En juillet 1975, le gouvernement Wilson projetait de faire voter une loi au Parlement bloquant les hausses de salaires de la classe ouvrière à dix pour cent, malgré un taux d’inflation bien supérieur. Avant même que les lois salariales ne soient votées – elles n’avaient été présentées que sous la forme d’un livre blanc, c’est-à-dire d’un rapport parlementaire – la direction du WRP convoquait un congrès extraordinaire pour le même mois, qui devait adopter une déclaration du Comité politique qui allait changer radicalement ses anciennes positions. La résolution de cette conférence déclarait :
« Le Workers Revolutionary Party demande à l’ensemble de la classe ouvrière de combattre les lois du gouvernement travailliste sur les salaires et sur l’abolition de la liberté de négociation des conventions collectives.
« Le niveau de vie ainsi que les droits démocratiques de la classe ouvrière sont en danger.
« En violant la politique du Parti travailliste et en imposant une solution à la crise économique dans l’intérêt des banques, le gouvernement travailliste a choisi la ligne de la confrontation avec la classe ouvrière. » (Citation tirée de « Five Years of the Workers Revolutionary Party », résolution soumise au Quatrième congrès reconvoqué, les 9-11 juin 1979, p. 3)
Ces déclarations étaient on ne peut plus correctes, mais voici ce qui suivait :
« Aucun travailleur ne peut vivre avec une augmentation salariale de 10 pour cent alors que l’inflation galopante atteint plus de 60 pour cent.
« La classe ouvrière n’a donc d’autre choix que de combattre le gouvernement Wilson et de le renverser.
« Le gouvernement travailliste n’a plus ni la confiance, ni l’appui de la grande majorité du mouvement travailliste et syndical. » (Idem., p. 3)
Aucune de ces déclarations ne correspondait à la vérité. Il y avait bien une alternative à la revendication pour le renversement du gouvernement – une campagne dans le Parti travailliste et le mouvement syndical pour le retrait des lois sur les salaires et pour provoquer l’expulsion de l’aile droite qui avait introduit le projet de loi. L’affirmation, selon laquelle le gouvernement travailliste ne jouissait plus d’un appui fut avancée, sans aucune preuve pour l’étayer. Au lieu d’initier une campagne dans le mouvement ouvrier pour faire échec à la législation du gouvernement travailliste, la résolution déclarait :
« La seule façon d’unifier tout le mouvement est d’imposer la démission de Wilson et de l’aile droite et de pousser le Parti travailliste à rechercher dans de nouvelles élections générales un nouveau mandat pour ainsi vaincre les conservateurs. » (Idem., p. 4)
Cette résolution représentait une rupture programmatique fondamentale avec l’orientation prolétarienne pour laquelle les trotskystes britanniques avaient lutté pendant des dizaines d’années. Dans des conditions où le parti révolutionnaire ne s’était pas encore assuré le soutien de sections importantes de la classe ouvrière et étant donné que la seule alternative aux Travaillistes était un gouvernement conservateur que la classe ouvrière avait renversé il y avait à peine un an de cela, la revendication pour le renversement du gouvernement travailliste représentait le comble de l’aventurisme. Au moment même où le Parti travailliste était contraint de se tourner ouvertement contre la classe ouvrière, créant ainsi les conditions d’une intervention énergique dans les organisations de masse, le WRP posait un ultimatum impossible à réaliser. Au moment où la confrontation ne faisait que commencer, le WRP se proposait d’anticiper la lutte dans les organisations de la classe ouvrière au moyen d’une campagne visant à placer le sort du Parti travailliste entre les mains de l’électorat national.
Le WRP faisait exploser cette bombe politique au moment même où se manifestaient des signes d’opposition politique à la fraction parlementaire de droite dans les circonscriptions du Parti travailliste. Ceci avait commencé avec le mouvement finalement victorieux, qui s’était formé pour évincer Reg Prentice de son siège de député de Newham Northeast – la circonscription dans laquelle Vanessa Redgrave s’était présentée aux élections d’octobre 1974. Au moment où des luttes éclataient au sein du Parti travailliste pour se débarrasser de l’aile droite, le WRP, lui, demandait aux partisans du Parti travailliste de renverser son gouvernement ! Cette politique était tellement éloignée de l’évolution réelle de la classe ouvrière – sans parler des traditions du mouvement bolchevique et trotskyste – qu’il est impossible de l’expliquer par une simple erreur politique.
Elle était un signe extrêmement inquiétant du changement qui s’était opéré dans l’orientation de classe de la direction du WRP, changement inséparable de la scission de l’automne précédent. La direction, dominée par la petite-bourgeoisie, sur laquelle Healy s’appuyait désormais, avait rapidement perdu toute illusion dans le gouvernement travailliste et s’impatientait devant la lenteur de l’évolution de la conscience politique de la classe ouvrière. Il était beaucoup plus facile pour Vanessa et Corin Redgrave de rompre avec le Parti travailliste que cela ne l’était pour un mineur de fond ou un docker.
La raison donnée pour ce changement fondamental de la position politique du parti – le livre blanc du Parti travailliste sur la limitation des salaires (il ne s’agissait même pas d’une baisse des salaires !) – révèle le manque de sensibilité de la direction du WRP envers la classe ouvrière. Comment cet événement peut-il se comparer à une expérience historique comme l’ignominieuse trahison de Ramsay MacDonald en 1931 – la formation du gouvernement national – et les restrictions à l’aide sociale au milieu de la Grande Dépression ? Ces événements représentèrent le point de référence politique pour des générations entières de travailleurs. Mais, un parti qui demande à la classe ouvrière de renverser un gouvernement travailliste sur la base d’un argument aussi piètre qu’un livre blanc parlementaire – en ignorant le danger représenté par les Tories que la classe ouvrière avait, peu de temps auparavant, mis toutes ses forces à renverser - ne pouvait pas s’attendre à être pris au sérieux.
L. Trotsky avait une fois mis en garde un membre de l’ILP contre ce genre d’impatience irresponsable :
« On nous objecte que le Labour Party est déjà démasqué par ses actes d’autrefois, quand il était au pouvoir, et par son programme réactionnaire actuel. Par exemple, par sa décision de Brighton. Pour nous, oui ! Mais pas pour les masses, pas pour les huit millions qui ont voté Labour ! C’est très dangereux pour les révolutionnaires d’accorder trop d’importance à des décisions de congrès. Nous utilisons pareilles preuves dans notre propagande, mais nous ne pouvons les présenter au-delà du cercle d’influence de notre propre presse. On ne peut pas crier plus fort que ses cordes vocales. » (Léon Trotsky, Œuvres, octobre 1935/décembre 1935, pp. 138-139)
L. Trotsky était profondément en désaccord avec ceux qui proposaient à l’ILP d’adopter une position abstentionniste face aux élections :
« Supposons que l’ILP ait connu le succès dans sa tactique de boycott, qu’il ait entraîné derrière lui un million d’ouvriers et que ce manque d’un million de voix ait entraîné la défaite électorale du Labour. Qu’arriverait-il au moment de la guerre ? Les masses désillusionnées se tourneraient vers le Labour, mais pas vers nous. Si des soviets se formaient pendant la guerre, les soldats éliraient des gens du Labour Party et pas nous. Les ouvriers continueraient à dire que c’est nous qui gênons le Labour. Mais si nous lui donnions notre soutien critique et si nous aidions ainsi le Labour Party à arriver au pouvoir, tout en disant aux ouvriers que le Labour Party agira comme un gouvernement capitaliste, alors, au moment de la guerre, les ouvriers verraient que nos prédictions étaient exactes, en même temps que nous marchions avec eux. Nous serions élus dans les soviets et ces derniers ne trahiraient pas.
« C’est un principe général qu’un parti révolutionnaire n’a pas le droit de boycotter le Parlement tant qu’il n’a pas la force de le renverser, tant qu’il ne peut pas remplacer l’action parlementaire par la grève générale et l’insurrection, la lutte directe pour le pouvoir. En Grande-Bretagne, les masses ne font pas encore confiance à l’ILP. L’ILP est donc trop faible encore pour pouvoir briser la machine parlementaire et il lui faut continuer à l’utiliser. Quant à un boycott partiel, comme il a cherché à le faire, c’était irréel. A ce stade de la politique britannique, il aurait été interprété par la classe ouvrière comme une sorte de manifestation de mépris à son égard ; c’est particulièrement vrai en Grande-Bretagne où les traditions parlementaires sont encore si vivaces. » (Idem.)
Si la politique de boycott de l’ILP peut être qualifiée d’irréaliste, alors on peut en toute légitimité qualifier la politique adoptée par le WRP en 1975 à l’égard du Parti travailliste de démente. En ignorant ce que L. Trotsky avait écrit, et en négligeant ce que les travailleurs ressentaient, les dirigeants du WRP en venaient à proposer une défaite partielle – forcer le gouvernement travailliste à démissionner puis, l’ayant suffisamment puni, le faire réélire ! Cela fait penser à des parents quelque peu irresponsables de leurs actes, qui voudraient débarrasser leur enfant du vertige en le forçant à se mettre debout sur le rebord d’une fenêtre du dixième étage ! Le problème, en ce qui concerne la manœuvre proposée par le WRP, c’est que son succès ne dépendait pas tant de la classe ouvrière que de la classe moyenne, car la réélection des Travaillistes aurait dépendu largement de l’accord de cette dernière avec la politique du WRP – ou du moins avec la seconde partie de cette politique.
A peine deux ans auparavant, la SLL avait au moins avancé un argument correct dans son misérable programme de fondation : La classe ouvrière doit rejeter complètement l’IMG [International Marxist Group – Groupe international marxiste] et l’IS [International Socialist – Socialiste international], qui s’opposent à la lutte pour élire un gouvernement travailliste sur la base d’une politique socialiste. Ils avancent l’argument ultra gauchiste et aventuriste selon lequel le Parti travailliste est déjà suffisamment discrédité dans la classe ouvrière, se substituant ainsi à la classe. Ils refusent en même temps de lutter pour mobiliser la classe ouvrière politiquement contre le gouvernement conservateur, en disant que le niveau de conscience des travailleurs se limite à la lutte économique. » (Fourth International, Hiver 1973, p. 132)
Quel événement catastrophique avait bien pu se produire en l’espace de deux ans pour que le WRP soit convaincu de la justesse de la position de l’IMG et de l’IS ? De plus, si Healy et Banda étaient parvenus à la conclusion que le Parti travailliste était si discrédité aux yeux de la classe ouvrière qu’il faille le renverser, pourquoi proposaient-ils alors de le faire réélire ? Ces questions sont demeurées sans réponse. En réalité, elles ne se posaient même pas dans la direction centrale qui dégénérait rapidement en une clique de la classe moyenne regroupée autour de Healy.
La nouvelle politique était élaborée dans un manifeste publié au cours de l’automne 1975 et intitulé « Forçons les Travaillistes à démissionner ». Ce document confirmait, malgré toute sa radicalité rhétorique, que le WRP avait abandonné tout espoir de gagner des travailleurs à sa politique. Il n’y aurait pas eu de raisons de demander de nouvelles élections nationales si le WRP avait sérieusement cru qu’il pouvait organiser, dans la classe ouvrière et ses organisations, une lutte contre la position de droite des bureaucraties travailliste et syndicale. En réalité, la politique du WRP consistait à attendre passivement que les conservateurs renversent les Travaillistes – et non pas à mener une politique d’intervention active dans la vie interne du mouvement ouvrier pour préparer des éléments qui pourraient être mobilisés contre l’aile droite.
Cette politique convenait parfaitement aux célébrités petites-bourgeoises du WRP, pas du tout intéressées par le travail quotidien ardu et sans prestige, nécessaire à la construction d’un parti révolutionnaire dans et de la classe ouvrière et non pas simplement pour celle-ci. Healy et Banda étaient en train de transformer leur organisation en un parti d’impresarios politiques (professeurs, acteurs, journalistes) auxquels le WRP fournissait plate-forme et audience, dont on faisait le ramassage toutes les fois qu’il y avait quelque chose à célébrer et qui pouvaient ensuite regagner leurs pénates et se faire oublier.
Ce manifeste était rempli de contradictions flagrantes. Il mettait en garde contre « tout abandon de la grande lutte maintenant inévitable et nécessaire dans le Parti travailliste » mais, c’est précisément ce que le WRP se proposait de faire. Puis, il déclarait qu’il était nécessaire « de s’opposer complètement à toute scission prématurée, à toute aventure ou manifestation de panique des centristes. » Mais le WRP lui, proposait la scission la plus prématurée et la plus grande manifestation de panique qui soit, renverser le gouvernement travailliste ! Ce qu’il y a de plus curieux dans ce conseil, c’est qu’il semble s’adresser précisément à ceux qui, dans le Parti travailliste, luttaient pour évincer l’aile droite. Finalement, le manifeste déclarait : « Il faut faire porter la responsabilité des trahisons et des menaces de scission à ceux qui la portent vraiment – à Wilson et à l’aile droite. »
Mais, si la responsabilité des trahisons incombait à Wilson et à l’aile droite, alors pourquoi le WRP n’avançait-il pas la revendication de remplacer et d’expulser cette aile droite ?
Dès 1976, il commençait à devenir clair que l’ultra gauchisme du WRP était une forme particulière de crétinisme parlementaire. Tous les problèmes de la classe ouvrière pourraient être résolus si seulement il y avait de nouvelles élections. Le Deuxième congrès du WRP, en octobre 1976, publia une résolution intitulée « La crise : une solution socialiste révolutionnaire :
« La classe ouvrière est bien plus puissante que les parasites qui dirigent le système actuel. Leur tâche consiste à prendre place auprès des travailleurs du Vietnam, du Mozambique et de l’Angola qui ont montré que l’impérialisme peut être vaincu.
« Mais, la seule façon de démontrer cette force est de renverser ce gouvernement de traîtres. Ensuite, il sera possible de régler les comptes avec les Tories et leurs agents dans le mouvement ouvrier.
« On peut faire campagne pour des élections générales. On peut souder la classe ouvrière en une force invincible en lutte pour un programme socialiste en construisant une direction révolutionnaire qui mette un terme à la crise.
« Nous demandons aux travailleurs de rejeter toute tentative de former une coalition, de renverser le gouvernement travailliste et d’imposer des élections générales sur la base d’une politique socialiste. » (traduit de « Five Years of the Workers Revolutionary Party », p. 4).
Le WRP substituait à une lutte conséquente contre la direction travailliste dans le mouvement ouvrier - à l’aide de fractions dans les syndicats, de comités dans le Parti travailliste, etc. – une combinaison éclectique de formules ronflantes et gauchisantes et de réformisme parlementaire. Jamais toute la puissance de la classe ouvrière ne peut se manifester dans des élections. Dire que « les comptes peuvent être réglés avec les Tories et leurs agents dans le mouvement ouvrier » par une élection générale, indépendamment des questions sur lesquelles on engage de telles élections, c’est adopter la perspective de la « voie parlementaire », peu importe les déclarations sur la « préparation à la prise du pouvoir » et sur « l’élan révolutionnaire ».
Dans un commentaire, publié le 12 novembre 1976 en première page, le News Line déclarait : « Tout le mouvement ouvrier et syndical doit agir immédiatement pour empêcher les Tories et les banquiers de prendre les choses en main.
« Ceci est possible si la classe ouvrière fait – par l’intermédiaire de ses propres organisations – les syndicats et le Parti travailliste – usage de sa force.
« Le premier pas essentiel est de convoquer une conférence extraordinaire du Parti travailliste pour adopter un programme entièrement socialiste.
« Deuxièmement, ce gouvernement de Callaghan, hostile à la classe ouvrière, discrédité et en débâcle, doit être contraint de quitter son poste.
« Et troisièmement, des élections générales doivent avoir lieu sur la base d’une politique socialiste pour mettre le gang de Thatcher en déroute. »
Les dirigeants du WRP méritent les louanges sincères de tous les démocrates de Grande-Bretagne pour avoir mis sur pied une procédure aussi impeccable. D’abord, ils demandaient que le Parti travailliste adopte une politique socialiste lors d’un congrès extraordinaire puis, en supposant que cela se produise, ils ne proposaient pas du tout que ce programme révolutionnaire soit appliqué en pratique. Au lieu de cela, le WRP demandait la démission du gouvernement travailliste et des élections générales sur la base d’un programme socialiste que le parti au pouvoir aurait déjà adopté. En d’autres termes, le socialisme ne pouvait être réalisé qu’une fois ratifié par l’électorat. Seule une politique absurde pouvait produire d’aussi grotesques aberrations dans les déclarations politiques du WRP.
Pour saisir à quel point la position politique du WRP s’éloignait de la classe ouvrière, il faut comparer la politique développée après juillet 1975, avec celle dont on se servit pour combattre le gouvernement travailliste précédent, celui de Wilson.
Le WRP avait basé sa revendication du renversement du gouvernement travailliste sur l’introduction de lois sur les salaires. Mais le gouvernement précédent, en l’occurrence celui de Wilson, avait gelé les salaires en vertu de la loi sur les prix et les salaires « Prices and Incomes Act » d’août 1966, puis il avait entrepris des attaques contre le niveau de vie de la classe ouvrière. Mais, à cette époque – quand les trotskystes britanniques étaient en pleine lutte pour construire le CIQI – la SLL avait opté pour une approche totalement différente. Décrivant les attaques du gouvernement travailliste dans sa brochure « L’Alternative à Wilson », publiée en 1967, Healy formula la question ainsi :
« Comment peut-on combattre les actuels dirigeants de droite du mouvement travailliste et syndical sans laisser revenir les Tories ? C’est une question qui préoccupe nombre d’honnêtes gens. »
La SLL avait demandé le remplacement de la direction de Wilson avec la revendication de « Forcez les députés de ‘gauche’ à lutter » pour un programme socialiste. Neuf ans plus tard, une lutte se développait dans les organisations électorales travaillistes au niveau des circonscriptions contre ceux qui étaient ouvertement de droite. Mais, tout en affirmant la nécessité d’être flexible et patient, le WRP s’était en fait détaché de ce développement avec sa politique de forcer le gouvernement à démissionner en abandonnant ainsi le terrain aux centristes tels ceux de la tendance « Militant » et leur permettant de dominer l’opposition à l’aile droite.