La politique de libre-échange d’APEC plongée dans la tourmente

La réunion de la Communauté économique Asie-Pacifique (initiales anglaises APEC), qui débute aujourd’hui à Lima, au Pérou, est sans doute l’une des réunions économiques internationales les plus étranges de ces derniers temps. Son étrangeté n’a d’égale que celle du G20, qui se réunira la semaine prochaine au Brésil, après la clôture du sommet de l’APEC.

Le président chinois Xi Jinping et la présidente du Pérou Dina Boluarte au palais du gouvernement à Lima, le 14 novembre 2024, en marge du sommet de l'APEC. [AP Photo/Fernando Vergara]

L'APEC a été créée en 1989 pour promouvoir le libre-échange dans la région Asie-Pacifique, principalement à l'initiative des États-Unis, du Canada et de l'Australie. Elle regroupe 21 pays qui représentent 50 pour cent du PIB mondial et environ 40 pour cent de la population mondiale. Entre les réunions, environ 270 groupes de travail sont chargés des questions économiques et commerciales au sein de l'organisation.

Mais si les rapports et analyses de ces groupes figurent à l’ordre du jour officiel, ils ne constitueront pas le thème central. Le président américain sortant Joe Biden participe à la réunion, mais sa présence n’a aucune importance. Elle est entièrement dominée par l’ascension de Donald Trump, qui s’est engagé à détruire ce qui reste de l’ordre mondial du libre-échange et à le remplacer par une politique basée sur des hausses de tarifs douaniers et un protectionnisme nationaliste.

La même question se posera lors de la réunion du G20. Au milieu de la crise financière mondiale de 2008, les États membres du G20 avaient solennellement promis de ne plus jamais revenir aux politiques nationalistes qui avaient causé une telle dévastation économique dans les années 1930. Aujourd’hui, ces promesses ont été abandonnées alors que la guerre économique fait un retour en force.

Lors d'une conférence de presse mardi, plusieurs experts du Centre d'études stratégiques et internationales (CSIS) de Washington ont donné un aperçu des enjeux de la réunion de l'APEC. En substance, ils pourraient se résumer en un mot: Trump et ce que ses guerres tarifaires vont apporter.

Ouvrant la réunion, le Dr Victor Cha, président du département de géopolitique et de politique étrangère du CSIS, a déclaré: «Je pense que l’APEC et le G20 porteront sur une seule chose […] tout ce dont les dirigeants parleront, c’est du seul dirigeant mondial qui n’est pas là […] et de ce à quoi s’attendre de la prochaine administration Trump en matière de commerce, d’alliances et d’autres questions.»

Il existe un parallèle avec la réunion de l'APEC, également au Pérou, en 2016, juste après l'élection de Trump à la présidence. Le message du président sortant Obama lors de cette réunion était que l'on ne savait pas ce que Trump apporterait et qu'il fallait attendre pour voir.

Huit ans plus tard, de nombreuses questions ont trouvé une réponse et il n’y a plus aucun doute sur les implications du programme America First de Trump. Le problème va au-delà de Trump et de ses penchants, trouvant ses racines dans la position des États-Unis au sein du capitalisme mondial.

Comme l’a souligné Cha ; bien que la mission de l’APEC soit de créer un ordre commercial mondial libre et ouvert, «la politique des deux partis aux États-Unis s’est résolument orientée vers le protectionnisme» et s’est éloignée des accords de libre-échange.

Erin Murphy, directrice adjointe du CSIS pour l’Inde et les économies asiatiques émergentes, a souligné cette évaluation. «Même si le gouvernement démocrate avait été au pouvoir, si Harris avait gagné, l’attitude des États-Unis à l’égard du commerce serait restée la même, mais pas aussi extrême, je pense, que celle de Trump en termes d’augmentation des droits de douane.»

En réalité, cette position sous-estime l’orientation des démocrates dans un domaine crucial. Si l’administration Biden-Harris a quelque peu atténué l’agressivité affichée par Trump envers les alliés européens des États-Unis, elle a largement maintenu les droits de douane imposés par Trump à la Chine et a considérablement étendu la guerre économique contre elle en imposant une série de restrictions sur les exportations de haute technologie des États-Unis et sur les importations en provenance de Chine pour des raisons dites «nationales».

L’approche bipartite, hormis quelques divergences tactiques, montre clairement que le programme américain de plus en plus agressif n’est pas simplement le fait de Trump ou de tout autre groupe de politiciens, mais trouve ses racines dans la crise croissante du capitalisme américain.

Bien entendu, comme pour toutes les institutions de ce type, cette crise a été tout simplement ignorée par les représentants du CSIS qui, selon les mots de Murphy, ont déclaré que l’APEC et son avenir «continueraient d’être là lorsque les États-Unis décideraient de faire partie du cadre commercial et d’investissement».

En d’autres termes, le pendule oscillerait d’une manière ou d’une autre et entraînerait un retour à des temps plus «normaux».

Tous les indices signalent le contraire.

Les États-Unis ne se contentent pas de bouleverser le programme de l’APEC. Trump a annoncé qu’il imposerait un tarif de 60 pour cent à la Chine et une taxe de 10 à 20 pour cent sur toutes les importations entrant aux États-Unis. Il a également annoncé qu’il se retirerait du Cadre économique Inde-Pacifique (IPEF), lancé par l’administration Biden en mai 2022.

L'IPEF regroupe les États-Unis, l'Australie et le Japon, ainsi que l'Inde, l'Indonésie, la Corée du Sud, Brunei, Fidji, Singapour, la Malaisie, la Nouvelle-Zélande, la Thaïlande, les Philippines et le Vietnam. Il représente 40 pour cent du PIB mondial et 28 pour cent du commerce mondial de biens et de services.

L’avenir de l’organisation correspondante, le Partenariat des Amériques pour la prospérité économique, qui couvre l’Amérique latine, est également incertain.

Les participants à la réunion de l’APEC savent sans aucun doute que Trump cible continuellement les pays qui ont un excédent commercial avec les États-Unis, en prétendant qu’ils «arnaquent » l’Amérique et en menaçant d’imposer des tarifs douaniers contre eux. Tous les pays de l’APEC, à l’exception de l’Australie, ont un excédent commercial avec les États-Unis et il en va de même pour la plupart des pays européens.

Par le hasard des choses, un exemple frappant du déclin économique des Etats-Unis, qui motive leur belligérance croissante, s’est offert aux dirigeants d’APEC à Lima. A 80 km de là, un port en eau profonde était inauguré dans ce qui était auparavant le petit village de pêcheurs de Chancay.

Une fois pleinement opérationnel, ce port, capable d'accueillir certains des plus grands porte-conteneurs du monde, transformera le commerce vers l'Est et surtout vers la Chine, non seulement depuis le Pérou mais depuis d'autres parties du continent, y compris le Brésil, réduisant le temps de transport jusqu'à 10 jours.

Le reportage du Financial Times sur l'ouverture, à laquelle assistera le président chinois Xi Jinping via une liaison vidéo depuis Lima, montre la crise croissante que traverse les États-Unis.

«Avant l'inauguration du port de Chancay, un mégaport construit par la Chine sur la côte Pacifique du Pérou qui est sur le point de transformer le commerce régional, des grues sans pilote ZPMC de fabrication chinoise bordent le quai.

«Les camionnettes BYD sont prêtes à transporter les ingénieurs, tandis que les tours Internet Huawei ont été récemment construites pour gérer les opérations automatisées.»

Mario de las Casas, directeur des relations publiques de Cosco Shipping, l'entreprise chinoise qui a construit le port et qui en gérera les opérations, a déclaré: «Tout est fabriqué en Chine. »

Les Etats-Unis ont prévenu que le port, qui a coûté 3,6 milliards de dollars, pourrait être utilisé pour des opérations militaires chinoises et que la cession du contrôle de la gestion du port à Cosco constituait une violation de la souveraineté péruvienne. Ces avertissements contiennent la menace, à peine voilée, d'une forme de représailles américaines.

Mais le gouvernement péruvien a déclaré que la gestion du port sera supervisée par ses autorités.

«Dans ce cas, il s'agit d'un investissement de capitaux chinois, mais c'est exactement la même chose que s'il s'agissait de capitaux britanniques ou nord-américains [...] en aucun cas nous ne perdons notre souveraineté», a déclaré le ministre péruvien des Transports, Raúl Pérez-Reyes.

De tels arguments ne vont cependant pas calmer la réponse agressive de l’impérialisme américain, qui devrait atteindre un nouveau niveau d’intensité sous l’administration Trump.

Le développement du port de Chancay n’est qu’une raison de plus pour laquelle le capitalisme américain considère que le développement technologique et industriel chinois doit être écrasé à tout prix s’il veut conserver son hégémonie alors qu’il abandonne le régime de «libre-échange» qu’il a autrefois parrainé et cherche à le remplacer par la force militaire.

(Article paru en anglais le 15 novembre 2024)

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