Un mois après l'invasion de la région russe de Koursk par l'Ukraine, Moscou n'a toujours pas repoussé les forces de Kiev. Le président Vladimir Poutine, dont le gouvernement n'a pas réussi à empêcher la première prise de territoire russe par une armée depuis la Seconde Guerre mondiale, tente de gérer la débâcle.
Le chef du Kremlin a affirmé jeudi 5 septembre que «l’ennemi n’a pas réussi» à nous contraindre à redéployer nos troupes actuellement mobilisées dans le Donbass. L’armée russe avait désormais « stabilisé la situation» et «commencé à chasser progressivement l’ennemi des territoires frontaliers», a déclaré Poutine. Invoquant le nationalisme russe et tentant de gérer la profonde colère populaire face à cet échec du gouvernement, il a déclaré que la libération de la région de Koursk était le «devoir sacré» du pays.
Sur le terrain, l'avancée de l'Ukraine semble avoir été stoppée, voire même légèrement repoussée. Le président ukrainien Volodymyr Zelensky, qui gouverne avec des méthodes toujours plus autoritaires un pays dont la population ouvrière est de plus en plus opposée à la guerre, affirme que ses forces contrôlent actuellement 1000 kilomètres carrés de territoire russe. Si cela est vrai, cela représenterait une diminution de 200 kilomètres carrés par rapport à ce que Kiev avait déclaré avoir initialement conquis lorsque ses troupes et ses chars ont franchi les frontières mal défendues de la Russie le 6 août.
Le Kremlin n’a pas évoqué la quantité de territoire qu’il a perdu. S’adressant cette semaine à des élèves de Touva, en Sibérie, le président Poutine a décrit l’armée ukrainienne comme « des voyous qui ont réussi à pénétrer en Russie», comme si les forces d’élite armées par les puissances occidentales et entraînées par les Britanniques étaient comparables à une bande de bandits errants attaquant une caravane de chariots. Son gouvernement a cherché à mettre en avant les succès de son assaut de plus en plus intense dans le Donbass, où, même selon les comptes-rendus des médias occidentaux pro-ukrainiens, l’armée de Kiev est en difficulté.
Dans un article publié jeudi, le New York Times a décrit la situation militaire de l'Ukraine comme «de plus en plus difficile». Les forces russes ont réussi à créer «un gros front qui s'étend sur environ 30 kilomètres de profondeur au centre des défenses ukrainiennes», a-t-il noté. Le même jour, le journal de Washington The Hill a averti que le «pari de Kiev contre la Russie risquait de devenir une gaffe». Un article du 2 septembre dans Foreign Affairs de Michael Kofman et Rob Lee exprimait également son inquiétude quant aux «lignes très étirées» de Zelensky et à sa capacité à déployer les troupes du Donbass afin de conserver le territoire russe.
Le Kremlin affirme que l'Ukraine a perdu 10 000 soldats dans la région de Koursk. Même si un cinquième de ce chiffre s’avérait exact, il représenterait une grande partie des 10 000 à 15 000 soldats – en grande partie issus des forces d'élite – que Kofman et Lee estiment avoir été déployées par Kiev en Russie.
Le président Zelensky profite de l'invasion de Koursk et de la pression croissante exercée sur son armée – en interne et sur le front – pour exiger toujours plus d'armes de la part de ses soutiens occidentaux et obtenir l'autorisation de lancer des attaques plus loin en territoire russe. La prise de contrôle du territoire russe par l'Ukraine démontrait, a déclaré Zelensky fin août, que les «lignes rouges» de Poutine sont une illusion à ne pas prendre au sérieux.
Le même argument a été avancé plus tôt cette semaine par l’oligarque russe anti-Poutine, Mikhaïl Khodorkovski, l’un des nombreux prétendants au pouvoir en cas de renversement de l’actuel occupant du Kremlin. Braillant à la guerre, il a critiqué les puissances occidentales depuis la droite, c’est-à-dire pour ne pas avoir réagi assez rapidement au fait que l’invasion de Koursk montrait que «les lignes rouges ne sont pas là où [elles] se l’imaginent».
Le gouvernement Zelensky a désormais reçu le feu vert de l'OTAN pour passer à l'escalade. Le 5 septembre, Jens Stoltenberg, le chef de l'Alliance atlantique, a salué l'assouplissement des restrictions occidentales sur les frappes ukrainiennes contre des cibles en Russie et a approuvé l'utilisation par l’Ukraine de missiles longue portée. Le lendemain, lors d'une réunion entre les puissances impérialistes et Zelensky sur la base aérienne allemande de Ramstein, le secrétaire américain à la Défense Lloyd Austin a annoncé une nouvelle aide militaire à Kiev de 250 millions de dollars.
Quelle que soit l'issue à court terme pour l’Ukraine sur le champ de bataille, les puissances impérialistes voient dans la débâcle russe de Koursk une occasion en or de faire avancer leurs objectifs de démanteler le pays. C'est ce qu'explique le politologue Mark Katz, chercheur au Wilson Center et à l'Atlantic Council, dans un article paru cette semaine dans le magazine The National Interest.
«En soi », écrit-il, « l’occupation ukrainienne de territoire russe à Koursk ne déstabilisera peut-être pas Poutine très longtemps. Mais si elle conduit d’autres acteurs à conclure que l’offensive ukrainienne à Koursk montre que Poutine est incapable de répondre efficacement à ce qu’ils envisagent, alors Poutine et ses généraux pourraient se retrouver accablés de crises.» Katz a ensuite mis en doute la capacité du Kremlin à contrôler la Tchétchénie, toutes les républiques musulmanes du Caucase du Nord russe, la Biélorussie et la Transnistrie, la région séparatiste de Moldavie alliée à Moscou.
Sur le plan intérieur, le gouvernement russe s'efforce de minimiser la crise de Koursk. La couverture médiatique de la région donne l'impression que la vie s’y déroule, plus ou moins, parfaitement et que la situation concernant les civils est sous contrôle. Des articles de presse récents mettent en avant des concerts d'orchestre, des cours d'informatique pour les enfants, l'inauguration d'une exposition photo sur les grands moments de l'histoire militaire du pays et la visite la semaine dernière d'un vice-ministre à la principale université agricole de la région. Le premier ministre Mikhaïl Michoustine a récemment annoncé des reports de paiement d'impôts et de primes d’assurance pour les entreprises de la région. Le ministre de la Santé Mikhaïl Mourachko vient de déclarer que les stocks de médicaments, d’équipements médicaux et de sang de la région sont pleins, et le gouvernement aurait déjà distribué 10 000 roubles (110 dollars) à 120 000 évacués. Une somme dérisoire qui ne s’applique qu’aux deux tiers des plus de 180 000 personnes ayant dû fuir l'invasion.
Les messages sur les réseaux sociaux suggèrent que la réalité, en particulier pour ceux coincés derrière les lignes de front, est effroyable. Une pétition récemment publiée sur le site de réseaux sociaux Vkontakte appelle le gouvernement à secourir les personnes attrapées dans six villages qui sont, selon l'auteur de l'appel, «sans eau, sans médicaments, sans électricité et sans gaz, et seront bientôt sans nourriture et sans moyens de se chauffer». La pétition, signée par 1000 personnes dans les 24 heures suivant sa publication, déclare: «Ceci est un appel à l'aide de votre peuple à vous! N'abandonnez pas votre peuple, qui a fait son choix en votre faveur! S'il vous plaît, faites vous aussi votre choix en faveur du peuple!»
Des centaines, voire des milliers de personnes sont portées disparues. L'association caritative de recherche et de sauvetage LizaAlert a publié la semaine dernière un communiqué indiquant que sur les 918 signalements reçus de parents et d'amis qu’on craint être perdus dans les territoires contrôlés par l'Ukraine, 698 étaient toujours portés disparus et 5 avaient été retrouvés morts. Vendredi 6 septembre, l’agence de presse RIA-Novosti a publié un article sur les habitants de la région de Koursk à la recherche de leurs proches, et des affiches annonçant les personnes disparues sont désormais placardées aux arrêts de bus. Quelqu’un ayant rapporté que son ami n'avait pas eu de contact avec ses parents depuis le 10 août, a déclaré à l’agence: «Ils ont dit qu'ils allaient à la ferme pour se mettre à l'abri des bombardements, et c'est tout.»
Une vidéo a fait surface à la mi-août, montrant les sévices infligés à un vieil homme désorienté marchant sur la route en haillons. Il dit aux soldats ukrainiens: «Je suis perdu, j’essaie depuis cinq jours maintenant… » Portant des casques de SS nazis, ils le raillent et lui disent en allemand: «Va boire de la vodka», «porc russe». La famille de l’homme, identifié comme Aleksandr Gusarov, 74 ans, a vu la vidéo, mais a signalé qu’il était à ce moment là toujours porté disparu. L’armée ukrainienne est truffée de forces d’extrême droite, pro-fascistes et anti-russes, qui font leurs les grands crimes et les collaborateurs de la guerre des nazis contre l’Union soviétique, où ont été tués 27 millions de citoyens soviétiques.
D’un point de vue historique, la classe dirigeante russe est tout autant responsable de ce qui se passe à Koursk que l’armée ukrainienne et ses alliés de l’OTAN. En 1991, les anciens bureaucrates soviétiques devenus capitalistes ont dissous l’Union soviétique et, avec elle, ce qui restait des conquêtes de la Révolution russe. Cela ne signifiait pas seulement liquider la propriété nationalisée et la transformer en immense source de profits pour une nouvelle élite, mais encore démanteler l’URSS, déchaîner un nationalisme fratricide et transformer toute la région en objet de conquête pour les impérialistes.
L'invasion de Koursk prouve que, malgré ses appels au chauvinisme russe et ses menaces d'annihilation nucléaire, l'oligarchie au pouvoir en Russie se préoccupe avant tout de protéger ses propres biens. Ne craignant rien autant qu'une mobilisation de la classe ouvrière, qui ne viserait pas seulement les puissances impérialistes mais aussi le système capitaliste, elle n’a ni la volonté ni la capacité de défendre la classe ouvrière contre l'assaut de l'impérialisme.
(Article paru en anglais le 7 septembre 2024)