Le 28 novembre, le gouvernement tchadien a annoncé qu'il «mettait fin à la coopération en matière de défense, signée avec la République française». L'annonce a été faite le 28 novembre, juste après le départ du ministre français des Affaires étrangères Jean-Noël Barrot, en visite au Tchad. Il s'agit d'un revers majeur pour l'influence de l'impérialisme français dans son ancien empire colonial africain.
Le Tchad, situé dans le centre-nord de l'Afrique, a été sous domination française de 1900 jusqu'à son indépendance formelle en 1960. L'impérialisme français a continué à exercer une forte influence sur le régime post-indépendance, par des moyens militaires, politiques et financiers. Le Tchad accueille une présence française significative, avec environ 1 000 soldats et avions de guerre stationnés dans le pays.
Pendant la phase de l'opération Barkhane de la guerre française au Mali, de 2014 à 2022, le Tchad a joué un rôle central en tant que facilitateur clé de cette guerre. Le quartier général de l'opération était basé à N'Djamena, la capitale tchadienne. Cet emplacement stratégique a permis aux forces françaises de coordonner et de lancer des opérations dans toute la région du Sahel, en ciblant en particulier des pays comme le Burkina Faso, le Mali et le Niger. Le Tchad a également fourni un nombre important de soldats qui ont servi de chair à canon à l'armée française pour monter ses opérations.
Cependant, après des manifestations de masse et des coups d'État militaires au Mali, au Niger et au Burkina Faso, la France a été contrainte de retirer ses troupes de ces pays. Ceux-ci ont également quitté la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) et ont créé une alliance militaire rivale, L'Alliance des États du Sahel (AES). Pendant ce temps, les manifestations se sont multipliées au Tchad contre la présence militaire de la France.
Jeudi, le ministre tchadien des Affaires étrangères, Abderaman Koulamallah, a annoncé qu’«après 66 ans de la proclamation de la république, il est temps pour le Tchad d’affirmer sa souveraineté pleine et entière, et de redéfinir ses partenariats stratégiques selon les priorités nationales».
Koulamallah a déclaré que cela entraînerait le départ des soldats français stationnés dans le pays «conformément aux dispositions de l'accord» et «dans les délais prévus par l'accord de défense». Il a déclaré que cette décision avait été «prise après une analyse approfondie» et marquait «un tournant historique» dans une histoire centenaire de présence militaire française quasi continue au Tchad.
Le gouvernement tchadien a toutefois précisé que «cette décision ne remet pas en cause les liens historiques et amicaux entre les deux pays».
Jeudi également, le Sénégal, ancienne colonie française d’Afrique occidentale, a annoncé que la France devrait fermer ses bases dans le pays. Cette annonce fait suite à l'aveu du président français Emmanuel Macron que la France était responsable du massacre de soldats sénégalais en 1944, alors que le pays commémorait le 80e anniversaire de cette tragédie. «Le Sénégal est un pays indépendant, c’est un pays souverain et la souveraineté ne s’accommode pas de la présence de bases militaires dans un pays souverain», a déclaré le président sénégalais Bassirou Diomaye Faye.
La décision du gouvernement tchadien a, selon la presse, abasourdi non seulement les autorités françaises, mais encore plusieurs responsables tchadiens.
«A l’Elysée, au ministère des armées, ou encore au Quai d’Orsay, personne ne semblait avoir été prévenu. Plusieurs officiers français, en visite à N’Djamena pour évoquer la poursuite de la coopération militaire, n’avaient pas non plus été informés. De fait, même côté tchadien, certains semblaient surpris. Selon des sources concordantes, le ministre de la Défense lui-même a pris connaissance de cette décision du président, Mahamat Idriss Déby, juste avant la diffusion du communiqué» écrit Le Monde.
Le Tchad a été la première colonie française à soutenir la ‘France libre’ contre les autorités françaises de Vichy, qui collaboraient avec les nazis, pendant la Seconde Guerre mondiale. Malgré son indépendance en 1960, le Tchad est resté partiellement gouverné par l'armée française jusqu'en 1965.
Le pays a connu de nombreuses opérations militaires françaises, notamment « Limousin » (1969-1971) et « Épervier » (1986-2014). L'armée française a joué un rôle clé dans l'accession au pouvoir d'Hissène Habré en 1982, puis dans son renversement par Idriss Déby Itno en 1990. Elle a attaqué les forces rebelles qui avaient menacé de s'emparer de la capitale, N'Djamena, en 2019.
Après la mort du président de longue date Idriss Déby Itno, en avril 2021, des officiers supérieurs de l'armée ont organisé un coup d'État qui a conduit à la mise en place d'un gouvernement militaire. Le fils d'Idriss Déby, Mahamat Idriss Déby, a été nommé président par intérim. En février 2024, des tirs nourris ont éclaté à N'Djamena après l'annonce d'une date d'élection attendue depuis longtemps, alors que les forces gouvernementales affrontaient des membres du Parti socialiste sans frontières (PSF), de l'opposition. Une élection présidentielle a eu lieu en mai de cette année, et Mahamat Idriss Déby a été déclaré vainqueur.
La rupture soudaine des liens militaires entre le Tchad et la France intervient dans un contexte de conflits géostratégiques croissants en Afrique, liés à la guerre de l'OTAN contre la Russie en Ukraine et à la rivalité économique avec la Chine. La flambée des prix des denrées alimentaires et du pétrole, due à l'interruption des importations de céréales en provenance de Russie et d'Ukraine, a dévasté des millions de personnes. L'impérialisme français, en particulier, est remis en question par les liens économiques et diplomatiques croissants entre ses anciennes colonies, et avec la Russie et la Chine.
La Russie renforce sa présence militaire dans les pays du Sahel, notamment au Niger, au Mali, au Burkina Faso, en Mauritanie, au Soudan et au Tchad. Des mercenaires russes, notamment du groupe Wagner, ont été déployés dans plusieurs pays africains. Ils soutiennent les gouvernements et les forces armées du Niger, du Mali et du Burkina Faso, et combattent également à leurs côtés les militants islamistes liés à Al-Qaïda.
La Chine a également renforcé ses relations avec le Tchad et le Sénégal, en annonçant des projets d'électricité, d'eau courante, d'agriculture, de télécommunications et d'infrastructures aéroportuaires. En mai, l'ancien ambassadeur du Tchad en Chine, Allamaye Halina, est devenu premier ministre du pays. Plus tard dans l'année, la Chine a également signé des contrats de fourniture d'armes et d'équipements à l'armée nationale tchadienne.
Toute la région est entraînée de plus en plus profondément dans l'escalade de la guerre mondiale de l'OTAN. L’arrêt de la coopération militaire avec la France de la part du Tchad et la menace du Sénégal d’y mettre fin surviennent alors que les puissances de l'OTAN intensifient la guerre avec la Russie en Ukraine et que l'élection de Trump menace la Chine d'une guerre. Étant donné l'impopularité massive de l'impérialisme français en Afrique et les avantages économiques et militaires de liens avec la Chine et la Russie, un certain nombre d'États africains réagissent à ces pressions militaires explosives en s'éloignant de Paris.
Cette année, la Russie n'a cessé d'accroître son influence au Tchad par le biais d'une coopération militaire et d'investissements économiques. En janvier, Idriss Déby a rencontré le président russe Vladimir Poutine à Moscou. Au cours de leur rencontre, Poutine a déclaré que les deux pays avaient «de grandes possibilités de développer leurs relations bilatérales».
Déby a continué à cultiver sa relation avec Poutine après leur rencontre. À l'approche des élections présidentielles tchadiennes, Déby a publié une autobiographie intitulée «De Bédouin à Président». En février, il a présenté un exemplaire de son livre, dédicacé d'un message personnel pour Poutine, à l'ambassadeur de Russie au Tchad, Vladimir Sokolenko. Le livre contient également une photo de Déby et Poutine prise lors de la visite en Russie en janvier.
Dans son autobiographie, Déby reproche à Macron d'avoir prétendument tenté de le dissuader de se présenter à l'élection lors d'un appel téléphonique. «Je ne changerai pas la charte de transition sous la menace», écrit-il.
La fin de l'impopulaire coopération militaire entre le Tchad et Paris intervient juste avant les élections législatives tchadiennes prévues pour le 29 décembre. Son principal adversaire, l'ancien Premier ministre Succès Masra, a critiqué la France pour avoir favorisé la famille de Déby, déclarant: «La France a clairement choisi une famille au détriment du peuple tchadien».
La décision d'Idriss Déby de mettre fin à la coopération militaire reflète sans aucun doute un sentiment populaire de masse et une pression politique croissante sur la présidence tchadienne. Mais le changement géopolitique soudain des dirigeants de la bourgeoisie tchadienne, qui a fidèlement servi les intérêts de l'impérialisme français pendant des décennies, ne fait pas d'elle une force anti-impérialiste et ne lui donne pas une stratégie viable pour s'opposer à l'escalade de la guerre par les puissances impérialistes dans toute la région. La question décisive reste la construction d'un mouvement socialiste international contre la guerre impérialiste dans la classe ouvrière africaine et mondiale.