régime bonapartiste et qui allait en moins d’un an devenir une idée fixe du WRP.
La perspective d’une dictature conservatrice était une hallucination politique qui démasquait le caractère petit-bourgeois de la direction du WRP et sa capitulation devant Thatcher et la bourgeoisie. On se précipita sur des articles de journaux relatant des incidents mineurs et on les transforma en événements historiques. Ainsi, selon la résolution, la prise du pouvoir absolu par les Tories « se trouvait confirmée quelques jours après les élections, lorsque Thatcher dissolvait son groupe de conseillers, appelé ‘Think Tank’ et l’installait directement dans ses bureaux de Downing Street [!!!]. Cela constituait un changement constitutionnel majeur [!] conduisant à un régime présidentiel gouvernant par décret. » (Idem., pp. 41-42)
Tout comme le roi Charles II s’était imaginé pouvoir empêcher le développement de la révolution bourgeoise en jetant le Grand Sceau dans la Tamise, Healy croyait que 300 ans de démocratie parlementaire pouvaient être anéantis par le transfert des bureaux de quelques bureaucrates à Downing Street. On s’étendait ainsi sur l’incommensurable importance de cette mesure de Thatcher :
« Au lieu de gouverner à l’aide du gouvernement et du débat parlementaire [comme dans le bon vieux temps de Baldwin, Churchill, Macmillan et Heath], Thatcher et son petit cercle de monétaristes ont l’intention de fixer eux-mêmes leur politique et de rédiger des lois que le Parlement ne fera plus qu’approuver. Cela met un terme à une forme de gouvernement reposant sur le consensus et l’accord mutuel [!!! à la Heath] et inaugure [!!] une dictature conservatrice dans laquelle des personnages non élus et qui n’ayant de compte à rendre à personne, sortis des pièces obscures de Downing Street [plutôt que de celles de Threadneedle Street] sont les vrais détenteurs du pouvoir et les vrais législateurs. » (Idem., p. 42)
C’était là le langage hystérique de démocrates petits-bourgeois apeurés qui faisaient de leurs peurs et cauchemars maladifs des vérités universelles. Pendant la deuxième guerre mondiale, il y avait eu un groupe de révisionnistes, émigrés Allemands plutôt pitoyables, qui prétendaient que la victoire d’Hitler avait inauguré une nouvelle période historique de barbarie. Ils en tiraient la conclusion que la perspective de la révolution socialiste n’était plus à l’ordre du jour de l’histoire dans un avenir proche. Cette triste perspective fut rejetée par la Quatrième Internationale. Il n’y eut que Shachtman pour la trouver crédible. Pour la défense des « rétrogrades » (c’est ainsi qu’on nomma cette tendance) il faut dire qu’ils ont réagi aux défaites les plus catastrophiques de l’histoire du mouvement ouvrier. Mais que dire en défense de Healy et de Banda dont l’hystérie était une réaction... aux déménagements du groupes de conseillers (« Think Tank ») de Thatcher ?
Une fois le congrès terminé et après que les délégués soient retournés dans leurs régions, Healy était manifestement soucieux du fait que quelqu’un puisse étudier les documents soigneusement et découvrir la faillite complète de leur contenu. Il rédigea donc en l’espace d’une semaine un document intitulé « Un guide pour l’utilisation des résolutions adoptées par le Sixième congrès » et qui fut publié en préface du fascicule contenant les documents du congrès. Il est habituel, dans le mouvement trotskyste, que les membres du parti lisent simplement les résolutions des congrès et les jugent selon les mérites de leurs contenus. Elles sont vérifiées par rapport au développement objectif des événements politiques. Mais cette façon normale de faire était trop simple pour Healy... et bien trop dangereuse. Il fallait donner aux résolutions un sens plus profond – de telle sorte que tous ceux qui exprimaient des divergences vis-à-vis des résolutions du WRP puissent être rapidement exclus pour avoir attaqué la dialectique. Le « bureau du Comité central » de Healy réalisa donc le tour de passe-passe suivant :
« Les quatre résolutions approuvées par le Sixième congrès sont ‘affirmées’ par le congrès. Exprimé en concepts matérialistes dialectiques, elles sont l’’AUTRE DU PREMIER’, (L’AUTRE DU SIXIEME CONGRES)...
« Des décisions du Sixième congrès (affirmation) à l’unité avec l’être immédiat en passant par la contradiction (l’affirmé). La présence du positif dans le négatif (essence absolue) dénotera la récognition du développement de la situation qui a eu lieu depuis le congrès. Cela dénote aussi bien l’apparence que l’essence absolue qui se trouve niée dans l’antithèse grâce à la négation de la négation dans notre ‘théorie de la connaissance’, consistant en analyses ‘logiques’ et ‘historiques’ des événements.
« Une synthèse se forme par l’essence en existence, synthèse dans laquelle, en tant que résultat de l’analyse, les parties des résolutions du congrès qui sont devenues les plus urgentes émergent, en même temps que le ‘développement’, comme ‘essence’. Il nous faut opposer de façon claire les mêmes ‘parties’ qui se sont essentiellement transformées, afin de pouvoir déterminer l’essence du développement qui a eu lieu.
« Le déroulement du congrès permet que l’analyse établisse d’abord plus clairement, par l’antithèse de la négation de la négation, qui constitue la synthèse, la signification du caractère abstrait de la résolution du Sixième congrès, révélée plus clairement dans la conception du mouvement de la pensée dialectique. » (Idem., pp. i-v)
A l’intérieur du WRP on avait élaboré un langage à tous points de vue sacré dans le but de mystifier et de sanctifier la politique révisionniste de la clique petite-bourgeoise qui dirigeait l’organisation. Bien qu’ayant des allures plutôt excentriques, cette perversion grotesque de la dialectique constituait avant tout un moyen essentiel et délibéré grâce auquel Healy désorientait et détruisait les cadres du WRP. Que les écrits décousus et incohérents de Healy n’avaient rien à voir avec le marxisme, ce n’était déjà plus à cette époque un secret pour une bonne partie de la direction du WRP. Presque un an s’était écoulé depuis que Slaughter et Banda avaient déclaré qu’ils étaient d’accord avec la Workers League qui avait démasqué la dialectique de Healy. Mais ils continuèrent à la défendre devant les membres bien qu’ils sachent pertinemment que son seul objectif était de permettre à la ligne politique de l’aile droite de s’imposer, sans que les membres n’en remarquent rien.
Ils manifestèrent ouvertement leur cynisme en soutenant une résolution qui qualifiait les Etudes de Healy comme représentant une « partie décisive » contribuant à l’éducation de cadres dans le matérialisme dialectique. La clique dans le Comité politique aussi bien que des individus du calibre de Slaughter qui maintenait continuellement l’autorité politique de cette clique, incarnait une conspiration organisée contre les membres du parti, qui n’avaient aucun contrôle sur les dirigeants du parti. A la demande de Slaughter une motion avait été passée, selon laquelle au sein du WRP une autorité absolue et au-delà même des statuts avait été octroyée à Healy.
Cet état de choses ne pouvait être attribué aux sautes d’humeurs d’un individu. Au sein du WRP, parti aguerri par une longue lutte pour le trotskysme et qui avait rassemblé les éléments les plus conscients du prolétariat britannique, une âpre lutte de classe faisait rage entre les éléments de la classe ouvrière et de larges couches de petits-bourgeois – membres des professions libérales, anciens étudiants – entrés dans le parti à la fin des années 1960 et début 1970. Healy se basait de plus en plus sur ces derniers qui toléraient et encourageaient son abus grotesque d’autorité et pas seulement parce qu’il acceptait, en dépit de tous les hurlements, leurs comportements petits-bourgeois, mais avant tout, parce qu’ils soutenaient avec enthousiasme sa ligne politique opportuniste. Un chargé de cours à l’université comme G. Pilling pouvait disparaître du parti sans un mot d’explication pendant des mois et abandonner toute responsabilité politique. Mais lorsqu’il choisissait de réapparaître, il y avait toujours un siège chaud qui l’attendait dans le Comité central du WRP et même dans le Comité international où il pouvait être utilisé par Healy pour dénoncer et attaquer de vrais trotskystes, qui ne connaissaient rien d’autre dans leur vie que le mouvement révolutionnaire.
Nous avons réservé une place considérable à l’analyse de la résolution principale du Sixième congrès, car cela établit et démontre qu’en 1983 le WRP avait déjà été détruit par l’opportunisme. Cette résolution constituait l’expression la plus flagrante de l’intensité de la crise au sein de la direction du WRP, qui avait abandonné toute lutte sérieuse pour le marxisme dans la classe ouvrière. Maintenant, la seule chose qui manquait pour leur chute définitive dans l’abîme politique, était une impulsion de la classe ouvrière. Healy et consorts ne devaient pas attendre longtemps.