Le président sri-lankais menace la Cour suprême

Le mois dernier, le président sri-lankais Ranil Wickremesinghe a fait une déclaration au parlement condamnant la Cour suprême, la plus haute juridiction du pays, et l’accusant de «pratiquer le cannibalisme judiciaire».

Ranil Wickremesinghe [Photo: United National Party Facebook]

Wickremesinghe a fait ces remarques cinglantes le 18 juin, après qu’un groupe de trois juges de la Cour suprême eut décidé que le projet de loi sur l’égalité des sexes du gouvernement était, dans son ensemble, incompatible avec la Constitution. En conséquence, le projet de loi ne peut être promulgué sans une majorité parlementaire spéciale des deux tiers et sans l’approbation dans un référendum.

Le président a déclaré que cette décision était «une détermination perverse» que le parlement «ne devrait pas suivre». Il a demandé la création d’une «commission parlementaire restreinte», affirmant que la décision «viole les pouvoirs du parlement» en vertu de la constitution.

Une commission parlementaire restreinte a le pouvoir de convoquer et d’interroger des personnes et de faire rapport au parlement pour qu’il donne suite à ses conclusions. Wickremesinghe a déclaré qu’il ne proposait pas de faire comparaître les juges devant un comité restreint, mais que ce dernier aurait néanmoins des pouvoirs étendus pour examiner ce qu’il convevait de faire de la législation.

Le projet de loi a été présenté par le ministre des Femmes, de l’Enfance et de l’émancipation sociale le 9 mai au parlement, qui l’a renvoyé à la Cour suprême pour déterminer sa constitutionnalité.

L’objectif déclaré du projet de loi est «d’établir et de faciliter les principes d’égalité des sexes dans l’élaboration des politiques sociales, économiques, politiques, culturelles et technologiques, et de veiller à ce que toute personne jouisse, sans discrimination fondée sur le sexe ou l’identité de genre, des droits et libertés fondamentaux garantis par la Constitution».

En outre, elle vise à «éliminer les causes systémiques et structurelles de l’inégalité entre les sexes et de la discrimination fondée sur le sexe» et à prendre «des mesures pour remédier aux désavantages, à la marginalisation, au sexisme et à la stigmatisation».

La législation a suscité une forte opposition des bouddhistes chauvins cinghalais, qui ont affirmé que la loi serait contre la «culture et de la morale» du pays et des «valeurs familiales ». Ils ont demandé instamment qu’elle soit déclaré inconstitutionnelle. Elle autoriserait le mariage entre personnes du même sexe et permettrait même aux personnes lesbiennes et gays de postuler à des emplois dans les Pirivena (établissements d’enseignement destinés principalement aux prêtres bouddhistes).

Le président du Congrès bouddhiste de Ceylan, Nimal Wakishta, a déclaré aux médias que s’il était adopté le projet de loi favoriserait les droits des LGBTQ et des transgenres, compromettant ainsi la culture, l’éthique et les valeurs locales.

Cultura Vitae, une organisation catholique «dédiée à la lutte contre l’avortement et la prostitution dans le monde entier», s’est opposée à la législation, déclarant qu’elle éroderait le caractère sacré du mariage et les valeurs familiales.

La Cour suprême s’est rangée à l'avis de ces groupes communautaristes, déclarant que le projet de loi dans son ensemble était « incompatible » avec plusieurs articles de la constitution, en particulier celui qui se réfère à la protection du bouddhisme.

«La dépénalisation des relations homosexuelles et la reconnaissance des mariages entre personnes du même sexe auraient des conséquences culturelles et morales importantes sur le tissu moral actuel de la société sri-lankaise. Cela serait contraire aux normes morales et culturelles actuellement acceptées dans notre pays. Ils seraient incompatibles avec le bouddhisme» et d’autres pratiques religieuses.

Cette décision souligne la nature réactionnaire de la constitution sri-lankaise, qui domine tous les aspects de l’État et de l’establishment politique. La constitution de 1972 reconnaît le cinghalais comme langue officielle et le bouddhisme comme «religion principale», réduisant de fait les communautés minoritaires, en particulier les Tamouls, à des citoyens de seconde classe.

Depuis l’indépendance formelle accordée par l’impérialisme britannique en 1948, les gouvernements successifs du Sri Lanka ont exploité la discrimination à l’encontre des Tamouls et d’autres communautés ethniques et religieuses, en invoquant la suprématie de la population cinghalaise bouddhiste majoritaire, pour diviser la classe ouvrière et soutenir le pouvoir bourgeois.

La discrimination ethnique flagrante et les pogroms ont éclaté dans une guerre communale sanglante contre les Tigres de libération de l’Eelam tamoul séparatistes en 1983, qui n’a pris fin qu’en 2009 et qui a entraîné la mort de centaines de milliers de civils tamouls.

Wickremesinghe lui-même soutient depuis longtemps le suprémacisme cinghalais bouddhiste et la discrimination, la répression et la guerre contre les Tamouls. Lors du débat public sur le projet de loi d’égalité entre hommes et femmes, il n’a pas dit un mot contre la campagne réactionnaire menée par les groupes cinghalais et catholiques.

Son soutien au projet de loi n’est pas motivé par la sympathie pour les droits démocratiques, mais par un stratagème électoral calculé pour mobiliser le soutien des secteurs de la classe moyenne qui font campagne pour les droits féministes et le mariage homosexuel. Personne ne devrait croire à sa fausse posture de démocrate alors qu’il se prépare à la prochaine élection présidentielle.

Dans le cadre de sa défense des droits démocratiques des travailleurs, le Parti de l’égalité socialiste s’oppose à la virulente campagne des forces communautaristes réactionnaires. Il défend le droit des femmes à l’avortement et la fin des discriminations à l’encontre de la communauté LGBTQ.

Wickremesinghe exploite l’arrêt de la Cour suprême pour éroder l’indépendance du pouvoir judiciaire. Il a déclaré que «la souveraineté du peuple doit être maintenue, et cette souveraineté réside dans le parlement et le président», alors que «le pouvoir judiciaire dérive du parlement».

Étant donné que la présidence exécutive dispose déjà de pouvoirs étendus, la subordination du pouvoir judiciaire constituerait un pas de plus vers des formes de régime autocratique.

Le ministre de la justice Wijeyadasa Rajapakshe a dénoncé la Cour suprême pour avoir suspendu les pouvoirs du conseil constitutionnel et de l’exécutif de nommer ses juges – par une ordonnance provisoire émise en avril jusqu’au 4 octobre dans une affaire de droits fondamentaux. «Allons-nous permettre cela? » a déclaré le ministre.

Le président de la Chambre, Susil Premajayantha, s’en est pris à la Cour, déclarant: «Nous, en tant que corps législatif, pouvons prendre des mesures sur cette question ». Il a pointé la mise en accusation par le Parlement des anciens juges en chef Neville Samarakoon et Shirani Bandaranayake.

Au début des années 1980, le président J. R. Jayawardene avait tenté d’intimider la Cour suprême après qu’elle eut rendu une décision contre des policiers qui avaient violemment attaqué des manifestants antigouvernementaux pacifiques. La destitution par le Parlement du juge en chef Samarakoon avait échoué.

Toutefois, en 2013, le parlement avait réussi à destituer la présidente de la Cour suprême, Shirani Bandaranayake, après qu’un tribunal de la Cour suprême qu’elle présidait eut jugé inconstitutionnel un projet de loi présenté par le gouvernement du président Mahinda Rajapakse.

Les manœuvres actuelles contre la Cour suprême ont lieu alors que le gouvernement Wickremesinghe applique sans pitié les mesures d’austérité sévères exigées par le Fonds monétaire international (FMI). La menace d’une procédure de destitution par le Parlement suite à cette dernière décision n’est que la dernière mesure autocratique en date.

Un autre exemple flagrant est la façon dont le gouvernement a ignoré la décision de la Cour suprême concernant le projet de loi sur la sécurité en ligne, lorsqu’il a fait passer la législation au Parlement en janvier sans tenir compte des recommandations de la plus haute juridiction.

Ce projet de loi est une attaque de grande envergure contre les droits démocratiques fondamentaux. Il criminalise toute personne utilisant les réseaux sociaux pour exprimer son opposition au système capitaliste. Lorsqu'il a été souligné que le gouvernement ignorait l’arrêt de la Cour suprême, le ministre de la justice a affirmé que le projet de loi comprendrait des amendements, mais ceux-ci n’ont jamais vu le jour.

L’attaque de Wickremesinghe contre le pouvoir judiciaire intervient dans un contexte politique très tendu. Des centaines de milliers de travailleurs de secteurs clés ont manifesté et fait grève pour protester contre les mesures d’austérité imposées par le FMI. Wickremesinghe et son gouvernement, et d’ailleurs toutes les factions de l’establishment politique, sont bien conscients que l’agenda du FMI ne peut être imposé démocratiquement ou pacifiquement, et que des formes dictatoriales de gouvernement leur sont nécessaires.

Chaque section de la classe capitaliste et ses partis politiques sont hantés par le soulèvement populaire de masse d’avril-mai 2022, qui a chassé le président de l'époque, Gotabhaya Rajapakse, et son gouvernement.

L'Association du Barreau du Sri Lanka a condamné la déclaration de Wickremesinghe suite à l’arrêt de la Cour suprême, déclarant que l’exécutif et le législatif devraient respecter le pouvoir judiciaire et lui permettre «de fonctionner de manière indépendante et à l'abri de toute forme de pression extérieure».

La Cour suprême n’est cependant pas un bastion de la démocratie. Ses décisions ont permis aux gouvernements successifs, y compris celui du président Wickremesinghe, de mener des attaques flagrantes contre les droits démocratiques des travailleurs en grève, des étudiants d’université et d’autres personnes, sur la base de motifs douteux. Elle a émis des directives demandées par la police pour lui permettre d’interdire des manifestations et de réprimer violemment les manifestants.

De même, le soutien des partis d’opposition SJB (Samagi Jana Balawegaya) et JVP (Janatha Vimukthi Peramuna) à la Cour suprême ne vise pas à défendre les droits démocratiques. Au contraire, ils ont pleinement soutenu la campagne chauvine contre le projet de loi d’égalité entre hommes et femmes.

Aucune partie de la classe dirigeante ou de l’establishment politique n’est pour défendre les droits démocratiques et sociaux fondamentaux. Seule la classe ouvrière peut mener une lutte pour les droits démocratiques comme partie intégrante de la lutte politique pour ses intérêts de classe. Elle ne peut le faire qu’en se mobilisant indépendamment de toutes les factions de la classe dirigeante, de ses satellites faussement de gauche et de ses laquais syndicaux, sur la base d’un programme socialiste et internationaliste.

(Article paru en anglais le 4 juillet 2024)

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