Le tournant à gauche d’élections françaises ayant vu un large mouvement antifasciste porter un coup aux ambitions du RN (Rassemblement national) de Marine Le Pen de former le prochain gouvernement, et qui ont donné un Parlement sans majorité, pourrait avoir des implications considérables pour les marchés financiers et monétaires dans les semaines à venir.
La première réaction a été une légère baisse de la valeur de l’euro. Il a chuté de 0,3 pour cent mais s'est ensuite stabilisé. Mais les turbulences vécues à l’approche des élections pourraient revenir.
Faisant état du mouvement initial à la baisse, un article de Bloomberg déclare qu'il est le résultat de la forte performance inattendue du Nouveau Front populaire «alors que les traders commençaient à digérer un résultat qu'ils avaient largement balayé il y a quelques jours à peine, et qui a le potentiel de raviver quelques semaines tumultueuses pour les marchés ».
Un problème clé pour les marchés financiers et monétaires est le niveau de la dette française. Le déficit budgétaire français s'élève à 5,5 pour cent du PIB, bien au-dessus des 3 pour cent autorisé par les règles de l'Union européenne. Le Fonds monétaire international a prédit que sans baisse des dépenses ou mesures pour augmenter les recettes, la dette totale pourrait atteindre 112 pour cent cette année.
Le rendement, ou taux d'intérêt, de la dette française à 10 ans, connue sous le nom d'OAT (Obligations assimilables du Trésor), est de 66 points de base (0,66 %) supérieur au niveau des Bunds allemands, considérés comme les plus sûrs. L'écart avait atteint 80 points de base le mois dernier, un niveau jamais vu depuis la crise de la dette souveraine de la zone euro en 2012.
James Rossiter, responsable de la stratégie macroéconomique mondiale chez Valeurs Mobilières TD, a déclaré que ce qui avait été un «résultat choquant» pourrait encore aggraver l’écart. «Les marchés de taux ont abordé les élections avec un écart OAT contre Bund en tenant compte d’un scénario de parlement sans majorité, mais avec un parlement sans majorité dirigé par le RN et non par le Nouveau Front Populaire (NFP)».
Au lieu de se voir devenir principal parti du nouveau parlement, le RN est arrivé troisième derrière le parti du président français Macron et le NFP qui a obtenu le plus de sièges.
En mai dernier, avant que Macron ne convoque des élections anticipées, l'agence de notation Standard and Poor's abaissa la note de la dette souveraine française à AA-.
A l'approche des élections, la crainte sur les marchés était qu'un gouvernement, qui dépendait du soutien du RN, n'entreprenne une augmentation des dépenses. Désormais, cette peur a été transférée au NFP.
Vincent Juvyns de JP Morgan Asset Management a déclaré que la valeur des obligations françaises pourrait baisser par rapport à leurs pairs.
«Les marchés pourraient exiger un écart plus élevé [c'est-à-dire un taux d'intérêt plus élevé] dans la mesure où le nouveau gouvernement n'a pas clarifié sa situation budgétaire. La Commission européenne et les agences de notation s'attendent à des réductions de 20 à 30 milliards d’euros, mais le gouvernement devra composer avec un parti qui veut augmenter les dépenses de 120 milliards.»
Les exigences des marchés financiers et des institutions de l'UE ont été exprimées par le ministre français de l'économie Bruno Le Maire, qui a déclaré que le pays pourrait connaître une crise financière si le programme du Nouveau Front populaire était mis en œuvre.
Les problèmes d’endettement ne sont en aucun cas limités à la France. La dette publique au Royaume-Uni a atteint 104 pour cent du PIB cette année, contre 86 pour cent en 2019 et 43 pour cent en 2007. En France, les chiffres correspondants sont de 112 pour cent, 97 pour cent et 65 pour cent, selon le Fonds monétaire international.
À la veille des élections britanniques, qui ont abouti à la victoire du Parti travailliste dirigé par Keir Starmer, un groupe de réflexion basé à Londres, l'Institute for Fiscal Studies (IFS), a déclaré que tous les principaux partis avaient évité de prendre des décisions difficiles dans leurs programmes électoraux.
Selon Isabel Stockton, économiste principale à cet institut «la croissance s’annonce assez décevante et les intérêts de la dette devraient rester élevés. Et cette combinaison de choses semble pire que [pour] n’importe quel autre parlement de l’histoire d’après-guerre au Royaume-Uni. »
C’est là une évaluation significative étant donné que le gouvernement travailliste d’Attlee, arrivé au pouvoir en 1945, était confronté à une économie britannique fortement épuisée par l’effort de guerre.
L’analyse de l’IFS a été reprise par la nouvelle ministre de Finances britannique Rachel Reeves qui, dans son premier discours important, a déclaré que le gouvernement travailliste avait hérité de «la pire situation depuis la Seconde Guerre mondiale».
Le spectre de la dette va bien au-delà de la France et du Royaume-Uni. Il plane sur toutes les grandes économies, selon les calculs de Capital Economics, qui ont révélé qu’elles accusent des déficits trois points de pourcentage supérieurs à ceux d’avant la pandémie.
La dette était au centre de l'ordre du jour de la réunion estivale annuelle de la Banque centrale européenne qui s'est tenue à Sintra, au Portugal, début juillet.
Dans un discours aux délégués, la présidente de la BCE Christine Lagarde a déclaré que «la question budgétaire [était] extrêmement importante» et que les décideurs politiques étaient «très soucieux» que les gouvernements réduisent leurs déficits conformément à la limite des 3 pour cent de l’UE.
Elle a également indiqué que la cible principale de la «lutte contre l'inflation» de la BCE étaient les salaires de la classe ouvrière. Elle a affirmé que des hausses de salaire de 5 pour cent, qui ne compensent pas les baisses de salaires réelles dues à l'inflation, faisaient monter les prix des services qui étaient répercutés sur les consommateurs.
«Nous devons examiner ce qu’il y derrière, c’est-à-dire des coûts de main-d’œuvre élevés», a-t-elle déclaré.
La situation de la dette américaine est elle aussi surveillée de plus près. Lors d'une table ronde à Sintra, le président de la Réserve fédérale, Jerome Powell, a été interrogé sur l'impact des projets de dépenses et d'impôts des démocrates et des républicains aux prochaines élections.
Il a refusé de donner des détails, mais a déclaré que l’économie était trop forte pour enregistrer des déficits aussi élevés et qu’il fallait y remédier «le plus tôt possible».
Signe du rythme accéléré de l’accumulation de la dette américaine, le Bureau du budget du Congrès américain a révisé le mois dernier son estimation du déficit de cette année à 1 900 milliards de dollars, soit 7 pour cent du PIB, par rapport à sa projection de 1 500 milliards de dollars en février.
Powell a déclaré que le niveau actuel de la dette, quelque 35 000 milliards de dollars, était «totalement viable, mais la voie que nous suivons est totalement intenable ».
Le niveau en hausse de la dette, alimenté en grande partie par les taux d'intérêt plus élevés imposés par les banques centrales et l'escalade des dépenses militaires dans tous les grands pays, pousse les gouvernements à un affrontement direct avec la classe ouvrière alors que les marchés financiers dictent des coupes budgétaires visant les dépenses sociales, associées à la suppression des revendications salariales.
Dans un article sur la «dette écrasante» en Europe publié lundi, le Wall Street Journal, citant l'analyse de David Miles, un responsable du Bureau pour la responsabilité du Budget du Royaume-Uni, note: «Une baisse des dépenses publiques pourrait nécessiter une réduction des attentes à l'égard du rôle de l'État. Ces attentes se sont considérablement élargies depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et ne se sont peut-être pas adaptées à la réalité des récentes mauvaises performances économiques.»
Comme le souligne l’article, cette situation fait naître la perspective d’une répétition, peut-être à plus grande échelle, de l’expérience avec Liz Truss au Royaume-Uni. Lorsque l’éphémère Première ministre conservatrice avait voulu procéder à d’importantes réductions d’impôts pour les entreprises et les riches, sans réduire les dépenses sociales, elle avait déclenché en septembre 2022 une crise du marché obligataire.
Cette menace n’est pas limitée au Royaume-Uni mais pèse sur tous les gouvernements, y compris celui des États-Unis.
(Article paru en anglais le 9 juillet 2024)