Dans leurs présentations publiques, les dirigeants des principales organisations financières mondiales s’efforcent à donner l’image qu’ils ont en quelque sorte réussi un « atterrissage en douceur », c’est-à-dire qu’ils ont fait baisser le niveau d’inflation le plus élevé depuis quatre décennies sans provoquer de récession.
Ils voudraient faire croire que ceux qui sont censés présider à l’économie mondiale maitrisent la situation.
Il y a pourtant clairement un tout autre débat qui se déroule en coulisses et qui apparaît de temps à autre au grand jour, au moins partiellement.
Le discours prononcé la semaine dernière à Washington par Christine Lagarde, présidente de la Banque centrale européenne et ancienne directrice générale du Fonds monétaire international (FMI), en est un exemple. Dans la conférence Michel Camdessus 2024, inaugurée par Christine Lagarde en l’honneur de l’ancien directeur général du FMI, elle a établi un parallèle entre la période actuelle et les années 1920.
Christine Lagarde a souligné deux parallèles entre les années « 1920 et 2020 », caractérisées toutes deux par une fracture du marché mondial dans un contexte de changement technologique important.
À l’approche de la Première Guerre mondiale, elle notait que le commerce mondial en pourcentage du produit intérieur brut (PIB) était passé de 10 pour cent en 1870 à 21 pour cent en 1913, mais après la guerre, « le nationalisme économique progressa et un démantèlement rapide de la mondialisation s’en suivit ». Le commerce mondial tomba à 14 pour cent en 1929, puis à seulement 9 pour cent du PIB en 1938, à mesure que les droits de douane furent triplés dans les pays européens et augmentèrent aux États-Unis.
Lagarde a indiqué qu’aujourd’hui l’économie mondiale est confrontée à des fractures comparables à celles qui ont conduit à la Grande Dépression des années 1930 et à l’effondrement du commerce mondial.
« Nous avons été confrontés à la pire pandémie depuis les années 1920, au pire conflit en Europe depuis les années 1940 et au pire choc énergétique depuis les années 1970 », a-t-elle dit.
Ces évolutions ont modifié la structure de l’économie et posé un défi à la politique monétaire dans un contexte « caractérisé par des chocs d’offre plus fréquents » et un « paysage géopolitique fragmenté ».
Lagarde a conclu son discours par une démonstration de bravade visant à prouver que les gardiens du système capitaliste, en premier lieu les dirigeants des banques centrales, avaient la situation en main.
Elle a d’abord cité les commentaires de 1933 du gouverneur de la Banque d’Angleterre, Montagu Norman, adressés à son nouveau conseiller économique : « Vous n’êtes pas ici pour nous dire ce qu’il faut faire, mais pour nous expliquer pourquoi nous l’avons fait. »
Lagarde a promis à son auditoire que cette approche ne serait pas la sienne et que « Nous puiserons dans toute notre capacité d’analyse, notre expérience et nos connaissances pour être prêts à faire face au changement. »
La tentative de susciter la confiance a cependant échoué. La directrice actuelle du FMI, Kristalina Georgieva, a demandé lors d'une séance de questions ce qu'elle aurait fait dans les années 1920 pour éviter le désastre qui a suivi. Christine Lagarde n'a pas été en mesure de donner une réponse cohérente.
De l'autre côté de l'Atlantique, dans un discours prononcé en Irlande, la première directrice générale adjointe du FMI, Gita Gopinath, a mis en garde contre la crise qui s'aggrave dans les finances publiques à mesure que les dettes s'accumulent.
Gopinath a déclaré que l’objectif de sa conférence était de promouvoir un « changement stratégique dans la politique fiscale mondiale » pour garantir que les gouvernements disposent des ressources nécessaires pour « lutter contre la prochaine crise ».
« Un tel changement de cap commence par la reconnaissance de l’ampleur réelle des risques fiscaux », a-t-elle déclaré. « C’est pire qu’on ne le pense. Cela nécessite de reconnaître davantage que les conséquences économiques d’un endettement élevé ne peuvent plus être ignorées dans les économies avancées. »
Gopinath a noté que lorsqu’on attirait l’attention sur les risques fiscaux, la réaction la plus courante était : « Et alors ? De nombreuses économies avancées ont conservé des niveaux d’endettement très élevés et rien de dramatique ne s’est produit. Alors pourquoi devrions-nous nous inquiéter maintenant ? »
Ces inquiétudes sont nées de la lente croissance de l’économie mondiale et de la fin des achats massifs de dette publique par les banques centrales (le fameux assouplissement quantitatif, QE), qui ont poussé les rendements (taux d’intérêt) des obligations d’État à des niveaux historiquement bas.
La politique fiscale laxiste a entraîné une prime sur les rendements nécessaires pour attirer les investisseurs vers les obligations d’État, ce qui a entraîné une augmentation des coûts d’emprunt dans l’ensemble de l’économie. Gopinath n’a pas donné de détails, mais cette situation est particulièrement marquée aux États-Unis, où la dette publique approche les 36.000 milliards de dollars et les intérêts sur la dette approchent les 1000 milliards de dollars par an.
En conclusion, elle a noté que « les tendances politiques et structurelles » « accroissent la pression sur les gouvernements pour qu’ils dépensent davantage et empruntent davantage ».
« Si l’on se fie à l’histoire, la trajectoire de la dette sera pire que ce que nous prévoyons aujourd’hui », a-t-elle poursuivi. « Cette situation n’est pas tenable et nous devons changer de cap stratégiquement. »
La question clé est de savoir quel est le contenu de ce changement. Utilisant le langage anodin habituel d’organisations comme le FMI pour dissimuler les implications sociales des politiques qu’elles préconisent, Gopinath a déclaré que dans les pays où la croissance est proche de son potentiel, comme aux États-Unis et dans la plupart des pays européens, il faut commencer à s’engager sur la voie d’une « consolidation fiscale progressive ».
Dans un contexte de faible croissance et d’augmentation rapide des dépenses militaires, cela ne peut signifier que des coupes budgétaires majeures dans les services sociaux.
Les problèmes croissants liés à la dette publique surviennent dans un contexte de turbulences persistantes au sein du système financier mondial.
La semaine dernière, le rapport trimestriel de la Banque des règlements internationaux (BRI) a examiné les turbulences du marché au début du mois d’août et les opérations de plus en plus risquées des compagnies d’assurance-vie.
La chute des marchés en août a vu l'indice de volatilité VIX, parfois appelé « l'indicateur de la peur » de Wall Street, grimper à des niveaux proches de ceux observés lors de la crise financière mondiale de 2007-2008 et une chute majeure de plus de 12 pour cent sur la bourse de Tokyo.
La chute des cours a coïncidé avec la publication d'un rapport sur l'emploi aux États-Unis moins bon que prévu, ce qui a fait craindre une possible récession. L'analyse de la BRI a insisté sur le fait que les nouvelles américaines « ne peuvent pas être considérées en elles-mêmes comme un signe sans équivoque d'une détérioration des perspectives, et encore moins d'une récession mondiale imminente, et ne justifient pas une telle réaction du marché ».
Les nouvelles américaines ont joué un rôle, mais elles ont été amplifiées par les conditions sur les marchés financiers créées par la décision de la Banque du Japon de relever son taux d'intérêt en territoire positif. Cette décision a eu un impact sur ce que l'on appelle le « carry trade », dans lequel les investisseurs empruntent des yens japonais à un taux d'intérêt bas et les utilisent pour spéculer sur des actifs financiers américains à rendement plus élevé.
Selon l’analyse, le secteur des fonds spéculatifs américains est devenu « de plus en plus exposé aux marchés qui se trouvaient à l’épicentre des turbulences du 5 août ».
Les fonds spéculatifs ayant recours à des montants importants de dette et employant essentiellement les mêmes stratégies (souvent fournies par des algorithmes) pour leur spéculation, cela a donné lieu à un phénomène d’« encombrement », qui a amplifié les risques, car « les fonds se bousculent pour occuper des positions similaires au même moment ».
Les événements d’août ont été relativement de courte durée et aucune perte majeure n’a été signalée, du moins pas jusqu’à présent. Néanmoins, cet incident et une flambée de volatilité similaire au début de ce mois, bien que de moindre ampleur, ont souligné « à quel point les marchés sont devenus hypersensibles » aux nouvelles surprises et aux changements d’anticipations quant aux politiques des banques centrales.
L’étude de la BRI a également examiné l’autre facette du régime de taux d’intérêt bas des banques centrales dans le cadre de l’assouplissement quantitatif, lorsqu’elles rachetaient la dette publique. Cette pratique a profité aux fonds spéculatifs et autres spéculateurs, leur fournissant de l’argent essentiellement gratuit, mais a eu un impact négatif sur les compagnies d’assurance-vie.
Selon la BRI, les compagnies d’assurance-vie jouent un rôle central dans la finance mondiale. En 2022, ces sociétés géraient quelque 35.000 milliards de dollars d’actifs, soit environ 8 pour cent des actifs financiers mondiaux. Leur modèle économique était autrefois conservateur. Elles investissaient dans des obligations d’État et d’autres actifs à faible risque pour faire face à leurs obligations.
Le régime de taux d’intérêt bas a « fortement remis en cause » ce modèle et les compagnies d’assurance se sont rapprochées des fonds spéculatifs pour tenter d’augmenter leurs rendements. Cela a suscité des inquiétudes quant à leur « risque accru de pertes et de vulnérabilité aux besoins soudains de liquidités » ainsi qu’à leur interconnexion avec d’autres parties du système financier.
Ces dangers se sont manifestés lors de la crise des fonds de pension de retraite britanniques de septembre-octobre 2022, lorsque la Banque d’Angleterre a dû intervenir sur le marché obligataire pour enrayer ce qui aurait pu être un effondrement du système financier. De toute évidence, la crise britannique était l’expression initiale de conditions plus généralisées.
(Article paru en anglais le 23 septembre 2024)