Après plusieurs reports, le Forum des îles du Pacifique (FIP) a envoyé la semaine dernière une mission «strictement d’observation» en Nouvelle-Calédonie pour rencontrer les autorités locales, les chefs d’entreprise, les responsables politiques et ceux des «communautés». Cette visite de trois jours avait pour objectif de recueillir des informations «de tous les côtés» sur les troubles sociaux et politiques actuels dans la colonie française.
La mission «Troïka plus» était dirigée par le président du Forum, Hu'akavameiliku Siaosi Sovaleni, Premier ministre des Tonga, rejoint par le Premier ministre des Îles Cook Mark Brown, le Premier ministre des Fidji Sitiveni Rabuka, le ministre des Affaires étrangères des Îles Salomon Peter-Shanel Agovaka, et soutenue par le secrétaire général du FIP Baron Waqa.
Le président indépendantiste de la Nouvelle-Calédonie, Louis Mapou, avait demandé la création de cette mission en réponse à la répression policière et militaire menée par la France contre les troubles qui ont commencé en mai. Mapou a souligné que le groupe n'était pas là pour «interférer», mais parce qu'«un membre de leur famille [le FIP] est en difficulté» et «pour contribuer à la désescalade du conflit».
Les émeutes généralisées, principalement menées par des jeunes autochtones kanaks, ont fait jusqu’à présent 13 morts – la plupart dues à la violence policière – et ont causé des dégâts estimés à 2,2 milliards d’euros, la destruction totale ou partielle de quelque 800 entreprises et près de 20 000 pertes d’emplois. L’économie s’est pratiquement effondrée.
Quelque 7 000 membres des forces de sécurité françaises, équipés de véhicules blindés , restent déployés pour imposer «l'ordre républicain» sur le territoire à travers la répression. Des mesures répressives telles que le couvre-feu nocturne restent en vigueur.
En juillet, l'ambassadrice de France dans le Pacifique, Véronique Roger-Lacan, avait rejeté comme «impossible» l'idée que le FIP, principal organe de direction du Pacifique, puisse « servir de médiateur» entre les autorités françaises et les partis indépendantistes, parce que la Nouvelle-Calédonie faisait toujours partie de la France.
La crise actuelle était l’un des points clés de l’ordre du jour du sommet du FIP qui s’est tenu à Tonga en août. Selon le président du FIP d’alors, Brown, la mission devait «tenter de réduire l’incidence de la violence» et appeler à des pourparlers entre les différentes parties. Mapou a souligné que les événements en cours étaient «durs, d’une extrême gravité et contribuaient d’une certaine manière à l’instabilité de la région».
La mission a été lancée avec l'autorisation du président français Emmanuel Macron, qui avait donné un accord le 10 août. Mais elle a été reportée à plusieurs reprises en raison de « divergences» entre la France et le gouvernement local de Nouvelle-Calédonie sur son statut. Le président du Congrès, alors indépendantiste, Roch Wamytan, a accusé la France d'avoir dicté le but de la mission, la décrivant comme «une forme inacceptable d'humiliation».
Le FIP n'a pas encore publié de déclaration officielle sur la mission. Un journaliste d'Islands Business, Nic Maclellan, a déclaré à RNZ Pacific que l'un des principaux thèmes des discussions, tenues avec «un large éventail de personnes», était la crise économique. Il a rapporté qu'il y avait «une grande anxiété» quant au soutien économique que la France apportera alors que le gouvernement impose des mesures d'austérité en France métropolitaine. Le Congrès de la Nouvelle-Calédonie a présenté une proposition de relance de plus de 4 milliards d'euros sur les cinq prochaines années.
Selon Maclellan, lors des discussions avec le Sénat coutumier kanak, il a beaucoup été question de «la famille [du Pacifique]». Le chef du FIP, Hu'akavameiliku, s'est toutefois montré évasif sur la question de l'indépendance, déclarant aux médias: «Il existe différents modèles dans le Pacifique. […] Ce n'est pas nous qui dirons à la Nouvelle-Calédonie ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas. Nous respectons leur souveraineté.»
Le député de Tuvalu, Simon Kofe, a déclaré: «Ma position est en faveur de l’indépendance, nous devons continuer à soutenir la décolonisation du Pacifique.» Rabuka, des Fidji, a mis en garde les partis indépendantistes les encourageant à être «très, très raisonnables» envers Paris. Il a déclaré à RNZ Pacific qu’il avait dit au mouvement kanak: «Écoutez, ne mordez pas la main qui vous nourrit. Alors, ayez un bon accord de dissociation lorsque vous deviendrez indépendants, assurez-vous de vous séparer en restant amis.»
En fait, c’est une crise sociale qui s’aggrave qui est au cœur du soulèvement. Un dirigeant de l’Église protestante de Kanaky en Nouvelle-Calédonie, Billy Wetewea, a déclaré que la population autochtone se bat contre les inégalités en matière d’éducation, d’emploi et de santé. «Les destructions commises par les jeunes depuis mai sont une sorte d’expression de la frustration face à toutes ces injustices sociales», a-t-il expliqué.
Les gouvernements du Pacifique, menés par l'Australie et la Nouvelle-Zélande, ne s'inquiètent pas des conditions brutales imposées aux masses opprimées de Nouvelle-Calédonie par son maître colonial français. Ils craignent que si la France ne parvient pas à maîtriser la situation, les troubles en Nouvelle-Calédonie, qui ont suivi les émeutes de Papouasie-Nouvelle-Guinée en janvier, ne déclenchent des rébellions similaires dans cette région pauvre, où le niveau de vie est miné par l'inflation.
En prévision d’interventions imminentes, les dirigeants du Pacifique ont soutenu une initiative de grande envergure en matière de maintien de l’ordre dans le Pacifique, sous la pression de l'Australie, malgré les craintes d'une escalade de la confrontation avec la Chine dans la région. Des unités de police multinationales, comptant jusqu'à 200 agents, formées et dirigées par la police australienne, sont en cours de création. La première d’entres elles a vu son déploiement initial de 40 hommes lors du sommet du CHOGM du mois dernier à Samoa.
S'adressant à l’Australian Broadcasting Corporation (ABC), Rabuka, l’ancien chef du coup d'État militaire des Fidji, a déclaré que le Groupe de soutien de la police du Pacifique pourrait être déployé en Nouvelle-Calédonie en tant que «force de maintien de la paix», sur le modèle de la Mission d'assistance régionale aux Îles Salomon (RAMSI) de l'Australie. De 2003 à 2017, l’Australie a imposé une occupation néocoloniale à Honiara [capitale des îles Salomon], prenant le contrôle d'aspects clés de l'administration de ce pays appauvri, notamment la police, le système juridique, les prisons et le ministère des Finances.
Roger-Lacan a confié à ABC qu’elle doutait que les autorités françaises voient la nécessité de déployer la police du Pacifique en Nouvelle-Calédonie. «La sécurité est la compétence exclusive de l’État français», a-t-elle déclaré, affirmant: «La stabilité a été rétablie par l’État français, donc cela ne semble pas être un problème maintenant.»
Le mois dernier, le Comité des droits de l'homme de l'ONU a vivement critiqué la France pour le bilan des victimes en Nouvelle-Calédonie et pour son approche de la «douche froide» en matière de décolonisation. «Les moyens utilisés, l'intensité de la réponse et la gravité des violences signalées, ainsi que le nombre de morts et de blessés, sont particulièrement alarmants», a déclaré au nom du Comité José Santo Pais, procureur général adjoint de la Cour constitutionnelle portugaise.
Les délégués français présents à l'audience de Genève ont catégoriquement défendu les actions du pays et rejeté la juridiction du processus de décolonisation de l'ONU, affirmant que Paris «n'a plus aucune obligation internationale» puisque trois référendums sur l'indépendance ont vu une majorité de votes en faveur du maintien du territoire français. Le plébiscite final de décembre 2021 a été boycotté par le mouvement indépendantiste.
Le mois dernier, le Premier ministre français Michel Barnier a abandonné la réforme controversée du système électoral qui avait déclenché les violents troubles dans la colonie en mai. La décision de Paris a pour but de gagner du temps pour engager les factions de l'establishment politique du territoire, y compris les partis indépendantistes, à négocier un moyen de continuer à satisfaire aux exigences de l'impérialisme français.
L'autorisation donnée à la mission du FIP s'inscrit dans ce cadre. Elle a été précédée une semaine plus tôt par une visite à Nouméa du ministre français de l'Outre-mer, François-Noël Buffet, pour des entretiens avec les «acteurs clés» de la Nouvelle-Calédonie. A l'issue de sa visite, Buffet a annoncé: «Le temps est venu de renouer avec le dialogue, la discussion, l'échange, après les terribles (événements) qu'a traversés la Nouvelle-Calédonie.»
Pierre-Chanel Tutugoro, dirigeant indépendantiste de l'Union calédonienne, a déclaré que les discussions avec le ministre, dans une atmosphère «ouverte», semblaient confirmer qu'un « processus de décolonisation» était en cours. «Donc, sur cette base, voilà ce que nous visons, ce que nous allons mettre sur la table: l'indépendance totale avec ou sans partenariat avec la France», a-t-il déclaré à la presse. «Toutes les options seront sur la table. »
Une autre délégation française de médiation et de «concertation», conduite par les présidents des deux chambres du Parlement, Gérard Larcher (Sénat) et Yaël Braun- Pivet (Assemblée nationale), est attendue à Nouméa ce mois-ci. Macron devrait convoquer les dirigeants politiques de la Nouvelle-Calédonie à Paris avant la fin de l'année.
Les accords conclus par les élites politiques de Paris et de Nouméa ne contribueront en rien à résoudre les problèmes fondamentaux à l'origine des troubles: la pauvreté, les inégalités sociales, le chômage et la souffrance sociale. La rébellion a mis en conflit une partie importante de la jeunesse kanak, non seulement avec l'oppression coloniale française, mais aussi avec l'establishment du territoire, qui comprend le gouvernement local et le mouvement indépendantiste officiel.
De plus, le programme bourgeois d’«indépendance» nationale est une impasse politique, en particulier dans le contexte de l’escalade de la guerre menée par les États-Unis dans le Pacifique et des mesures d’austérité capitalistes prises dans le monde entier. Aucun des pays fragiles et pauvres du Pacifique n’est totalement indépendant, et ne peut l’être. Tous dépendent fortement de l’aide des puissances impérialistes et sont soumis aux interférences régulières de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande, des États-Unis et de la France.
(Article paru en anglais le 4 novembre 2024)