Un an après l’adoption de la Loi sur les nouvelles en ligne, Meta poursuit son régime de censure au Canada

Suite à l’adoption par le parlement fédéral de la Loi sur les nouvelles en ligne, Meta, le géant américain des médias sociaux Facebook et Instagram censure tous les liens vers des contenus d’actualité sur ses plateformes au Canada depuis août 2023.

L’objectif de cette loi, qui a reçu la sanction royale en juin 2023 et est entrée en vigueur en décembre dernier, est d’obliger les grandes plateformes de médias sociaux et de moteurs de recherche à partager leurs revenus avec les médias basés au Canada pour les contenus partagés sur leurs plateformes. Elle permet aux organes de presse de négocier avec les grandes plateformes une part de leurs recettes publicitaires et menace les plateformes de sanctions si elles ne concluent pas de tels accords.

Ces dernières années, les annonceurs ont massivement délaissé les journaux et diffuseurs traditionnels au profit de l’Internet. Le secteur des médias traditionnels au Canada, dominé par de grandes entreprises telles que Bell Media, Rogers Communication et Québecor, ainsi que par la société publique CBC/Radio-Canada, évoque l’hémorragie conséquente de leurs revenus pour justifier la fermeture de nombreuses publications et bulletins d’information, ainsi que des licenciements massifs.

Mark Zuckerberg, PDG de Meta, témoignant devant la commission des services financiers de la Chambre des représentants au Capitole, à Washington, en 2019 [AP Photo/Andrew Harnik]

Inspirée du News Media Bargaining Code (Code australien de négociation des médias d’information) de 2021, la Loi sur les nouvelles en ligne ne s’applique actuellement qu’à Meta et à Google, mais son champ d’application pourrait être étendu à d’autres plateformes plus petites, comme Microsoft Bing.

Le Premier ministre Justin Trudeau a présenté la Loi sur les nouvelles en ligne comme un moyen de «défendre la démocratie» et la «liberté de presse», comparant les efforts de son gouvernement pour amener Google et Meta à reverser une petite part de leurs revenus à l’industrie canadienne des médias à la Troisième Guerre mondiale et à l’actuelle guerre par procuration de l’OTAN contre la Russie en Ukraine.

Pure foutaise! Le conflit autour de la Loi sur les nouvelles en ligne est une lutte intestine au sein de la classe dirigeante, opposant les entreprises monopolistiques de l’Internet, d’autres intérêts commerciaux majeurs et l’État.

Les victimes de ce conflit sont les travailleurs canadiens qui se voient priver d’un moyen essentiel d’accéder aux informations et de les diffuser, qu’il s’agisse de reportages et de vidéos provenant des médias établis ou de ceux publiés par des sites web alternatifs de gauche, y compris le World Socialist Web Site.

Les revenus et les profits sont la principale préoccupation de Meta, de Google et de leurs rivaux médiatiques basés au Canada. Pareillement, accroître la rentabilité des entreprises canadiennes est certainement une priorité pour le gouvernement Trudeau. Mais la Loi sur les nouvelles en ligne est également motivée par des préoccupations quant aux implications pour la classe dirigeante canadienne de la diminution de la portée des médias traditionnels. En effet, les principaux journaux et diffuseurs qui bénéficieront des accords de «compensation» de l’État pour les informations en ligne jouent depuis longtemps un rôle central dans la promotion des intérêts et de l’idéologie de la classe dirigeante, y compris du nationalisme canadien, et dans la manipulation de l’opinion publique.

En tant que plus grandes plateformes de médias sociaux et moteurs de recherche, respectivement, Meta et Google contrôlent les principaux moyens par lesquels des milliards de personnes dans le monde trouvent, lisent et partagent des articles d’actualité et autres contenus. En janvier 2024, le Canada comptait plus de 31,8 millions d’utilisateurs de Facebook, soit 82% de la population. Google est le site web le plus populaire du pays, détenant la quasi-totalité des parts de marché des moteurs de recherche.

Plutôt que de se soumettre à la nouvelle loi et de céder une petite partie de leurs revenus aux entreprises médiatiques canadiennes, les deux géants de l’Internet menacent de couper entièrement l’accès des Canadiens aux contenus d’information par l’intermédiaire de leurs plateformes.

Google, dont le propriétaire Alphabet a une capitalisation boursière de 2.200 milliards de dollars, ce qui en fait la quatrième plus grande entreprise au monde, a d’abord menacé de retirer tous les liens vers les actualités de ses services Recherche, Actualité et Discover au Canada. Cela aurait entraîné un black-out presque total de l’information dans le pays. Finalement, elle a conclu un accord avec le gouvernement pour verser annuellement 100 millions de dollars (73 millions de dollars américains) au Collectif canadien de journalisme nouvellement créé, dans le cadre d’un accord qui l’exempte de toute application de la Loi sur les nouvelles en ligne.

En 2019, les recettes publicitaires de Google au Canada s’élevaient à 4,8 milliards de dollars américains, et ses recettes mondiales à 134,8 milliards de dollars américains. Autrement dit, Google accepte de partager environ 1,5% de ses recettes publicitaires provenant du Canada et 0,05 % de ses recettes publicitaires mondiales avec un groupe d’organes de presse admissibles – une part qui devrait aller en diminuant au fur et à mesure que ses recettes publicitaires continueront d’augmenter.

Bien que Meta – la septième plus grande entreprise au monde en termes de capitalisation boursière – se soit soumise à la loi sur les médias en Australie, elle a refusé d’accepter les termes de la loi ou de négocier une exemption à celle-ci au Canada, préférant opter pour une censure totale sur ses plateformes. Cela fait maintenant près d’un an que toute personne au Canada cherchant à consulter ou à partager du matériel considéré comme du contenu d’actualité – World Socialist Web Site y compris – depuis Meta, se heurte à un avis déclarant: «En réponse à la législation du gouvernement canadien, les contenus d’actualité ne sont pas visibles au Canada.»

Message apparaissant lors d’une tentative d’accès aux publications du World Socialist Web Site et autres organes d’information sur Instagram depuis le Canada

Un rapport du Réseau canadien de recherche sur les médias numériques publié en avril révèle que les pages Facebook des organes de presse nationaux ont perdu 64% de leur engagement après l’entrée en vigueur du régime de censure. Les médias locaux, qui devaient ostensiblement figurer parmi les principaux bénéficiaires de l’intervention du gouvernement, sont encore plus durement touchés, perdant 85% de leur engagement. Cela s’explique par le fait qu’ils dépendent davantage que les médias établis des clics vers leur contenu depuis Facebook et d’autres plateformes Internet.

Le rapport indique également que si l’interdiction d’accès touche durement les organes de presse, elle n’a que peu d’effet sur l’engagement global sur Facebook, ce qui signifie que Meta n’a guère d’incitation financière à mettre fin à sa censure généralisée. Certains utilisateurs de groupes à vocation politique contournent certes l’interdiction en partageant des captures d’écran d’articles sans lien, mais cette méthode est fastidieuse.

L’expérience canadienne est vue comme un test critique à la fois par les entreprises et les autres gouvernements envisageant d’adopter des lois similaires. De leur côté, les plateformes espèrent éviter de créer un précédent en matière de partage des revenus, qui pourrait être rapidement adopté aux États-Unis et dans l’Union européenne et nuire, ne serait-ce que légèrement, à leurs résultats.

À la suite de son expérience au Canada, Meta évoque déjà la possibilité de faire marche arrière en Australie et de se retirer des accords conclus pour fournir des paiements à certains organes de presse et d’interdire là aussi l’accès aux liens d’information. En début d’année, Meta a commencé à déclasser les «contenus politiques», y compris les actualités, sur Instagram à l’échelle mondiale en ajustant son algorithme, ce qui signifie qu’ils ne seront plus vus que par les usagers les recherchant activement.

Le gouvernement libéral Trudeau, qui jouit du soutien des syndicats et du NPD, dans les faits hausse les épaules face au régime de censure de Meta. Certes à quelques occasions Trudeau et ses ministres ont exprimé leur indignation face au fait que Meta empêche les gens d’accéder à des informations vitales sur des incendies de forêt menaçant d’engloutir leurs communautés. Mais pour le reste, ils ne disent rien quant au pouvoir massif dont jouit Meta et des fins antidémocratiques pour lesquelles l’entreprise déploie ce pouvoir.

Alors que tout porte à croire que Meta s’entête et reste suprêmement confiante dans sa capacité à déployer son pouvoir monopolistique au mépris d’Ottawa, le gouvernement continue de maintenir qu’il finira par réussir à convaincre l’entreprise afin qu’elle se plie à la loi et mette un terme à son blocage généralisé des liens d’information.

La bureaucratie syndicale a soutenu le projet de loi et l’approche du gouvernement. N’ayant rien fait pour s’opposer aux licenciements massifs dans les médias, les syndicats comme Unifor promeuvent la loi comme un moyen d’assurer la sécurité d’emploi des travailleurs des médias.

Selon un rapport du ministère du Patrimoine canadien, 450 rédactions ont fermé leurs portes depuis 2008, dont plus de 60 entre 2020 et 2022. Au début de l’année, Bell Media annonçait le licenciement de 4.800 travailleurs et la vente de dizaines de stations de radio. CBC/Radio-Canada, le radiodiffuseur public du pays, a supprimé 800 emplois, soit 10% de ses effectifs.

Fervents partisans du gouvernement Trudeau, les syndicats et le NPD s’efforcent de légitimer ses affirmations bidon selon lesquelles sa Loi sur les nouvelles en ligne est motivée par le souci de garantir une «presse libre» dynamique et la survie d’un «journalisme indépendant». Peu importe que les principaux bénéficiaires soient les géants médiatiques dominant la presse canadienne tels Bell Media, propriétaire du réseau de télévision CTV, qui, avec un revenu annuel de quelque 24 milliards de dollars canadiens, est le 36e conglomérat médiatique au monde, ou encore le fonds spéculatif américain Chatham Asset Management, propriétaire de Post Media.

La bureaucratie syndicale et le NPD partagent l’inquiétude du gouvernement quant à la nécessité de soutenir les chiens de garde médiatiques de l’establishment, maintenant qu’ils sont considérablement affaiblis par l’érosion de leurs revenus depuis que la consommation d’informations et le discours politique se soient éloignés des journaux papier, des magazines, de la télévision et de la radio au profit d’Internet. Ils craignent en effet que la population cherche et trouve de plus en plus d’alternatives en ligne, comme le WSWS, qui brisent la propagande pro-capitaliste et les lieux communs servis quotidiennement par les grands médias.

Dans le cadre de l’accord conclu avec Google, 7% des droits iront à la CBC/Radio-Canada et un maximum de 30% sera réservé pour les autres radiodiffuseurs. Ce qui reste sera réparti entre les divers journaux et sites en ligne, dont environ 1.500 ont demandé une part.

Le chef conservateur d’extrême-droite Pierre Poilievre, qui adopte une attitude populiste alors qu’il fait campagne pour succéder à Trudeau au poste de premier ministre lors des prochaines élections, s’est opposé à la Loi sur les nouvelles en ligne, déclarant qu’il s’agissait d’un effort du gouvernement pour «contrôler les informations que les Canadiens voient». Blâmant le gouvernement pour la censure de Meta et les menaces de Google, le chef conservateur tonne: «Vous avez un Premier ministre qui adopte une loi pour faire disparaître les articles d’actualité sur Internet. Qui aurait pu imaginer qu’au Canada, le gouvernement fédéral adopterait des lois interdisant aux gens de voir les informations? Qu’il s’agisse des grandes entreprises technologiques ou du gouvernement Trudeau, la censure est toujours et partout une erreur.»

Tout cela n’est que paroles en l’air. Poilievre a soutenu avec véhémence le «Convoi de la liberté» d’extrême-droite qui a occupé de façon menaçante la capitale nationale pendant près d’un mois au début de 2022, et il ne fera jamais rien qui remettrait en question les grands monopoles qu’il favorise en fait. Poilievre est à la tête de la campagne de dénigrement visant à mettre fin aux manifestations pro-palestiniennes contre le génocide et utiliserait volontiers la loi anti-démocratique sur «l’ingérence étrangère», que lui et son parti ont contribué à faire adopter à toute vitesse par le parlement le mois dernier, afin d’intimider et de réduire au silence tout opposant de gauche.

Les travailleurs doivent s’opposer au régime de censure imposé par Meta et Google sur leurs plateformes. Lors d’un témoignage devant le Sénat américain en novembre 2020, Sundar Pichai, le PDG d’Alphabet, la société mère de Google, a admis que sa plateforme exerçait une censure du WSWS.

En devenant des entreprises internationales gargantuesques engrangeant des milliards de dollars de bénéfices annuellement, Meta et Google sont devenus des moyens de communication indispensables pour les travailleurs et largement synonymes de ce qu’est l’Internet même. La censure des informations au Canada montre clairement que pour que ces plateformes soient libres et ouvertes, elles doivent être placées sous contrôle public. Pour cela, il faut mobiliser à l’échelle internationale la classe ouvrière, y compris les millions de travailleurs des secteurs technologiques, afin de lutter autour d’un programme socialiste qui transformera la société de façon à répondre aux besoins de l’humanité plutôt qu’à l’accumulation des profits capitalistes.

(Article paru en anglais le 8 juillet 2024)

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