La première ministre du Bangladesh, Sheikh Hasina, a fui le pays lundi au milieu d'un soulèvement populaire massif contre son régime autoritaire de plus en plus brutal.
Le chef de l'armée, le général Waker-uz-Zaman, a annoncé la démission de Hasina dans une déclaration télévisée à la nation, quelques heures après qu'elle et sa sœur eurent été aperçues sous escorte militaire à l'aéroport international de Dacca. On a appris par la suite que Hasina, qui a dirigé le gouvernement du Bangladesh pendant les 15 dernières années, s'était envolée pour l'Inde, qui a entretenu des liens étroits avec son régime.
Déclarant que ce pays de 170 millions d'habitants «traverse une période révolutionnaire», le général Waker-uz-Zaman a déclaré que l'armée superviserait une transition pacifique vers un nouveau gouvernement et le rétablissement de l'ordre. Il a affirmé avoir déjà consulté les dirigeants de l'opposition et les groupes de la «société civile».
Le général a appelé la population à quitter les rues et a ordonné la réouverture des écoles, des collèges, des usines et des bureaux mardi matin, dès la levée du couvre-feu. Pour tenter de désamorcer la colère générale, Waker-Uz-Zaman s'est posé en ami du peuple. «Je vous promets à tous, a-t-il avoué, que nous rendrons justice pour tous les meurtres [...] Ayez confiance en l'armée du pays. S'il vous plaît, ne retournez pas sur le chemin de la violence et revenez à des méthodes non violentes et pacifiques.»
Pendant que le général s'exprimait, des foules en liesse déferlaient dans les rues de la capitale nationale, Dhaka. La résidence de la première ministre et plusieurs bâtiments gouvernementaux ont été pris d'assaut et mis à sac. Le New York Times a cité un ouvrier du secteur de la confection, Monsur Ali, qui a déclaré faire partie des milliers de personnes qui ont pénétré dans la résidence de Hasina. «Nous y sommes allés par colère. Il n'y a plus rien là-bas.»
Tout porte à croire que les hauts gradés de l'armée ont forcé Hasina à quitter le pouvoir, après avoir conclu que sa tentative de s'accrocher au pouvoir par une répression sanglante déstabilisait dangereusement le capitalisme bangladais.
La classe ouvrière n'est pas encore intervenue dans la crise en tant que force politique indépendante. Mais les travailleurs sont de plus en plus nombreux à avoir rejoint le mouvement de protestation lancé par les étudiants universitaires au début du mois dernier contre un système régressif d'attribution des emplois par le gouvernement. Ils l'ont fait pour s'opposer à la violence de l'État et pour exprimer leur colère face au chômage de masse, à la pauvreté extrême et à l'aggravation des inégalités sociales.
L’armée et la classe dirigeante craignent manifestement que la perturbation continue de l'énorme industrie de l'habillement du pays ne réduise les bénéfices, n'exacerbe la crise économique du pays et n'alimente l'agitation des travailleurs.
Dimanche, près d'une centaine de personnes, dont 13 policiers, ont été tuées lors d'affrontements entre des manifestants antigouvernementaux et les forces de sécurité à travers le pays. Cela porte à plus de 300 le nombre de morts depuis le début du mouvement de protestation.
Malgré la répression et le couvre-feu imposé par le gouvernement, les étudiants contre la discrimination ont appelé à une marche de masse lundi sur la résidence officielle de la première ministre à Dhaka, pour exiger la démission de Hasina.
Jusqu'à lundi, Hasina avait adopté une ligne dure, déchaînant la police, y compris le fameux bataillon d'action rapide antiterroriste et les voyous organisés par la Ligue Awami, son parti politique, contre les manifestants pacifiques. Elle qualifié les étudiants de «terroristes», a donné l'ordre de «tirer pour tuer» ceux qui défiaient le couvre-feu imposé par le gouvernement et a prétendu à tort que le mouvement avait été orchestré par les principaux partis d'opposition, le Parti nationaliste du Bangladesh (BNP) et le Jamaat-e-Islami, un parti islamiste communautariste.
Alors que l'armée a été déployée contre les manifestations, la police a joué le rôle principal dans la tentative de les réprimer violemment. Elle a notamment arrêté des milliers de personnes. Selon la presse, lors d'une réunion vendredi dernier, des policiers subalternes ont fait part à leurs supérieurs de leur inquiétude de devoir tirer sur des manifestants non armés.
Quelques heures après l'annonce de la démission de Hasina par le chef d'état-major de l'armée, le président du Bangladesh, Mohammed Shahabuddin, a déclaré avoir présidé une réunion avec le général Waker-uz-Zaman, les chefs de la marine et de l'armée de l'air, ainsi que des dirigeants de l'opposition.
Le président a déclaré que la réunion avait décidé de dissoudre le parlement pour permettre la mise en place d'un «gouvernement intérimaire» et que l'armée «prendrait des mesures pour normaliser la situation anarchique qui prévaut».
Le parlement actuel, dominé par la Ligue Awami de Hasina, a été élu en janvier dernier lors d'un vote que le BNP et ses alliés, en particulier le Jamaat-e-Islami, ont boycotté. Ils ont invoqué les antécédents du gouvernement en matière de répression des opposants politiques et son refus d'autoriser la nomination d'un gouvernement intérimaire chargé de superviser les élections.
Le président Shahabuddin a également annoncé que la réunion avait convenu que la dirigeante de longue date du BNP, Khaleda Zia, qui a été emprisonnée en 2018 dans une affaire de corruption, devrait être immédiatement libérée.
Les dirigeants du groupe Étudiants contre la discrimination ont salué l'intervention de l'armée bangladaise, qui est le rempart de la domination capitaliste et dont le bilan en matière de répression et de dictature est notoire. D'après tous les reportages, le corps étudiant participe activement à la formation du gouvernement intérimaire promis.
Ce gouvernement sera un régime capitaliste de droite chargé de rétablir l'ordre et de poursuivre la mise en œuvre des mesures d'austérité et de privatisation que le gouvernement de la Ligue Awami dirigé par Hasina a accepté en 2023 en échange d'un prêt de sauvetage du FMI d'un montant de 4,7 milliards de dollars.
Selon toute vraisemblance, le BNP et ses alliés occuperont une place de choix dans le gouvernement intérimaire. Mais l’armée restera le pouvoir derrière le trône.
Pendant des décennies, la politique officielle du Bangladesh a tourné autour de la rivalité amère entre Hasina et sa Ligue Awami et Zia et son BNP. Hasina a pris la tête de la Ligue Awami après l'assassinat, en 1975, de son père Sheikh Mujibur Rahman, le leader politique le plus en vue de la lutte pour l'indépendance du Bangladesh et président du pays à l'époque, dans le cadre d'un coup d'État militaire réussi.
Zia est devenue la dirigeante de facto du BNP en 1983, deux ans après l'assassinat de son mari, Ziaur Rahman, fondateur du parti et cinquième président du Bangladesh, par un groupe d'officiers de l'armée.
Les deux partis sont redevables au capital international, disposent de vastes réseaux de copinage et de corruption, ont eu recours à la répression et à des pratiques antidémocratiques à l'encontre de leurs rivaux politiques et se sont opposés d'une main de fer à tout mouvement d'opposition sérieux venant de la classe ouvrière.
Il convient de noter que le BNP n'a déclaré son «soutien» au mouvement étudiant qu'à la mi-juillet, après que des masses de personnes soient descendues dans la rue pour protester contre la répression du gouvernement.
Il existe de nombreux parallèles entre la crise que traverse actuellement le Bangladesh, huitième pays le plus peuplé du monde, et celle qui a secoué le Sri Lanka il y a deux ans. En juillet 2022, des manifestations de masse et des grèves ont chassé le président Gotabaya Rajapaksa du pouvoir. Mais avec l'aide des syndicats et des partis d'opposition, un nouveau gouvernement a rapidement été mis en place sous la direction de Ranil Wickremesinghe, ouvertement favorable aux grandes entreprises et à Washington. Il a fait passer des mesures d'austérité sauvages du FMI tout en renforçant les forces répressives de l'État en vue d'une confrontation violente avec la classe ouvrière.
Pour éviter une issue similaire, les travailleurs et les étudiants du Bangladesh doivent tracer une nouvelle voie basée sur le programme de révolution permanente de Léon Trotsky : le programme qui a animé la révolution russe d'octobre 1917 et la lutte ultérieure contre sa dégénérescence stalinienne. La classe ouvrière du Bangladesh doit se constituer en force politique indépendante, en opposition à l'ensemble de l'establishment politique et à toutes les sections de la classe dirigeante et de son appareil d'État. Elle doit s'efforcer de rallier les travailleurs ruraux derrière elle dans la lutte pour un gouvernement ouvrier et paysan, dédié à la réorganisation socialiste de la vie économique et à la mobilisation de la classe ouvrière internationale contre l'impérialisme et le capital mondial.
(Article paru en anglais le 6 août 2024)