Du SED stalinien au BSW xénophobe: l'évolution politique de Sahra Wagenknecht

Quelques mois après sa création, l'Alliance Sahra Wagenknecht (initiales allemandes BSW) a obtenu des résultats électoraux à deux chiffres lors de trois élections régionales en Allemagne de l'Est, un résultat supérieur à celui obtenu par tout autre nouveau parti sur une période comparable. Outre la colère populaire généralisée contre tous les partis établis en Allemagne, les facteurs les plus importants de cette évolution sont le rejet par Wagenknecht de la guerre en Ukraine et sa condamnation de l'inégalité sociale. De nombreux électeurs qui ont des scrupules à voter pour le parti d'extrême droite Alternative pour l'Allemagne (AfD), considèrent le vote pour le BSW comme un moyen de protester contre la politique officielle.

Poster électoral du BSW dans le Land de Brandebourg

Ils seront déçus. Le BSW n'est pas une alternative aux partis établis, mais bien plutôt une tentative d'ériger de nouveaux supports pour le régime capitaliste dans la crise mondiale la plus profonde du capitalisme. La guerre, les coupes sociales et le fascisme ne peuvent être stoppés que par un mouvement indépendant de la classe ouvrière et de la jeunesse, dirigé contre tous les partis traditionnels et contre le système capitaliste qu'ils défendent. Mais c'est précisément ce que le BSW tente d'empêcher.

En ce qui concerne la politique des réfugiés et la sécurité intérieure, le BSW a adopté le programme de l'AfD. Il cible les réfugiés et les migrants comme les boucs émissaires d'une crise sociale qui est en fait causée par la montée en flèche des profits et le coût de la guerre, cherchant ainsi à diviser la classe ouvrière. Le BSW préconise un renforcement massif de la police et des services secrets pour supprimer l'opposition politique et la résistance sociale.

Sa condamnation de la guerre en Ukraine n'a rien à voir avec une politique de paix. Le BSW soutient le réarmement de l'armée allemande (Bundeswehr). Elle s'oppose simplement à ce que l'Allemagne se subordonne aux États-Unis au lieu de poursuivre ses propres intérêts impérialistes. «L'Europe doit devenir un acteur indépendant sur la scène mondiale au lieu d'être un pion dans le conflit entre les grandes puissances et de se subordonner aux intérêts des États-Unis», peut-on lire dans le programme électoral européen du BSW. À cette fin, le parti veux «contribuer à ce que l'Union européenne retrouve son indépendance politique, économique et de sécurité». [1]

Oskar Lafontaine, mari et plus proche conseiller de Wagenknecht, a même écrit un livre sur ce sujet, intitulé « L’Ami [pour américain], il est temps de partir: un plaidoyer pour l'affirmation de l'Europe ». Il y affirme que l'Allemagne, quatrième puissance économique mondiale, n'est qu'un «vassal» des États-Unis. Dans le journal Weltwoche, Wagenknecht a appelé à «placer au centre notre propre sécurité et nos intérêts économiques» au lieu de «courir après une morale douteuse qui s'avère être, si l’on y regarde de plus près, une politique des intérêts américains»[2]. Ceci n'a rien à voir avec la paix mais exprime au contraire une politique allemande de grande puissance.

Ce que vaut la démagogie sociale du BSW on peut le voir dans sa volonté de participer à des gouvernements dirigés par l'Union chrétienne-démocrate (CDU) ou le Parti social-démocrate (SPD) dans les Lands est-allemands de Saxe, de Thuringe et du Brandebourg. Ces deux partis sont depuis des décennies à l'avant-garde de la casse sociale dans le pays. Affirmer qu’ils changeraient de cap s'ils gouvernaient avec la BSW est simplement absurde.

Wagenknecht ne fait que poursuivre la politique du Parti de gauche et de son prédécesseur, le PDS, auquel elle a appartenu pendant 35 ans. Eux aussi ont débité des promesses sociales dans leurs campagnes électorales, pour ensuite soutenir les attaques sociales les plus virulentes une fois aux affaires.

Le BSW n'est pas même contre une coalition avec l'AfD. Le 9 octobre, Wagenknecht est apparue ensemble avec la dirigeante de l'AfD, Alice Weidel, sur les écrans de la chaîne Welt TV. Ce qui avait été annoncé comme un «duel» s'est avéré être, sur de longues périodes, un échange mutuel de compliments. Wagenknecht a assuré à Weidel qu'elle pouvait très bien imaginer une collaboration entre elles. Sa seule objection à l'heure actuelle était une alliance avec le leader thuringien de l'AfD, Björn Höcke, qui défend ouvertement le fascisme.

Stalinisme au lieu de socialisme

Pendant longtemps, Wagenknecht a été considérée comme le visage de gauche du PDS (Parti du socialisme démocratique) et du Parti de gauche. Au PDS, elle était la figure de proue de la «Plate-forme communiste», un groupement de staliniens chevronnés. À cette époque, elle s'habille comme Rosa Luxembourg, se sert de formules marxistes et rédige un mémoire de maîtrise sur la réception de Hegel par le jeune Karl Marx. Lorsque le PDS a fusionné avec le WASG de Lafontaine en 2007 pour former le Parti de Gauche, Wagenknecht a été l'une des initiatrices du courant interne «Gauche anticapitaliste», une alliance de groupes pseudo-de gauche.

Elle est cependant passé rapidement à autre chose et, en 2011, s'est engagée de manière inconditionnelle en faveur du capitalisme. Dans un livre intitulé « Freiheit statt Kapitalismus » (La liberté au lieu du capitalisme) [3], elle publie un éloge du capitalisme ouest-allemand d'après-guerre et de Ludwig Erhard (CDU), ministre de l'économie, puis chancelier allemand. Les termes «socialisme» et «marxisme » n'apparaissent plus dans son livre. Pendant cette période, elle s'est également rapprochée d'Oskar Lafontaine, ancien dirigeant du SPD et cofondateur du Parti de gauche, qu’elle a épousé en 2014.

Depuis, Wagenknecht n'a cessé d’aller à droite. En 2021, elle a publié son livre «Die Selbstgerechten» (Les bien-pensants)[4], dans lequel elle dénonce le «cosmopolitisme» et l'ouverture d'esprit, promeut le protectionnisme et un État fort, et dénonce les migrants et les réfugiés qu’elle accuse de contracter les salaires, de briser les grèves et d’être en général des éléments culturellement extérieurs. Le livre anticipe le programme du BSW: un mélange de démagogie sociale, de rhétorique pacifiste, de nationalisme économique et d'agitation anti-réfugiés.

Wagenknecht rejette aujourd'hui ses déclarations staliniennes et pseudo-de gauche antérieures comme des péchés de jeunesse, comme une réaction de défi à l'opportunisme des hauts fonctionnaires staliniens est-allemands qui, après la réunification de l'Allemagne en 1989/1990, étaient soudainement devenus des partisans enthousiastes du capitalisme. Il existe cependant une continuité entre ses positions staliniennes antérieures et ses positions anticommunistes actuelles.

Le «Marx» dont Wagenknecht se réclamait dans sa jeunesse n'avait rien à voir avec l'auteur du Manifeste communiste, qui était révolutionnaire dans tout son être et dont la clairvoyance et la pensée audacieuse continuent de stupéfier aujourd'hui. Son interprétation de Marx était la version ossifiée créée par la bureaucratie stalinienne. Celle-ci a déformé le révolutionnaire et en a fait un servile philosophe d'État afin de justifier sa propre dictature sur la classe ouvrière. L'état d'esprit national borné, l'insistance sur un État fort qui fasse régner la paix et l'ordre, la peur panique de tout mouvement spontané d'en bas, la xénophobie et tout ce qui caractérise le BSW aujourd'hui – tout cela définissait déjà le stalinisme du parti d'État est-allemand, le SED (Parti socialiste unifié d’Allemagne).

L'affirmation que la dictature instaurée par Staline en Union soviétique dans les années 1920, et transférée à l’Allemagne de l'Est et à l’Europe de l’Est après la Seconde Guerre mondiale, était la conséquence inévitable de la Révolution russe d'octobre et incarnait la seule forme concevable de socialisme («Le socialisme réellement existant») est le grand mensonge du XXe siècle. Un mensonge répandu aussi bien par les staliniens purs et durs que par les anticommunistes fanatiques.

Sahra Wagenknecht a elle aussi propagé ce mensonge. Dans un long essai intitulé «Marxisme et opportunisme», qu'elle a publié en avril 1992 dans les Weissenseer Blätter [5], elle écrit qu'il «ne peut être nié que la politique de Staline – dans son orientation, ses objectifs et probablement aussi dans son approche – peut être considérée comme une continuation de principe de celle de Lénine». Ni l'approche de Boukharine ni celle de Trotski n'offraient d’alternative viable à la ligne de Staline. «Le modèle de société qui a émergé en Union soviétique à l'époque de Staline et qui a ensuite été adopté dans ses traits fondamentaux par les pays d'Europe de l'Est» était la « seule forme possible de socialisme ».

Wagenknecht défend Ulbricht

Lorsque Sahra Wagenknecht a rejoint le SED à l'âge de 20 ans, au cours de l'été 1989, le caractère totalement réactionnaire du stalinisme était visible aux yeux de tous. La résistance au pouvoir bureaucratique se développait dans toute l'Europe de l'Est. Ce qui attira Wagenknecht, ce ne sont pas les réalisations sociales de l'Allemagne de l'Est (RDA), mais bien plutôt sa dictature bureaucratique.

Walter Ulbricht (à droite) et Mao (à gauche) aux célébrations du 71e anniversaire de Staline.

Dans son texte de 1992, elle justifie non seulement Staline mais aussi les pires crimes du régime de la RDA. Elle fait explicitement l'éloge de Walter Ulbricht, qui avait été placé à la tête du Parti communiste allemand, puis du SED d'après-guerre, par Staline en personne. C'est à Ulbricht que l'on doit la répression du soulèvement ouvrier du 17 juin 1953 et la construction du mur de Berlin.

Elle salue explicitement la décision d'Ulbricht de renforcer les normes de travail et la répression étatique avec le «nouveau système économique [SNE]» introduit après la construction du mur. «La libération de l'économie du contrôle direct de l'appareil centralisé s'est accompagnée de la consolidation du rôle politique de premier plan du parti», écrit-elle – une description de l'importance croissante de la surveillance par l'État et de la répression par les forces de sécurité. «Ce deuxième volet politique de la SNE a souvent été accusé d'être en contradiction avec les changements économiques. Cependant, à y regarder de plus près, ces mesures étaient inévitables à ce moment». Sinon, selon Wagenknecht, ceux-ci auraient très rapidement conduit à des développements tels que le Printemps de Prague en 1968. [6]

Wagenknecht attribue le déclin de la RDA, qui a finalement conduit à sa dissolution, à «la chute d'Ulbricht en 1971» et aux «changements introduits au cours de cette période». Elle fait référence aux concessions sociales que le successeur d'Ulbricht, Erich Honecker, avait dû faire pour apaiser la classe ouvrière. Face aux luttes de classes acharnées, qui ont également fait rage dans les pays occidentaux entre 1968 et 1975, les staliniens craignaient que leur pouvoir ne soit menacé si les travailleurs de l'Est et de l'Ouest s'unissaient dans une lutte contre le capitalisme et le stalinisme.

Wagenknecht reproche à Honecker d'avoir cédé à la pression des travailleurs au lieu de tenir bon. Elle l'accuse de «redistribuer le revenu national en faveur de la consommation – tout en réduisant de manière irresponsable le taux d'accumulation». Cela, «parce que le principe de performance a été suspendu par le biais de la politique sociale, la volonté de travail a diminué; l'oisiveté, le laisser-aller et le copinage en ont résulté». Une «politique de l’égalitarisme» avait pu s'imposer dans presque tous les domaines de la société.

L'augmentation du taux d'accumulation, le principe de la performance au travail, l'hostilité à l'égalitarisme, voilà ce qui caractérise aujourd'hui les propositions politiques de Wagenknecht. Elle ne pouvait exprimer plus clairement son mépris absolu de la classe ouvrière. Au nom du «socialisme», elle a défendu une politique qui ignorait impitoyablement les besoins et la volonté des travailleurs. Aujourd'hui, elle défend le capitalisme avec la même arrogance. «Le défaut du capitalisme actuel n'est pas qu’il serait une méritocratie, mais qu’il n’et pas une méritocratie», écrit-elle dans « Freiheit statt Kapitalismus » (La liberté au lieu du capitalisme).

Ainsi, malgré ses phrases socialistes, Wagenknecht n'était pas une opposante de la restauration du capitalisme. Elle parlait bien plutôt au nom d'une aile de la bureaucratie qui cherchait à mener à bien la restauration du capitalisme à la «manière chinoise». En juin 1989, le régime maoïste chinois avait brutalement réprimé les manifestations d'étudiants et d'ouvriers par le massacre de la place Tiananmen, ouvrant ainsi la voie à l'introduction du capitalisme tout en maintenant sa dictature.

Les transitions entre les différents camps du SED sont fluides. Hans Modrow, qui s'était personnellement rendu à Pékin cet été-là pour féliciter le régime après le massacre de Tiananmen, a été le dernier Premier ministre SED/PDS de la RDA et a organisé l'unification de l'Allemagne six mois plus tard. Selon lui, celle-ci était «absolument nécessaire» et devait être «poursuivie avec détermination»[7]. [7]

En tant que responsable de la plate-forme communiste (initiales allemandes KPF) au sein du PDS, Wagenknecht a joué un rôle décisif pour maintenir à bord les anciennes élites de la RDA sorties les mains vides de la réunification, et permettre le rétablissement du capitalisme avec le moins de heurts possible. Ses phrases socialistes et ses hommages à Ulbricht et à Staline ont été plus qu'une simple musique d'ambiance. L'identification du socialisme aux crimes staliniens visait à réprimer toute opposition socialiste sérieuse dans la classe ouvrière.

un char soviétique utilisé contre les travailleurs en révolte le 17 juin 1953 à Berlin-Est. [Photo by Bundesarchiv, B 145 Bild-F005191-0040 / CC BY-SA 3.0]

En réalité, le stalinisme était le fossoyeur de la révolution qui a porté la classe ouvrière au pouvoir en Russie en octobre 1917. La bureaucratie parasitaire, dont les intérêts étaient incarnés par Staline, était une croissance cancéreuse du jeune État ouvrier, qui a proliféré à la suite de la guerre civile et de l’isolement international de l’Union soviétique. Le contrôle de la distribution des produits de première nécessité a donné aux membres de l’appareil d’État et du parti des privilèges dont les masses laborieuses qui souffraient ne pouvaient que rêver.

Pour défendre sa position privilégiée, la bureaucratie a éliminé la démocratie soviétique. Elle a supprimé l'opposition de la classe ouvrière et a tué des centaines de milliers de révolutionnaires et de marxistes lors de la Grande Terreur de 1937-1938. Les principales victimes de la terreur étaient les membres de l'Opposition de gauche et de la Quatrième Internationale qui, sous la direction de Léon Trotsky, défendaient le programme international de la révolution socialiste.

Staline a remplacé ce programme, sur lequel la Révolution d'octobre avait été fondée, par une perspective nationaliste correspondant aux intérêts conservateurs de la bureaucratie. Il ne liait plus la construction du socialisme en Union soviétique aux progrès de la révolution socialiste mondiale, mais affirmait que le socialisme pouvait être construit «dans un seul pays», c'est-à-dire indépendamment de l'économie mondiale.

Ce programme nationaliste est devenu la source de crises dévastatrices en Union soviétique et de défaites catastrophiques pour la classe ouvrière internationale. En Allemagne, Hitler ne serait jamais arrivé au pouvoir sans la politique désastreuse du Parti communiste allemand (KPD). Bien que les partis KPD et SPD combinés aient été beaucoup plus forts que les nazis, le KPD, sous la pression de Staline, a refusé de lutter pour un front uni contre les nazis.

L'héroïsme et le sacrifice avec lesquels l'Armée rouge a vaincu les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale ont montré que les réalisations de la révolution d'Octobre avaient conservé un énorme attrait malgré les crimes de Staline. Mais l'extension du modèle social de l'Union soviétique en Europe de l'Est après la guerre n'a pas marqué un retour au programme de la révolution socialiste mondiale.

Alors que la guerre se poursuivait, Staline avait convenu avec ses alliés américains et britanniques de diviser l'Europe en zones d'influence. Ces zones permettaient à Staline de contrôler une zone tampon en Europe de l'Est, destinée à protéger l'Union soviétique d'une attaque militaire. En contrepartie, Staline a promis aux États-Unis et à la Grande-Bretagne de réprimer, avec l'aide des partis communistes, les soulèvements révolutionnaires que le Kremlin craignait tout autant que Washington et Londres.

Cela valait non seulement pour l'Europe occidentale, où les staliniens ont désarmé les partisans italiens et français qui ont combattu les nazis, mais aussi pour l'Europe de l'Est. En Allemagne, le «groupe Ulbricht», revenu avec l'Armée rouge de son exil moscovite, a dissout les comités antifascistes et les conseils ouvriers spontanément constitués. C'était « rien moins que l'écrasement des premières tentatives d’un mouvement antifasciste et socialiste potentiellement puissant et indépendant», écrit Wolfgang Leonhard dans ses mémoires[8]. Leonhard est l’un des membres initiaux du «groupe Ulbricht» ; il s’est ensuite dédit du stalinisme.

Ce n'est qu'avec le début de la guerre froide que les staliniens d'Allemagne de l'Est et d'Europe orientale ont mis en place des régimes basés sur le modèle moscovite et ont procédé à l'expropriation à grande échelle de l'industrie, des banques et des grandes propriétés. Il s'agissait d'une avancée sociale considérable qui privait les principaux soutiens du régime nazi – les hoberaux, les industriels et les banquiers – de leur base matérielle, créait les conditions d'une utilisation planifiée des ressources économiques et assurait à la classe ouvrière un niveau relativement élevé de sécurité sociale.

Mais contrairement à l'Union soviétique, les expropriations en Europe de l'Est et en RDA n'ont pas été le résultat d'une révolution prolétarienne. Il n'y a pas eu de soviets ou de conseils ouvriers. Au contraire, elles se sont accompagnées d'une répression accrue et d'une pression économique croissante sur les travailleurs.

En conséquence, le premier soulèvement prolétarien de masse contre le stalinisme éclate en RDA le 17 juin 1953. En l'espace de 24 heures, un mouvement de protestation des ouvriers du bâtiment de Berlin-Est contre l'augmentation des quotas de production s'est transformée en grève de masse, qui a ensuite été écrasée dans le sang par les troupes et les chars soviétiques. Plus d'une centaine d'ouvriers ont été abattus et des centaines de grévistes et leurs dirigeants ont été arrêtés comme «agents contre-révolutionnaires» et jetés en prison pendant des années. Au cours des années suivantes, des soulèvements ouvriers ont également été brutalement réprimés en Hongrie, en Pologne et en Tchécoslovaquie.

En 1961, Walter Ulbricht, l'homme le plus puissant de la RDA de 1950 à 1971, ordonne la construction du mur de Berlin. Celui-ci devait empêcher les travailleurs d'émigrer vers l'Ouest, permettant ainsi à la bureaucratie d'augmenter encore la charge de travail.

En 1963, Ulbricht introduisit le «nouveau système économique» vanté par Wagenknecht, qui déclare que le principe bourgeois de rendement est un «principe socialiste» et intensifie la répression étatique. «Pour les ouvriers de production, le NES signifiait une augmentation considérable de la charge de travail... Pour les cadres supérieurs, les membres de l'intelligentsia technico-scientifique des usines et, bien sûr, les fonctionnaires de l'appareil d'État et du parti, le NES donnait accès à de nouveaux privilèges et à de nouvelles richesses», écrit Wolfgang Weber dans le livre «DDR – 40 Jahre Stalinismus» (Allemagne de l'Est – 40 ans de stalinisme)[9]. [9]

Dès les années 1930, Léon Trotsky, chef de file de l'opposition de gauche au stalinisme et fondateur de la Quatrième Internationale, avait prévenu que la bureaucratie stalinienne, «qui devient de plus en plus l'outil de la bourgeoisie mondiale dans l'État ouvrier», renverserait les nouvelles formes de propriété et replongerait le pays dans le capitalisme si la classe ouvrière ne brisait pas la bureaucratie et n'ouvrait pas la voie au socialisme[10].

Cet avertissement fut confirmé au début des années 1990. Ce que les chars d'Hitler n'avaient pas réussi à faire, la destruction de l'Union soviétique et des rapports de propriété créées par la Révolution d'octobre, a finalement été accompli par la bureaucratie stalinienne sous la direction de Mikhaïl Gorbatchev et de Boris Eltsine.

C'était leur réponse à la résistance croissante de la classe ouvrière. En particulier, les grèves de masse en Pologne au début des années 1980 ont semé la panique parmi les dirigeants staliniens de Moscou. Mais des décennies de persécution des marxistes révolutionnaires avaient politiquement désarmé la classe ouvrière, qui ne fut pas en mesure d'empêcher la restauration capitaliste. En RDA, le trotskysme a également été systématiquement réprimé. Oskar Hippe, un trotskyste dirigeant dans la République de Weimar, qui avait survécu à la terreur nazie, a été emprisonné par le régime d'Ulbricht en 1948, pendant huit ans.

Le 4 novembre 1989, alors qu'un million de personnes manifestaient à Berlin contre le régime du SED, le Bund Sozialistischer Arbeiter (BSA), prédécesseur du Sozialistische Gleichheitspartei (Parti de l'égalité socialiste), a diffusé l'appel «Renversez la bureaucratie du SED! Construisez des conseils ouvriers!»

Le BSA a soutenu la manifestation mais a mis en garde contre les illusions dans la démocratie bourgeoise, qui signifiait en réalité la dictature du capital. Il n'y avait qu'une seule alternative à la dictature stalinienne: la démocratie ouvrière et le socialisme.

Cet appel a eu un large écho. Mais les staliniens du SED/PDS ont réussi, en collaboration avec les militants «démocratiques» pour les droits civiques et les principaux partis politiques d'Allemagne de l'Ouest, à orienter le mouvement vers l'unité allemande, ce qui a eu des conséquences sociales catastrophiques. Le secteur industriel de l'Allemagne de l'Est a été presque entièrement liquidé, des millions de personnes ont perdu leur emploi et beaucoup ont sombré dans la pauvreté.

Pas de discussion sur le stalinisme

Lorsque le PDS a soutenu activement la réunification allemande, Wagenknecht est non seulement restée au sein du parti, mais elle est encore devenue membre de sa direction. La question du stalinisme suscitait régulièrement des tensions, mais la plate-forme communiste de Wagenknecht et la direction de droite autour de Gregor Gysi, Lothar Bisky et Hans Modrow étaient d'accord sur un point: il ne fallait pas qu’il y ait un règlement de comptes politique avec le stalinisme.

En janvier 1995, Gysi, Bisky et Modrow ont présenté une motion au congrès du PDS déclarant que les «opinions staliniennes» étaient incompatibles avec l'adhésion au PDS. En pratique, cela aurait dû conduire à l'expulsion de Wagenknecht et de la Plate-forme communiste, dont les positions pro-staliniennes étaient considérées comme un obstacle à l'entrée du PDS dans les gouvernements locaux et régionaux.

Gregor Gysi (left) et Hans Modrow au premier congrès du PDS en 1990 dans l’ex-RDA [Photo by Bundesarchiv, Bild 183-1990-0224-006 / Zimmermann, Peter / CC BY-SA 3.0]

Le Bund Sozialistischer Arbeiter est intervenu à l'époque avec une lettre ouverte aux délégués, s'opposant à l'expulsion de la Plate-forme communiste. Bien que les positions de la Plate-forme communiste fussent réactionnaires, son expulsion ne servait qu'à étouffer la discussion sur la question du stalinisme, expliquait la lettre. Or, sans une compréhension claire du rôle du stalinisme, les causes de la restauration capitaliste et de la catastrophe sociale qui lui était associée resteraient incompréhensibles:

Ni la direction du PDS ni la Plate-forme communiste n’ont manifesté le moindre intérêt pour la clarification de la question du stalinisme. En fin de compte, Wagenknecht n'a pas été exclue, mais a perdu temporairement son siège au sein de l'exécutif du parti. Lorsque le congrès du parti a repris un an plus tard, le différend avec la Plate-forme communiste avait été réglé depuis longtemps. «L'objectif a été atteint. Le cours politique du PDS a été fixé dans le sens d'une participation au gouvernement et d'une collaboration avec le SPD. Il n'y a pas eu de confrontation politique avec le stalinisme», commenta Neue Arbeiterpresse, le journal du BSA[12]. [12]

Trois ans plus tard – le PDS possédait alors ses premiers ministres dans l’exécutif du Land de Mecklembourg-Poméranie – un membre de la plate-forme communiste fut à nouveau élu à l'exécutif du parti et Wagenknecht reçut autant d'applaudissements que le président du PDS, Lothar Bisky, pour son discours au congrès. Elle était désormais nécessaire, comme feuille de vigne de gauche, pour couvrir la politique droitière du PDS, et plus tard, du Parti de gauche.

Elle a continué à jouer ce rôle pendant plus de 20 ans, tout en gravissant les échelons de la direction du parti. Elle a été membre du Parlement européen, députée au Bundestag [le parlement allemand], vice-présidente du parti et présidente du groupe parlementaire au Bundestag. Wagenknecht n'a quitté le Parti de gauche que lorsque ses résultats électoraux se sont effondrés.

Staline et Ulbricht ont disparu du vocabulaire de Wagenknecht. Elle a gardé le nationalisme borné, la croyance en l'État et l'hostilité à la révolution qui caractérisaient la bureaucratie stalinienne. Sur cette base, elle tente de mobiliser les éléments des classes moyennes – bureaucrates syndicaux, fonctionnaires, petits entrepreneurs – qui se sentent dépassés par le progrès technologique et la mondialisation mais craignent plus encore un soulèvement de la classe ouvrière.

Léon Trotsky avait décrit la bureaucratie stalinienne comme un outil de la bourgeoisie mondiale à l'intérieur de l'État ouvrier. Cela fut confirmé par la restauration capitaliste en Union soviétique et en Europe de l'Est. L'évolution de Wagenknecht, d'archi-stalinienne à défenseuse du capitalisme et chauvine véhémente, suit la même logique.

Il est impossible d'arrêter la guerre, le fascisme, les licenciements massifs et les coupes sociales sans combattre leur cause, le capitalisme. Seul un mouvement basé sur un programme socialiste et unissant la classe ouvrière au niveau international peut empêcher la descente dans la barbarie. Pour ce faire, les leçons de la lutte centenaire du mouvement trotskyste mondial contre le stalinisme doivent être étudiées et comprises, et le Parti de l'égalité socialiste et le Comité international de la Quatrième Internationale doivent être construits comme le nouveau parti de la classe ouvrière.

***

[1]

Peter Schwarz, L'Alliance Sahra Wagenknecht adopte un manifeste de droite pour les élections européennes https://www.wsws.org/fr/articles/2024/02/10/adrf-f10.html WSWS, 10 février 2024

[2]

Sahra Wagenknecht, Meine Vision für Deutschland: Frieden, Freiheit, Wohlstand für alleDie Weltwoche, [Ma vision pour l’Allemagne] 11 Mai 2023

[3]

Peter Schwarz, “Left” figurehead of German Left Party praises meritocracy and the market”, WSWS, June 20, 2011

[4]

Peter Schwarz, The nationalist diatribe of a Left Party leader— a review of the new book by Sahra Wagenknecht, WSWS, July 13, 2021

[5]

Sahra Wagenknecht, Marxismus und Opportunismus – Kämpfe in der Sozialistischen Bewegung gestern und heute, [Sahra Wagenknecht, Marxisme und Opportunisme – Luttes dans le mouvement socialiste hier et aujourd’hui] Weissenseer Blätter, 4/1992

[6]

Ibid.

[7]

Hans Modrow, Aufbruch und Ende, Hamburg 1991, p.145 

[8]

Wolfgang Leonhard, Die Revolution entlässt ihre Kinder, [Un enfant perdu de la révolution], Köln 1955, p. 397 

[9]

Wolfgang Weber, DDR – 40 Jahre Stalinismus. Ein Beitrag zur Geschichte der DDR, [ DDR – 40 ans de stalinisme. Une contribution à l’histoire de la RDA] Arbeiterpresse Verlag (Mehring Verlag), 1993, pp. 66-67

[10]

Léon Trotsky,  Programme de transition

[11]

Neue Arbeiterpresse Nr. 805, February 2, 1995 

[12]

Neue Arbeiterpresse Nr. 827, January 18, 1996