Cet article est le dernier d'une série en trois parties.
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Le rôle contre-révolutionnaire du maoïsme au Kenya, aidé par le pablisme
Dans chacune de ces trahisons criminelles, les maoïstes ont été aidés par la tendance pabliste anti-trotskyste, qui a d’abord justifié le meurtre et la persécution des trotskystes chinois sous Mao, puis a propagé l’illusion que le maoïsme représentait une variante progressiste du stalinisme et prouvait que le socialisme pouvait être instauré sans l’intervention indépendante de la classe ouvrière. Le leader pabliste Ernest Mandel a même loué les maoïstes pour s’être « rapprochés de la théorie de la révolution permanente».
Dans des pays comme le Kenya, alors qu’une désillusion massive face au rôle du nationalisme bourgeois et au rôle traître joué par le stalinisme se faisait sentir dans toute l’Afrique ; et que la politique pabliste de liquidation avait détruit une grande partie de la Quatrième Internationale dans le monde, le vide à gauche a été comblé par les forces maoïstes.
Cette situation a créé une énorme confusion politique, en particulier parmi les couches d’universitaires, d’intellectuels, de travailleurs et de paysans radicalisés de gauche. Elle a été illustrée par des personnalités culturelles de renommée mondiale comme l’écrivain et dramaturge Ngugi wa Thiong’o, détenu par Kenyatta et persécuté par Moi, et qui a été l’un des principaux porte-parole des tendances maoïstes en exil pendant des décennies. Ses pièces populaires comme The Trial of Dedan Kimathi (Le Procès de Dedan Kimathi,1976) et I Will Marry When I Want (Je me marierai quand je veux, 1977), et ses romans comme A grain of Wheat (Un grain de blé,1967), Petals of Blood ( Pétales de sang,1977) et Matigari (1986) ont promu les conceptions maoïstes, en particulier celui de la trahison des sections « antipatriotiques» de la bourgeoisie dans la libération nationale, de la glorification de la paysannerie et de la promotion du patriotisme kenyan.
D’après wa Thiong'o dans Writers in Politics (1981), «Mao Zedong a souligné que la révolution n'est pas un dîner de gala; c'est un acte de violence par lequel une classe en renverse une autre. En Afrique, où la majorité de notre peuple est paysan, ce sont eux qui seront l'avant-garde de notre libération, et c'est à eux que notre littérature doit s'adresser.»
Le premier parti maoïste à être créé au Kenya fut le Workers Party (WP, Parti des travailleurs) en 1974. Il appelait à la «révolution démocratique nationale» en s’efforçant d’obtenir «l’unité de toutes les forces démocratiques, comprenant la petite-bourgeoisie, les ouvriers et la paysannerie». Le WP fonda ensuite le Mouvement du 12 décembre (DTM) dans les années 1980, qui devint plus tard le Mouvement Mwakenya, abréviation de «Muungano wa Wazalendo wa Kuikomboa Kenya» (Union des Patriotes pour Libérer le Kenya).
Sa perspective se fondait sur la «théorie des deux stades». Comme le DTM l’a déclaré dans son magazine Mpatanishi, en février 1984:
Le DTM est un front uni, anti-impérialiste et antifasciste qui a pour objectif de rassembler toutes les forces démocratiques comme première phase de la lutte générale vers le socialisme. Dans ce processus, les forces démocratiques, principalement les ouvriers, la paysannerie et les intellectuels progressistes, doivent être formées et préparées pour un futur parti communiste.
Trois ans plus tard, dans le projet de programme minimum publié en 1987, Mwakenya a défini comme objectif central du mouvement la réalisation d’une «révolution démocratique nationale» comme tremplin vers un changement social significatif:
MWAKENYA est un parti démocratique des travailleurs, des paysans, de l'intelligentsia progressiste et de tous les patriotes kenyans qui luttent pour les intérêts de la majorité opprimée, exploitée et humiliée du peuple de toutes les nationalités du Kenya. MWAKENYA est totalement opposé au régime néocolonial au pouvoir au Kenya, désormais réduit à une clique de riches voleurs et brigands corrompus, dictatoriaux, répressifs et traîtres qui s'abritent sous le drapeau de la KANU.
Mwakenya insistait pour dire que le rôle de certaines sections de la bourgeoisie était progressiste: «Notre parti croit en une politique d’industrialisation orientée vers l’autosuffisance de base. Le capital national du Kenya doit être impliqué dans les projets industriels du pays.»
Bien que le DTM ait joué un rôle crucial dans la formation des conceptions politiques petites-bourgeoises, en particulier dans la classe moyenne, il n'a jamais développé de base de masse. L'un de ses principaux membres universitaires, l'historien Maina wa Kinyatti, a avoué dans Mwakenya: The Unfinished Revolution (Mwakenya : La révolution inachevée, 2014): «La majorité de ses membres étaient cependant des étudiants universitaires militants, des enseignants du primaire et du secondaire et des membres de la petite bourgeoisie des services gouvernementaux. La plupart d’entre eux n’étaient pas sérieux; ils flirtaient avec la révolution. À mesure que la lutte démocratique s’approfondissait et que la répression s’intensifiait, certains de ces éléments ont glissé dans le bourbier de l’opportunisme petit-bourgeois, de l’hésitation, de l’incohérence, de la falsification et de la lâcheté. Le parti n’avait pas réussi à construire une base de masse parmi les ouvriers et la paysannerie.»
Alors que le successeur de Kenyatta, Daniel arap Moi, intensifiait la répression – notamment après l’échec du coup d’État de 1982 par des factions de l’armée – et mettait en œuvre les premières mesures d’austérité imposées par le FMI, la lutte des classes s’intensifia. Ces troubles s’inscrivaient dans une vague plus large de manifestations et de grèves qui ont déferlé sur de nombreuses anciennes colonies lourdement endettées dans les années 1980. Ces mouvements ont été déclenchés par les programmes d’ajustement structurel du FMI, qui ont imposé l’austérité, les privatisations et la déréglementation.
Rien qu’en 1986, Il y eut 65 grèves sauvages, impliquant plus de 42 000 ouvriers de l'industrie qui protestaient contre les bas salaires. Ces grèves ont eu lieu malgré leur caractère illégal et le risque pour les travailleurs de perdre leur emploi, ainsi que d'être confrontés aux brutalités policières et aux paramilitaires du GSU.
L'année suivante, des luttes de masse éclatèrent dans les campagnes contre le vol de terres, la pénurie de terres, la détérioration des conditions de vie, le non-paiement des salaires, les retards dans le paiement des récoltes et la haine contre les grands propriétaires fonciers kenyans, dont beaucoup étaient issus de la classe politique kenyane. En 1988, 80 000 chauffeurs de bus et autres travailleurs des transports paralysèrent les transports nationaux. À la fin de l'année, 160 000 enseignants se mirent en grève, forçant le gouvernement à abandonner son projet de réduction des allocations de logement dans le cadre de ses attaques pour le compte du FMI. Des dizaines de milliers d'étudiants se mirent également en grève, en raison de la corruption, du faible niveau d'instruction et du manque d'enseignants et de livres.
En 1989, la lutte des classes avait atteint des niveaux jamais vus depuis les luttes de la veille de l'indépendance. Les ouvriers des usines, les employés municipaux, les salariés des coopératives agricoles et les ouvriers de la voirie se sont mis en grève.
Mais à mesure que la lutte des classes s’intensifiait, les maoïstes kenyans redoublèrent leurs efforts pour s’allier à une partie de la bourgeoisie. En mai 1990, Mwakenya publia une déclaration appelant «toutes les organisations politiques progressistes, démocratiques et patriotiques, les syndicats de travailleurs, les coopératives paysannes, les organismes professionnels, les organisations religieuses, les associations étudiantes, le monde des affaires, les groupes d’aide sociale et autres groupes d’intérêt non gouvernementaux à s’unir dans une seule force d’action pour faire pression sur Moi afin qu’il démissionne».
Odinga déroute la classe ouvrière
Les principaux bénéficiaires de ces conceptions furent des hommes politiques comme Raila Odinga, dont la réputation de fils du leader indépendantiste Jaramogi Oginga Odinga, fut renforcée par ses détentions répétées sous Moi dans les années 1980.
Le 7 juillet 1990, des manifestations de masse éclatèrent contre le régime de Moi, organisées par Odinga et d'autres nationalistes bourgeois, Kenneth Matiba et Charles Rubia, des sections du clergé chrétien et des militants d'ONG de la classe moyenne, qui réclamaient le rétablissement d'une démocratie formelle. Terrifié par ces manifestations de masse, Washington fit pression sur le régime Moi, qu'il soutenait depuis des années, pour qu'il abroge l’article constitutionnel interdisant le multipartisme, ouvrant ainsi la voie aux premières élections multipartites en 1992.
Ce fut le début du rôle de premier plan d'Odinga dans l'opposition de masse à la classe dirigeante. Alors que l'opposition de masse à Moi émergeait dans les années 1990, Odinga, bien que torturé par le régime en 1982, organisa des manifestations de masse pour ensuite soutenir Moi. Il fusionna son Parti national du développement de l'époque avec le parti détesté de Moi, KANU, et devint ministre de l'Énergie. En 2002, Moi fut battu aux élections par Mwai Kibaki, mettant fin à son régime brutal de 24 ans.
Odinga continuera à jouer son rôle, tout en indiquant clairement qu'il s’opposait au socialisme. Dans son autobiographie, The Flame of Freedom (2013), il décrit comment, peu de temps avant les élections de 2007, il a auditionné devant les banquiers et les grandes entreprises, prenant ses distances des liens de son père Jaramogi Odinga avec la bureaucratie soviétique en tant que premier vice-président du Kenya:
En raison de mon père et de mon soutien de longue date à la répartition équitable des ressources nationales, j’ai souvent été accusé d’être un anticapitaliste de gauche (ce qui est une étrange idée fausse pour un homme qui, comme son père avant lui, avait longtemps été impliqué dans l’entreprise privée). On disait qu’en tant que président, j’annulerais certaines privatisations et apporterais des changements radicaux au marché boursier kenyan. Ce dernier point avait probablement un lien avec l’accusation que j’avais formulée et selon laquelle les profits considérables tirés du trafic de drogue avaient été injectés dans la bourse nationale. À la mi-octobre, je me suis rendu à la Bourse de Nairobi pour assurer que je soutenais la poursuite de ses activités.
En 2007, une opposition de masse éclata après que le président Kibaki eut volé les élections à Odinga. Il mit de nouveau fin à l'opposition de masse et entra au gouvernement de Kibaki en tant que deuxième Premier ministre, quand bien même ses partisans avaient été abattus par les forces de sécurité de Kibaki. Ruto, alors allié d'Odinga, a joué un rôle criminel, en attisant des violences ethniques pour lesquelles il a été inculpé par la Cour pénale internationale. Plus de 1300 personnes sont mortes et au moins 650 000 ont été déplacées au cours de la période post-électorale la plus violente de l'histoire du Kenya. Odinga resta au pouvoir avec Kibaki pendant cinq ans, jusqu'en 2013.
En 2018, à la suite d’une autre élection contestée l’année précédente impliquant Uhuru Kenyatta, fils du premier président, Odinga conclut de nouveau un accord.
En août dernier, craignant une offensive de la classe ouvrière qui menacerait sa place dans l’ordre établi, l’ODM [Orange Democratic Movement] d’Odinga a rejoint l’ordre militaro-policier violent de Ruto. Ce dernier accord d’Odinga est une nouvelle révélation du caractère pourri de la «Seconde Libération».
La pseudo-gauche insiste sur la « Seconde Libération »
Ce qui passe pour la gauche au Kenya continue d’affirmer la nécessité d’achever la «deuxième libération». Le Parti communiste du Kenya (PCK), fondé en 1992 à partir de factions de Mwakenya, a soutenu au fil des ans différentes factions de la classe dirigeante. En 2017, il a soutenu la candidature de Kenyatta. En 2022, des membres dirigeants du PCK, son président national Mwandawiro Mghanga et son secrétaire général Benedict Wachira, ont déserté du parti pour rejoindre le parti Kenya Kwanza de Ruto, créant une crise au sein du PCK.
La Ligue socialiste révolutionnaire moréniste (RSL) a été fondée en août 2019 en tant que scission de la Ligue de la jeunesse du PCK et est devenue la filiale kenyane de la Ligue socialiste internationale, connue pour avoir blanchi (article en anglais) le fascisme ukrainien et soutenu la guerre de l'OTAN contre la Russie en Ukraine.
Les principales raisons de cette scission sont les divergences d’orientation entre factions de la bourgeoisie kenyane et les divergences de politique étrangère, notamment autour de l’alignement du Kenya sur Washington ou sur Pékin. Alors que le PCK entretient des relations étroites avec la Chine et que ses dirigeants se rendent régulièrement à Pékin et rencontrent l’ambassadeur, la RSL, qui exprime son soutien au bloc impérialiste américano-OTAN, présente la Russie et la Chine comme deux nouvelles «puissances impérialistes». La RSL a décrit ainsi son propre conflit : «Le parti [PCK] a soutenu que la Chine n’était pas une puissance impérialiste parce qu’elle avait un Parti communiste [sic]. Ce qui a montré un manque de compréhension non seulement de la situation mondiale, mais même de la dialectique fondamentale.»
La Russie et la Chine, bien qu’étant des régimes capitalistes réactionnaires, ne sont pas des puissances impérialistes mais les principales cibles de l’agression impérialiste des États-Unis et de l’OTAN. La représentation de la Chine comme une nouvelle puissance impérialiste est utilisée par des groupes de la pseudo-gauche comme la RSL et d’autres pour légitimer la marche vers la guerre des États-Unis. Une position similaire a été avancée par la pseudo-gauche sur la Russie, que beaucoup utilisent pour soutenir la guerre par procuration des États-Unis et de l’OTAN en Ukraine. Cela ne conforte aucunement la thèse du PCK, qui continue de prétendre à tort que la Chine est un «État socialiste», au lieu de ce qu’elle est: un régime capitaliste, exclu de l’économie mondiale dont il dépend complètement.
Malgré leurs divergences sur la politique étrangère, les deux tendances se sont réunies en 2022 pour former ce qu’elles ont appelé un «front uni». Dans la déclaration «Sur l’unité contre l’ennemi de la majorité: un front uni des partis politiques et des mouvements sociaux », ils expliquent comment ils se sont réunis, principalement pour défendre la Constitution bourgeoise kenyane de 2010, le sommet de la «Seconde Libération», financée en grande partie par le Royaume-Uni et les États-Unis et élaborée par la classe dirigeante dans le dos de la classe ouvrière, pour stabiliser le régime capitaliste du Kenya après les violences post-électorales de 2007, qui avaient menacé le contrôle impérialiste sur la Corne de l’Afrique.
Le PCK a envoyé des délégués pour rédiger la constitution, déclarant fièrement: «Le PCK a participé activement à la lutte pour les réformes progressistes qui sont résumées dans la Constitution nationale du Kenya de 2010. Nous avons été impliqués dans les débats de la conférence d'élaboration de la Constitution au [centre culturel de] Bomas of Kenya à Nairobi entre 2003 et 2005 et nous nous sommes battus pour l'inclusion des articles progressistes dans la Constitution, notamment l'article 10 sur les valeurs nationales et les principes de gouvernance qui constituent également le résumé du programme minimum du PCK.»
Affirmant que la Constitution comprend des «articles à orientation socialiste» et qu’elle est « l’une des plus progressistes, en particulier en Afrique», le front uni du RSL et du PCK a déclaré:
Le point de départ de notre discussion [sur le front uni] est l’article 10 de la constitution kenyane sur les valeurs nationales. Les valeurs nationales et les principes de gouvernance comprennent le patriotisme, l’unité nationale, le partage et la dévolution du pouvoir, l’État de droit, la démocratie et la participation du peuple, la dignité humaine, l’équité, la justice sociale, l’inclusion, l’égalité, les droits de l’homme, la non-discrimination et la protection des marginalisés; la bonne gouvernance, l’intégrité, la transparence et la responsabilité; et le développement durable.
Il réaménage la théorie stalinienne-maoïste des deux stades, en insistant sur le fait que «pour lutter pour une véritable démocratie, caractérisée par une démocratie participative associée à la libération sociale et nationale, et pour lutter contre le statu quo représenté par les coalitions capitalistes au pouvoir, nous devons œuvrer à la formation d'une voie alternative: LE FRONT UNI ».
La tâche identifiée n’est pas de renverser le capitalisme, mais «d’assurer un changement démocratique national rejetant la destruction, le sectarisme et les inégalités du passé et du présent».
Ces deux tendances sont intervenues dans la lutte de la génération Z pour empêcher les travailleurs de rompre avec les principaux partis de la bourgeoisie.
Ils sont d’abord intervenus pour promouvoir des illusions sur la décision de Ruto de retirer le projet de loi de finances 2024, une tactique de repli destinée à endiguer l’opposition de masse suscitée par les événements du Bloody Tuesday (25 juin) où la police a abattu des dizaines de manifestants contre l’austérité dans les rues de Nairobi et de tout le pays. Cette décision faisait partie d’une conspiration ourdie au sein de la classe dirigeante, impliquant l’ODM, la COTU, des membres influents du clergé chrétien et musulman, étroitement assistés par les États-Unis et l’Union européenne, pour gagner du temps.
La RSL affirma que «le peuple kenyan a remporté une victoire très significative», le Parti communiste stalinien du Kenya (PCK) déclara lui, que «les masses kenyanes» lui avaient «forcé la main». Tous deux insistèrent sur la revendication de la démission personnelle de Ruto, sans préciser quel type de régime devrait le remplacer. Même maintenant, le PCK présente une liste de réformes sans aucunement expliquer qui doit les mettre en œuvre.
Alors que les manifestations se poursuivaient, la pseudo-gauche a insisté pour dire que les manifestations devaient être «sans dirigeant», «sans politique» et «sans banderoles». Ezra Otieno, un dirigeant de la RSL, a déclaré au groupe pseudo de gauche australien Socialist Alternative:
«Je pense que c’est une bonne tactique de ne pas voir émerger de leaders pour l’instant, car le gouvernement est activement à la recherche de leaders. […] En tant que RSL, nous nous rendons là-bas avec un objectif précis, car nous devons être solidaires des masses – nous sommes entièrement d’accord avec ce qu’elles disent. Nous descendons donc dans la rue, nous essayons d’organiser notre peuple. Lorsque nous nous joignons aux mouvements, nous ne portons pas de banderoles, car les gens y vont sans rien du tout, pour pouvoir bouger ».
Le PCK a déclaré: «Notre tâche immédiate est de construire le plus haut niveau d’organisation avec les meilleurs dirigeants pour gouverner un Kenya post-Ruto. Nous devons contrer le discours selon lequel les gens dans la rue sont sans chef, sans tribu et anarchistes». Il a proposé comme alternative une ambiguë «organisation en faveur des pauvres avec des dirigeants altruistes». Le but d’une telle direction serait de contrôler le mécontentement populaire, arguant que cela «dégonflerait la propagande gouvernementale qui déforme notre mouvement et ses objectifs».
Ces deux tendances sont hostiles à la mobilisation indépendante de la classe ouvrière et à la lutte pour un programme socialiste et internationaliste. Issues des sections de la classe moyenne supérieure, elles insistent pour dire que les travailleurs et les jeunes doivent se limiter aux manifestations de rue pour renforcer les appels faits aux partis de la bourgeoisie. En s'opposant à toute lutte pour la construction d'une direction socialiste dans la classe ouvrière, le PCK et la RSL sèment la désorientation, pour mener finalement à la démobilisation.
L’éruption d’une insurrection de masse parmi les jeunes et la vague de grèves qui se poursuit deux décennies après la fin du régime Moi, malgré les promesses de la «Seconde Libération », sont une confirmation historique de la lutte du CIQI pour la construction d’une direction trotskyste. Staliniens et maoïstes ont insisté pour dire que l’arrivée au pouvoir de sections «progressistes» de la classe capitaliste serait un pas en avant vers le socialisme.
Au contraire, les conditions de vie se sont dégradées. Selon l’organisation caritative Oxfam, malgré la croissance économique depuis 2005, la richesse du Kenya reste concentrée entre les mains d’une toute petite élite. Moins de 0,1 pour cent de la population détient plus de richesses que les 99,9 pour cent les plus pauvres. Les 10 pour cent les plus riches gagnent 23 fois plus que les 10 pour cent les plus pauvres. Le Kenya perd 1,1 milliard de dollars par an dû à l’évasion fiscale des trusts, ce qui a des répercussions sur les services publics. Près d’un million d’enfants ne sont pas scolarisés et 2,6 millions de personnes basculent chaque année dans la pauvreté en raison de dépenses de santé.
Pour ce qui est la démocratie, les tactiques brutales rappelant l'ère Moi sont de retour sous la présidence de Ruto, désormais soutenu par Odinga. Les enlèvements, les fusillades contre les manifestants et l'interdiction des manifestations sont devenus monnaie courante dans le paysage politique kenyan. Ruto a également pris la mesure sans précédent de déployer les forces de défense kenyanes dans les rues, la première fois que l'armée a été utilisée contre des manifestants non armés.
N’étant plus en mesure de manœuvrer entre l’impérialisme et la bureaucratie soviétique, les gouvernements bourgeois des anciens pays coloniaux ont abandonné jusqu’au semblant d’une indépendance vis-à-vis de l’impérialisme.
Le régime de Ruto-Odinga s’est aligné sur Washington, ce qui fait peser sur le Kenya et l’ensemble du continent la menace d’être entraîné dans le maëlstrom de la guerre . La désignation du Kenya par Washington comme un allié majeur non membre de l’OTAN ne peut qu’annoncer un désastre potentiel pour les travailleurs et les jeunes, car l’Afrique risque de devenir un nouveau front dans une guerre mondiale déjà en pleine expansion.
Les États-Unis mènent une guerre contre la Russie en Ukraine dans le but de réduire ce pays au statut d’une semi-colonie et de s’emparer de ses ressources naturelles. Ils soutiennent en même temps le génocide d’Israël contre les Palestiniens et ses attaques contre le Liban, l’Iran et le Yémen, pour contrôler un Moyen-Orient riche en pétrole. Dans la région Asie-Pacifique, Washington et ses alliés régionaux se préparent à une guerre avec la Chine pour contrer son ascension en tant que concurrent économique et géopolitique majeur.
La position géostratégique de l'Afrique et ses vastes ressources minérales sont considérées par Washington et les puissances européennes comme essentielles dans leur conflit avec la Russie, l'Iran et la Chine. Le continent détient environ 7,5 pour cent des réserves mondiales prouvées de pétrole et 7,1 pour cent des réserves mondiales prouvées de gaz naturel. Les principaux pays producteurs de pétrole sont le Nigeria, l'Angola et l'Algérie, qui sont d'importants exportateurs vers les États-Unis. La guerre de l'OTAN contre la Russie en Ukraine a rendu l'Europe plus dépendante de l'approvisionnement en charbon, en gaz naturel et en pétrole en provenance d'Afrique. Les approvisionnements en gaz de l'Europe en provenance d'Afrique devraient doubler d'ici 2050.
L'Afrique possède environ 30 pour cent des réserves mondiales de minéraux et 8 pour cent de son gaz naturel. Elle possède 40 pour cent de l'or mondial et jusqu'à 90 pour cent du chrome et du platine. La République démocratique du Congo produit à elle seule plus de 60 pour cent du cobalt mondial, essentiel pour les batteries et l'électronique, et pour le complexe militaro-industriel américain et européen. Le Ghana est en passe de devenir un producteur de premier plan de lithium, et le Zimbabwe possède également une abondance de ce minerai. L'Afrique du Sud est un producteur de premier plan de platine, représentant plus de 70 pour cent de l'approvisionnement mondial. En outre, l'Afrique possède d'importantes réserves de terres rares, essentielles pour les industries de haute technologie. Elle représente encore 23 pour cent des terres arables de la planète et 10 pour cent des ressources internes en eau douce renouvelables de la planète.
D’un point de vue géostratégique, les voies navigables stratégiques de l’Afrique, notamment le canal de Suez, la Corne de l’Afrique, le détroit de Gibraltar et le cap de Bonne-Espérance, sont vitales pour le commerce mondial et la sécurité maritime, ainsi que pour imposer des blocus économiques aux rivaux.
Dans le contexte du développement de ce nouveau front de la guerre, la bourgeoisie kenyane s’est proposée comme mandataire pour servir les intérêts américains sur le continent, alors que Washington continue de perdre du terrain face à Pékin. Celui-ci a surpassé l’influence américaine en Afrique principalement grâce à ses investissements économiques massifs et à ses relations commerciales.
La lutte pour les États socialistes unis d'Afrique
L’expérience de la classe ouvrière et des masses rurales du Kenya est l’expérience universelle des masses à travers l’Afrique. Sur tout le continent, les pays diffèrent énormément les uns des autres, en termes de tribus, de langues, de religion, de culture, d’histoire coloniale, de leaders indépendantistes et de partis nationalistes qui ont pris le pouvoir. Ils sont cependant tous caractérisés par leur dépendance économique commune vis-à-vis de l’impérialisme. Aucun de ces pays n’a mené à bien sa «révolution démocratique». La question agraire est en train d’être « résolue» par l’exode massif vers les grandes villes de petits exploitants et d’agriculteurs de subsistance désespérés, en particulier les jeunes, à la recherche d’un emploi.
Staliniens, maoïstes et tendances pseudo de gauche ont habillé les forces nationalistes bourgeoises de tout le continent, depuis le Congrès national africain d’Afrique du Sud jusqu’au Front patriotique africain d’union nationale du Zimbabwe, de couleurs socialistes et radicales, ce qui s’est soldé par le constat évident qu’elles étaient incapables d’établir une véritable indépendance vis-à-vis de l’impérialisme, de créer des formes de gouvernement vraiment démocratiques ou de réaliser les aspirations sociales des travailleurs et des masses opprimées. Partout, elles se sont appropriées, pour elles et pour une nouvelle couche bourgeoise montante, les structures étatiques héritées du colonialisme. Elles les ont utilisées pour réprimer les défis révolutionnaires d’en bas tout en agissant comme gardiens de la domination impérialiste du continent. L’Afrique du Sud est aujourd’hui le pays le plus inégalitaire du monde.
Au cours des 60 années qui ont suivi l'indépendance du Kenya, la classe ouvrière internationale a connu une croissance considérable. La mondialisation a entraîné une croissance à grande échelle des concentrations de travailleurs dans toute l'Afrique. Aujourd'hui, la région est considérée comme l'une des zones d'urbanisation les plus rapides au monde. Entre 2000 et 2030, la population active urbaine devrait doubler, principalement en raison de l'augmentation naturelle de la population et de la migration des zones rurales vers les zones urbaines.
La mondialisation de la production capitaliste a aussi intégré la classe ouvrière du monde entier à un degré jusqu'alors inimaginable. Les travailleurs africains font partie des principales chaînes d'approvisionnement mondiales, notamment celles de la production de minéraux essentiels (Afrique du Sud, Zambie, Tanzanie), de pétrole et de gaz (Nigeria, Algérie, Angola), et de cultures marchandes à hauteur de nombreux milliards de dollars comme le thé, le café, le cacao, la canne à sucre, le tabac, l'huile de palme et le caoutchouc (Kenya, Malawi, Ghana).
Mais Trotsky expliquait que la victoire du socialisme ne se réaliserait pas par l'effondrement automatique du capitalisme. Les conditions objectives créent la base du développement d'un mouvement mondial de la classe ouvrière et du potentiel d’une conquête du pouvoir par la classe ouvrière. Mais la transformation de ce potentiel en réalité dépend des décisions et des actions conscientes du parti révolutionnaire.
La tâche qui attend les travailleurs est celle de construire un véritable mouvement socialiste dans la classe ouvrière, qui luttera pour prendre le pouvoir des mains des oligarques criminels corrompus et des fauteurs de guerre et de leurs complices, et qui réorganisera la vie sociale et économique à l’échelle mondiale sur la base de l’égalité sociale. Pour construire une nouvelle direction révolutionnaire il faut tirer les leçons politiques de la lutte du mouvement trotskyste contre le stalinisme, le maoïsme et leurs apologistes pablistes. Pour lutter pour un Kenya socialiste dans le cadre des États-Unis socialistes d’Afrique, il faut créer un mouvement unifié pour le socialisme avec les travailleurs des États-Unis, d’Europe et d’autres États impérialistes. Nous encourageons les travailleurs, les jeunes et les intellectuels à entamer ce voyage en étudiant les œuvres de Léon Trotsky et en créant des sections kenyanes et africaines du Comité international de la Quatrième Internationale.
Fin
(Article paru en anglais le 6 octobre 2024)