Kenya : les syndicats mettent fin à la grève des travailleurs de l'aviation dans l'un des plus grands aéroports d'Afrique

Mercredi 11 septembre, des centaines de travailleurs de l'aviation du principal aéroport du Kenya, l'aéroport international Jomo Kenyatta (JKIA), se sont mis en grève contre les plans de privatisation du gouvernement d'unité nationale, qui comprend le gouvernement du président William Ruto et le Mouvement démocratique orange (ODM), parti d'opposition.

La grève a immobilisé des dizaines de vols, paralysant l'une des principales plaque-tournantes économiques et logistiques de la région, et bloqué des centaines de passagers.

La police anti-émeute kenyane monte la garde alors que des passagers bloqués attendent leurs vols retardés à l'aéroport JKIA, immobilisés suite à des protestations des travailleurs contre un accord prévu entre le gouvernement et un investisseur étranger, à Nairobi, au Kenya, le 11 septembre 2024. [AP Photo/Brian Inganga]

Cette grève fait partie d'une vague de grèves (article en anglais) dans tout le pays touchant enseignants, personnels de santé, professeurs d’université et fonctionnaires, qui s’opposent à la politique du gouvernement dictée par le Fonds monétaire international (FMI). Celle-ci comprend des hausses d'impôts, des coupes budgétaires dans l'éducation et la santé, ainsi que la privatisation et la restructuration des entreprises publiques (SOEs). Ces grèves s'inscrivent dans une vague plus large de luttes, en Afrique et dans les centres impérialistes, où les travailleurs résistent à l'assaut de la classe dirigeante sur le niveau de vie et les droits sociaux. Assaut exacerbé par une hausse du coût de la vie intensifiée par la guerre de l'OTAN contre la Russie en Ukraine et le génocide israélien en Palestine.

L'aéroport a accueilli 8,8 millions de passagers et expédié 380 000 tonnes de fret en 2022-2023, ce qui en fait l'un des plus fréquentés d'Afrique. Il est essentiel pour l'industrie d'exportation du Kenya, en particulier dans des secteurs comme l'horticulture, où il facilite l'expédition de fleurs, de fruits et de légumes frais vers l'Europe et d'autres marchés mondiaux, et soutient, directement ou indirectement, plus de 250 000 emplois au Kenya. Il contribue à l'économie à hauteur de plus de 9,5 milliards de dollars par an, soit environ 4,6 pour cent du PIB du Kenya.

Les syndicats n’avaient toutefois aucune intention de faire jouer pleinement la position de force des travailleurs, non seulement pour paralyser des pans entiers de l’économie, mais surtout pour inciter les travailleurs de tout le pays et du monde à faire valoir leurs propres revendications, déclenchant ainsi potentiellement un mouvement ouvrier plus large.

Au lieu de quoi, sous la pression croissante des travailleurs de l'aviation, le Syndicat des travailleurs de l'aviation du Kenya (KAWU) a appelé à contrecœur à la grève mardi soir.

Des centaines de membres de KAWU ont manifesté devant les principaux terminaux. Ils ont crié «Adani doit partir» sur fond de coups de sifflets. Ils s'opposent au projet de céder pour 30 ans au groupe Adani les droits d’exploitation du plus grand aéroport du Kenya, une privatisation de fait, en échange d'un investissement de 1,85 milliard de dollars. Ils sont conscients que cet accord entraînerait suppressions d'emplois et dégradation des conditions de travail.

Le groupe Adani est un important conglomérat multinational indien, fondé en 1988 par Gautam Adani, l'un des hommes les plus riches d'Asie. En 2023, il a déclaré un chiffre d'affaires de 16,8 milliards de dollars et un bénéfice net d'environ 915 millions de dollars.

Le groupe Adani a tiré profit du gouvernement d’extrême droite du BJP (Bharatiya Janata Party) en Inde dirigé par Narendra Modi. Comme le WSWS l’a noté (article en anglais) l’an dernier: «Que la clé du succès d’Adani aient été ses liens étroits avec Modi et son gouvernement est depuis longtemps un secret de polichinelle. Il a bénéficié de la privatisation de vastes pans d’infrastructures construites par l’État, notamment de ports maritimes, de centrales et des réseaux d’électricité, de mines de charbon et d’aéroports. Ces actifs ont invariablement été vendus à des prix bien inférieurs à leur valeur, et une grande partie de l’argent pour leur achat provenait de prêts non garantis accordés à Adani par les banques du secteur public indien.»

Le gouvernement kényan a annoncé que l'accord de construction et d'exploitation conclut avec Adani mènerait à la rénovation de JKIA, dont la construction d'une piste et d'un terminal supplémentaires. S’il est évident que l'infrastructure de l'aéroport est obsolète et se détériore rapidement, souvent victime de pannes de courant et de fuites dans les toits, la faute n'en incombe pas aux travailleurs, à qui on demande de payer la facture, mais au désinvestissement systémique et au pillage par des fonctionnaires corrompus de l'État et par l'élite politique.

Plusieurs grévistes ont été arrêtés pendant la grève et des vidéos montrant des brutalités policières ont fait surface sur Internet. Dans une vidéo publiée sur Facebook, on voit un policier frapper un travailleur avec une matraque.

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Ruto a également déployé l'Unité de service général (GSU), une force paramilitaire tristement célèbre pour son action brutale depuis sa création par l'administration coloniale britannique afin de réprimer le soulèvement anticolonial Mau Mau dans les années 1950. Le GSU est depuis devenu pour les gouvernements post-indépendance un outil de répression des grèves ouvrières.

Mais dans l'après-midi, la KAWU, en coordination avec sa fédération, l'Organisation centrale des syndicats (COTU) et le gouvernement Ruto, avait mis fin à la grève sans obtenir aucune garantie contre la privatisation ou la protection des emplois des travailleurs.

Francis Atwoli, secrétaire général de la COTU, un proche allié de Ruto, a été envoyé auprès de KAWU pour mettre fin à la grève. Sans aucun vote, et encore moins une consultation des travailleurs, Atwoli et le secrétaire général de KAWU, Moses Ndiema, ont annoncé qu'ils mettaient fin à la grève après une réunion avec le secrétaire au Transport au cabinet ministériel, Davis Chirchir.

«Nous avons reçu les documents les plus pertinents demandés par le syndicat. Nous nous engageons à les examiner dans un délai de 10 jours ouvrables et à signaler les domaines qui nous préoccupent», a déclaré Atwoli. «La réunion sera immédiatement convoquée après ce délai de 10 jours ouvrables.»

«Nous n’avons pas dit que nous avions accepté Adani. Nous aurons un droit de veto et notre signature sera nécessaire pour que le processus avance», a déclaré Ndiema au nom de KAWU. « Si c’est un mauvais accord, nous ne signerons pas», a-t-il ajouté.

Les travailleurs ne doivent pas se fier à ces paroles. Derrière leur rhétorique creuse, la COTU et la KAWU collaborent avec le régime de Ruto – qui a massacré plus de 60 manifestants lors des manifestations de jeunes contre les hausses d’impôts en juin-juillet – pour empêcher une lutte politique et sociale unifiée de la classe ouvrière contre le gouvernement.

Avant la grève, la KAWU avait systématiquement tenté de calmer l'opposition des travailleurs, en retardant constamment les grèves, en posant des préavis de grève pour les suspendre ensuite «en attendant les discussions». Le 12 août, la KAWU a annoncé un préavis de grève de sept jours si le projet de cession du bail de JKIA à Adani n'était pas arrêté. Elle l’a ensuite suspendu et en a posé un autre le 31 août. La grève de mercredi n'était que la dernière tentative en date d’étouffer l'opposition croissante des travailleurs en leur permettant de se défouler.

La KAWU a également attisé la xénophobie et le nationalisme, comme moyen de favoriser l’esprit de clocher et de diviser les travailleurs sur une base nationaliste. Il a affirmé que la vente de JKIA à une entreprise indienne équivaudrait à vendre la «souveraineté nationale» et que cela signifierait que JKIA engagerait davantage de travailleurs étrangers, notamment indiens.

En réalité, les travailleurs sont confrontés à un combat mondial commun. Les manifestations de masse qui ont secoué l’Asie du Sud, notamment au Pakistan, en Inde et au Bangladesh, contre l’austérité du FMI, la dégradation des conditions de travail et les suppressions d’emplois, en sont une illustration éclatante. Aux États-Unis, des milliers d’employés de l’État de Washington ont débrayé mardi pour réclamer des augmentations de salaire et des milliers d’ouvriers de l’usine Boeing d’Everett, dans l’État de Washington, ont lancé une grève sauvage.

Quant à la COTU, Atwoli a travaillé jour et nuit ces derniers mois pour étouffer l'opposition de la classe ouvrière au régime de Ruto. Au début, il a défendu les hausses d'impôts brutales de Ruto incluses dans le projet de loi de finances 2024 pour lever 2,7 milliards de dollars. Ensuite, la COTU a salué le retrait du projet de loi par Ruto pour apaiser la colère et gagner du temps au milieu des manifestations de masse. Puis il a salué la manœuvre de Ruto qui a dissous son gouvernement pour former une coalition avec le leader de l'opposition, le milliardaire Raila Odinga, qui rétablit maintenant les hausses d'impôts et les privatisations.

Le mois dernier, il a rencontré le ministre du Travail Alfred Mutua pour lui promettre qu’il intensifierait ses efforts pour contrôler la lutte des classes, affirmant qu’il «assurerait la paix sociale».

Malgré qu’il ait déclaré avant le rassemblement ayant mis fin à la grève de l’aviation «nous soutenons cette grève parce que le gouvernement n'a pas répondu aux préoccupations des travailleurs», Atwoli a clairement indiqué qu'il n'avait aucune intention de mobiliser les 42 syndicats affiliés à la COTU (dont est membre la KAWU), qui représente plus de 2,5 millions de travailleurs. Il s'est également opposé à toute tentative d'unir les travailleurs de KAWU aux grèves en cours des enseignants, des universitaires, des fonctionnaires et des travailleurs de la santé, également membres de syndicats affiliés à la COTU.

Les travailleurs ne devraient pas non plus se faire d’illusions sur la Haute Cour, qui a temporairement suspendu la cession du bail de l’aéroport à la suite d’une plainte déposée par des groupes kenyans de défense des droits de l’homme. La Cour n’est pas un défenseur des droits des travailleurs. Ses décisions – qu’il s’agisse de suspendre le déploiement de la police comme des mercenaires soutenus par les États-Unis en Haïti, de s’opposer à l’augmentation des taxes sur le carburant ou de bloquer l’usage de la force contre les manifestants de la génération Z fin juillet – ont été systématiquement ignorées. En outre, les tribunaux ont souvent interdit les grèves, y compris la dernière en date des enseignants, et ont confirmé le déploiement de troupes contre les manifestants dans les rues de Nairobi.

La question cruciale à laquelle sont confrontés les travailleurs de l’aviation est de prendre en main le contrôle démocratique de leur lutte. Ils doivent former des comités de la base composés de travailleurs de leur confiance. Cela pour leur donner la possibilité de passer outre aux décisions prises par les bureaucrates syndicaux qui violent leur volonté et de se préparer à une véritable lutte en en appelant à la classe ouvrière afin d’obtenir le soutien le plus large possible au Kenya, dans toute la région et à l’international.

(Article paru en anglais le 13 septembre 2024)

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