Le poste de premier ministre de Justin Trudeau et son gouvernement libéral ne tiennent plus qu'à un fil après la démission de sa ministre des Finances et vice-première ministre, Chrystia Freeland, lundi matin, d'une manière calculée pour infliger un maximum de dégâts politiques.
Freeland devait présenter la mise à jour économique d'automne du gouvernement, qui s'apparente à un mini-budget, lundi après-midi. Au lieu de cela, elle a publié une lettre de démission publique dans laquelle elle a attaqué Trudeau pour s'être engagé dans des « astuces politiques coûteuses » – une référence à des mesures symboliques pour aider les Canadiens ordinaires à faire face à la flambée des prix – plutôt que d'imposer des mesures d'austérité plus profondes en préparation d'une guerre commerciale potentielle avec une Amérique dirigée par Trump.
« La nouvelle administration américaine, a déclaré Freeland, poursuit une politique de nationalisme économique agressif, ce qui comprend une menace de tarifs de 25 pour cent
« Nous devons prendre cette menace au sérieux. Il faut préserver notre capacité fiscale aujourd’hui, pour que nous puissions disposer des réserves dont nous pourrions avoir besoin lors d’une guerre tarifaire. [...]
« Il faut s’opposer au nationalisme économique de “America First” en étant déterminé pour lutter pour le capital et les investissements ainsi que les emplois que ceux-ci génèrent. »
Comme le suggèrent les fonctions politiques désormais abandonnées de Freeland, elle a été considérée comme la ministre la plus importante de Trudeau pendant la majeure partie de ses neuf années au pouvoir. En plus de diriger les efforts canadiens pour renégocier les termes de l'ALENA, le bloc commercial nord-américain dirigé par les États-Unis, pendant le premier mandat de Trump, Freeland a été le principal faucon du gouvernement en ce qui concerne la guerre en Ukraine. C'est pour cette raison qu'elle a été présentée par Washington comme une potentielle secrétaire générale de l'OTAN. Freeland, dont le grand-père était un éminent collaborateur nazi nationaliste ukrainien d'extrême droite, est associée depuis toujours au Congrès des Ukrainiens canadiens, qui a servi de lien essentiel entre Ottawa et les descendants politiques de Stepan Bandera et d'autres collaborateurs nazis, qui infestent le gouvernement et l'appareil militaire ukrainiens à la solde des États-Unis et de l'OTAN.
Ces dernières semaines, la presse a fait état de divergences politiques croissantes entre Freeland et Trudeau. Il était également de notoriété publique que Trudeau cherchait à persuader Mark Carney d'entrer au gouvernement et de prendre en charge le ministère des Finances, dans une tentative désespérée de consolider le soutien des grandes entreprises à son gouvernement. Carney a dirigé la Banque du Canada et la Banque d'Angleterre et préside actuellement le conseil d'administration de Bloomberg et de Brookfield Asset Management.
Dans le sillage de la démission de Freeland, de nombreux appels ont été lancés dans les rangs libéraux pour que Trudeau démissionne, et le nombre de députés libéraux prêts à exhorter publiquement Trudeau à démissionner a rapidement augmenté. Lorsque Freeland est entrée dans une réunion d'urgence du caucus libéral lundi soir, elle aurait été accueillie par une ovation.
Les sondages montrent que si des élections avaient lieu aujourd'hui, les conservateurs de l'opposition officielle rafleraient le pouvoir, réduisant les libéraux à un minuscule groupe de députés. Sous la houlette de Pierre Poilievre, qui a revendiqué la direction du parti en étant le plus fervent partisan parlementaire du « Convoi de la liberté », organisé par des fascistes, les conservateurs se transforment rapidement en un parti d'extrême droite.
Les dirigeants des trois partis d'opposition officiellement reconnus au Parlement ont appelé Trudeau à démissionner après que Freeland a quitté le gouvernement lundi. Mais il est révélateur que Jagmeet Singh, le chef du Nouveau Parti démocratique (NPD), soutenu par les syndicats, ait refusé d'engager son parti à faire tomber le gouvernement libéral minoritaire, se contentant de déclarer, comme il l'a fait par le passé, que « toutes les options sont sur la table ».
L'alliance entre les syndicats, le NPD et les libéraux et la répression de la lutte des classes
Les événements de lundi à Ottawa se sont déroulés alors que le Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes (STTP) appliquait un décret, promulgué par le gouvernement via le Conseil canadien des relations industrielles (CCRI), criminalisant une grève de 55.000 travailleurs de Postes Canada après 32 jours.
Parmi les travailleurs postaux, un fort soutien s'est manifesté pour défier l'ordre de retour au travail, la troisième fois en quatre mois que le gouvernement Trudeau criminalise une grève sur la base d'une « réinterprétation » concoctée et manifestement illégale de l'Article 107 du Code canadien du travail.
De plus, le gouvernement étant discrédité et largement détesté, et les postiers luttant pour la défense des services publics et du droit de grève, ainsi que pour d'autres questions d'intérêt vital pour tous les travailleurs, les conditions objectives pour rallier la classe ouvrière derrière les postiers auraient difficilement pu être plus favorables. C'est précisément pour cette raison que le STTP, encouragé par le Congrès du travail du Canada et l'ensemble de la bureaucratie syndicale, a ordonné aux postiers de se rendre et les a ramenés au travail.
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Travailleurs de Postes Canada sur une ligne de piquetage à Windsor, Ontario
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Depuis 2019, le NPD, à la demande des syndicats, a soutenu le gouvernement libéral minoritaire au Parlement, alors qu'il s'enfonçait de plus en plus à droite. Le gouvernement a notamment présidé à une riposte meurtrière à la pandémie de COVID-19, fondée sur le principe des profits avant la vie, augmenté massivement les dépenses militaires, soutenu le génocide des Palestiniens à Gaza et intégré de plus en plus le Canada dans la guerre des États-Unis et de l'OTAN contre la Russie et dans l'offensive militaro-stratégique de Washington contre la Chine, et renforcé l'exploitation des travailleurs en réduisant les salaires réels et en brisant les grèves.
Trump et l'effondrement du gouvernement Trudeau
Néanmoins, la classe dirigeante se méfie de plus en plus de Trudeau. Craignant que l'impérialisme canadien ne perde du terrain dans la lutte frénétique pour les marchés, les investissements et les avantages géopolitiques, ses sections les plus puissantes font pression pour une affirmation plus agressive de leurs intérêts prédateurs sur la scène mondiale et contre la classe ouvrière à l'intérieur du pays.
En réponse à l'élection de Trump et à ses menaces de guerre commerciale, elles intensifient considérablement leur pression en faveur d'une escalade du militarisme et de la guerre de classe.
La classe dirigeante insiste sur le fait que le Canada doit assurer sa place dans une « Forteresse Amérique du Nord » dirigée par les États-Unis, en prenant des mesures pour dépasser rapidement le plancher de 2 % du PIB fixé par l'OTAN pour les dépenses militaires – une augmentation annuelle de plus de 20 milliards de dollars – et en soutenant la chasse aux sorcières anti-immigrés de Trump, en militarisant effectivement la frontière entre le Canada et les États-Unis.
Elle réclame également à cor et à cri qu'Ottawa s'aligne au moins sur les réductions d'impôts de Trump pour les grandes entreprises et les riches, qui doivent être financées par la destruction des services publics ; qu'il suive son exemple en supprimant toutes les contraintes environnementales et autres contraintes réglementaires pesant sur le capital ; et qu'il remplace la criminalisation ponctuelle des grèves par l'abolition permanente du droit de grève dans les secteurs « essentiels », à commencer par les transports et la logistique.
Le gouvernement Trudeau s'efforce de répondre à ces demandes. Mardi, il a annoncé son intention de dépenser 1,3 milliard de dollars pour équiper la GRC (Gendarmerie royale du Canada) d'hélicoptères et de drones afin d'intensifier la surveillance des frontières. Mais la classe dirigeante canadienne considère généralement que ces mesures sont insuffisantes et arrivent trop tard.
La grande entreprise a réagi à la démission de Freeland et à ses attaques contre la politique du gouvernement par des éloges enthousiastes. Le Globe and Mail, la voix traditionnelle de l'élite financière canadienne, a rapporté lundi soir que « la plupart des PDG ont depuis longtemps abandonné Trudeau en tant que leader et attendent son départ avec impatience ». En prévision de ce jour, les milieux d'affaires sont reconnaissants à Freeland d'avoir profité de sa sortie pour aider à fixer les priorités du prochain premier ministre, quel qu'il soit. »
Trump, quant à lui, s'est réjoui de la crise qui secoue le gouvernement canadien, déclarant sur sa plateforme Truth Social : « Le grand État du Canada est stupéfait de voir la ministre des Finances démissionner, ou être licenciée, par le gouverneur Justin Trudeau. » Trump a manifestement savouré l'occasion de se moquer de Trudeau et d'attaquer Freeland, accusant cette dernière d'un comportement « totalement toxique », qui « n'était pas du tout propice à la conclusion d'accords » : une référence sans doute à la renégociation de l'ALENA, dont Trump a juré de rouvrir et potentiellement de supprimer l'accord qui lui a succédé, l’ACEUM (Accord Canada–États-Unis–Mexique).
La crise du gouvernement Trudeau est parallèle à l'évolution de tous les grands pays impérialistes. Les gouvernements allemand et français se sont effondrés dans les semaines qui ont suivi l'élection de Trump, car la classe dirigeante exige de nouvelles mesures d'austérité massives pour financer la guerre des États-Unis et de l'OTAN contre la Russie et le développement d'une base militaire et militaro-industrielle européenne capable d'agir de manière indépendante et, si nécessaire, en opposition à Washington.
Le retour du dictateur fasciste en puissance Trump à la présidence des États-Unis est à la fois l'expression de la crise aiguë de l'impérialisme américain – qui reste le centre financier du capitalisme mondial et le cockpit de la réaction mondiale – et un accélérateur majeur du conflit des grandes puissances et de la lutte des classes à l'échelle mondiale.
Alors que l'impérialisme américain cherche à assurer son hégémonie mondiale par le biais d'une guerre commerciale, d'une guerre mondiale en développement et d'une augmentation spectaculaire de l'exploitation de sa propre classe ouvrière, les alliés impérialistes de Washington, dont le Canada, se démènent pour faire valoir leurs propres intérêts prédateurs et rester « compétitifs » en s'employant à détruire ce qui reste des services publics, en réduisant les coûts de main-d'œuvre et en détournant une part toujours plus grande des ressources de la société pour faire la guerre.
Alors que la classe dirigeante se déplace nettement vers la droite et recourt de plus en plus à des méthodes autoritaires – notamment dans le cas du recours par le gouvernement Trudeau à de nouveaux pouvoirs anti-grève en vertu de l'Article 107 du Code canadien du travail – et met en avant les forces fascistes, la classe ouvrière devient de plus en plus militante et radicalisée.
Au Canada, depuis l'automne 2021, une vague de grèves massives a touché tous les secteurs de l'économie. Des centaines de milliers de travailleurs et de jeunes sont également descendus dans la rue au cours des 15 derniers mois pour s'opposer au génocide israélien à Gaza et à la complicité de l'impérialisme canadien.
Si Poilievre et ses conservateurs d'extrême droite sont sur le point de remplacer Trudeau et ses libéraux, c'est parce que les syndicats étouffent systématiquement la lutte des classes, non seulement par leur isolement et leur trahison des grèves, mais surtout en soutenant le gouvernement Trudeau, dans le cadre de l'alliance anti-syndicale, néo-démocrate et libérale. C'est ce qui permet à Poilievre de faire un appel social démagogique aux travailleurs qui vivent une détresse socio-économique due à la hausse du coût de la vie, à l'effondrement des services publics, à la crise du logement, etc.
En étranglant la grève des postiers, les syndicats n'ont pas seulement donné à Trudeau une victoire sur les postiers et renforcé l'utilisation de l'Article 107 comme arme pour briser les grèves. Ils ont gâché ce qui était une occasion en or de lancer une contre-offensive de la classe ouvrière contre la suppression des grèves par l'État, l'austérité et la guerre, qui aurait non seulement fait tomber le gouvernement Trudeau, mais aussi fait dérailler les efforts de la classe dirigeante pour amener au pouvoir un régime conservateur de Poilievre d'extrême droite voué à mettre en œuvre, sous la bannière du « Canada d'abord », une contre-révolution sociale à la Trump.
Ce n'est pas en s'accrochant, comme l'ont fait et le font les syndicats et le NPD, au gouvernement libéral de droite, totalement discrédité et faussement « progressiste », que l'on peut défendre les droits démocratiques et sociaux des travailleurs. Il faut plutôt intensifier la lutte des classes et développer un mouvement politique indépendant de la classe ouvrière pour lutter en faveur d'un gouvernement ouvrier et d'une réorganisation socialiste de la vie socio-économique afin de faire de la satisfaction des besoins sociaux, et non de l'enrichissement d'une minorité, le principe directeur.
Cela nécessite la construction de nouvelles organisations de lutte de la classe ouvrière, entièrement indépendantes de l'appareil syndical corporatiste, et surtout d'un parti révolutionnaire de masse de la classe ouvrière basé sur l'internationalisme socialiste. Tous ceux qui sont d'accord avec cette perspective devraient rejoindre et construire le Parti de l'égalité socialiste.
(Article paru en anglais le 18 décembre 2024)