Kenya: Ruto impose une austérité brutale alors que la Haute Cour confirme le déploiement de l’armée

Le président kényan William Ruto a dévoilé des mesures d'austérité drastiques à hauteur de milliards de shillings. Dans le même temps, la Haute Cour a confirmé le déploiement des Forces de défense du Kenya (KDF) pour patrouiller à Nairobi et dans d'autres centres urbains afin de réprimer l'opposition sociale de masse. D'autres manifestations à l'échelle nationale sont attendues cette semaine.

Le 28 juin, Ruto a signé le projet de loi de finances 2024 et demandé au Trésor de «préparer immédiatement des prévisions supplémentaires de réduction des dépenses équivalant aux recettes qui devaient être générées par le projet de loi de finances rejeté». Ce projet de loi, que Ruto avait retiré la semaine dernière, visait à lever 2,7 milliards de dollars grâce à des hausses d'impôts régressifs comme la TVA.

Ruto prévoit de compenser les hausses d'impôts désormais abandonnées par des réductions massives des dépenses sociales. Cela touche l'éducation, les soins de santé, la protection sociale, le logement, les infrastructures et le financement des comtés. Les comtés supervisent les fonctions décentralisées comme les soins de santé primaires, l'enseignement préscolaire, les routes départementales, les travaux publics et d'autres services vitaux essentiels au développement local. Quarante-six mille enseignants stagiaires auxquels on avait promis des postes permanents après une grève de trois semaines le mois dernier seront affectés.

Ces mesures montrent que la décision de Ruto de retirer son projet de loi était un retrait tactique. Il visait à endiguer l'opposition de masse déclenchée après les événements du mardi sanglant (25 juin) où la police avait abattu des dizaines de manifestants anti-austérité dans les rues de Nairobi et le reste du pays. Des millions de gens avaient participé aux manifestations à travers le pays ce jour-là, dépassant les divisions tribales longtemps entretenues par la classe dirigeante.

Des soldats de l'armée kényane patrouillent autour de Nairobi, au Kenya, le jeudi 27 juin 2024. [AP Photo/Brian Inganga]

Au moins 30 personnes ont été tuées, selon Human Rights Watch, et des centaines blessées, Ruto ayant fait tirer à balles réelles et avec des gaz lacrymogènes sur des manifestants pour la plupart pacifiques. Le nombre exact de morts reste inconnu, car le gouvernement dissimule l'ampleur du bain de sang ; les familles recherchent toujours leurs enfants disparus dans les morgues de la ville.

L'establishment politique kényan est déterminé à imposer les diktats du Fonds monétaire international (FMI) aux travailleurs du Kenya par tous les moyens nécessaires. L'objectif du FMI est de faire porter aux masses tout le fardeau de la crise de la dette sans précédent du Kenya. Cela comprend de nouvelles hausses d’impôts et de prélèvements, des réductions des dépenses sociales et des privatisations – et tout cela pour rembourser les dettes étrangères impayées et augmenter les bénéfices des trusts.

Ruto, soutenu par les médias bourgeois, tente de présenter les mesures d'austérité comme étant populaires. Le Standard a déclaré dimanche: «Le président est encore confronté à un défi important pour gagner le soutien des citoyens. Ils s'attendent à ce qu'il mette en œuvre de nouvelles mesures d'austérité, qui pourraient inclure l'arrêt des rénovations prévues du Palais de l'État, des loges de l'État, ainsi que de la résidence et du bureau du vice-président, qui doivent toutes coûter des milliards.»

En effet, les dépenses somptueuses de la classe politique, notamment les voyages de luxe, les SUV à 60 000 dollars, les indemnités journalières généreuses et les nombreux vols charters de Ruto pour rencontrer et s'attirer les faveurs des dirigeants impérialistes, suscitent un profond ressentiment. Cependant, toute réduction de ces dépenses ne représentera qu’une infime fraction de ce que demande le FMI et servira juste à fournir une couverture politique aux mesures d’austérité brutale qui seront imposées aux travailleurs et aux masses rurales.

Avec ces mesures, Ruto tente de gagner du temps, alors qu’il construit la machine d’État militaro-policière pour réprimer l’opposition de masse. Vendredi, la Haute Cour a confirmé le déploiement des KDF dans les rues contre les manifestants. Ruto a déployé l'armée peu après un appel avec le secrétaire d'État américain Antony Blinken et quelques jours après que l'Union européenne eut annoncé qu'elle fournirait 20 millions d'euros en fournitures militaires et autre soutien aux KDF.

Suite à l'ordonnance de la Haute Cour, le secrétaire du Cabinet de la Défense, Aden Duale, a élargi le déploiement des KDF et annoncé que des troupes seraient déployées dans les 47 comtés jusqu'à ce que «la normalité soit rétablie» et le personnel de l'armée serait habilité à arrêter les manifestants.

Le Kenya revient rapidement à ses racines d'État policier d'après l'indépendance, sous les régimes de Jomo Kenyatta (1964-1978) et de Daniel arap Moi (1978-2002). Même ces régimes n’ont jamais déployé de troupes contre des manifestations civiles non armées. Ces dernières semaines ont été marquées par des enlèvements de militants, l’utilisation de balles réelles, des tireurs d’élite sur les toits, des ralentissements d’Internet, des coupures de réseaux sociaux et des voyous armés cautionnés par l’État intimidant les manifestants.

La soi-disant initiative de «dialogue» de Ruto, annoncée mercredi dernier et qui implique la formation d'un forum national multi-sectoriel de 100 membres pour discuter du chômage, de la dette et de la corruption, est une parodie. Ce «dialogue» a été démasqué comme une couverture pour la répression et l'austérité de l'État le lendemain, lorsque la police a abattu trois manifestants à Rongai, dont un enfant, et que des soldats des KDF lourdement armés ont patrouillé dans les rues de Nairobi à bord de véhicules blindés et de Humvees militaires. Les militants anti-projet de loi finance Alvina Wangui et Kevin Kori ont été enlevés vendredi; on ignore où ils se trouvent. Dimanche, l'ancien député de Nandi Hills, Alfred Keter, a été enlevé à la sortie de l'église en plein jour.

Dans les coulisses, la coalition d'opposition Azimio la Umoja, dirigée par le millionnaire Raila Odinga, est de connivence avec Ruto sur la meilleure façon de réprimer l'opposition, tout en professant publiquement son soutien symbolique aux manifestations.

Samedi, Odinga a couvert Ruto avec qui il a longtemps travaillé dans les précédents gouvernements kényans, affirmant qu'il avait de mauvais conseillers. Odinga a qualifié le discours de Ruto de mardi soir – où il justifiait le massacre de manifestants non armés, les dénonçant comme «traîtres» et «criminels dangereux» constituant « une menace existentielle pour notre république» – de «mauvais discours, plein d’auto-flagellation et écrit par de mauvais conseillers ».

«Je lui ai dit», a poursuivi Odinga, «les manifestations ne s'arrêteront pas si vous n'en parlez pas avec force. Nous sommes dans une situation délicate en tant que pays et quiconque ne le sait pas est idiot ».

Aux côtés d'Odinga samedi, le leader de la minorité à l'Assemblée nationale, Opiyo Wandayi, a fait écho à ses commentaires, exhortant Ruto à mettre en œuvre le rapport du Comité de dialogue national (NADCO) avant toute nouvelle prétendue consultation populaire. À la fin de l’année dernière, Odinga s’était joint à Ruto pour mettre fin à une vague de manifestations anti-austérité déclenchée par le budget de l’année dernière (Finance Bill 2023), qui introduisait une batterie de hausses d’impôts, de réductions de subventions et d’autres mesures d’austérité.

L’année dernière, pendant cinq mois, Odinga mobilisa par intermittence des manifestations dans le but de maintenir la colère grandissante des masses sous le contrôle des forces d’opposition bourgeoises qu’il dirige. Le gouvernement Ruto, pour sa part, a répondu par une répression croissante. Les manifestants furent abattus et aspergés de gaz lacrymogènes, faisant quelque 75 morts. Finalement, Odinga annula les manifestations anti-austérité lorsqu'elles menaçaient de converger avec les grèves de fonctionnaires, de médecins et d'enseignants, déclarant que les problèmes seraient résolus par le biais de la NADCO, qui est depuis, comme on pouvait s'y attendre, devenue lettre morte.

Sans surprise, Azimio n’a rien dit sur les nouvelles mesures d’austérité dictées par le FMI. Dans le passé, l'opposition s'est battue contre les «allocations peu judicieuses» du gouvernement Ruto, une référence aux dépenses somptueuses des hauts fonctionnaires.

La coalition d'opposition a également retiré ses appels brefs et éphémères à la démission de Ruto, qui se sont révélés très populaires parmi les travailleurs et les jeunes. Mardi dernier, après le bain de sang de Ruto dans les rues de Nairobi, le sénateur Edwin Sifuna, figure de proue de l'opposition, avait exigé la démission de Ruto: «Le pays tout entier s'est levé pour dire que Ruto doit partir. À l’heure actuelle, même le retrait de ce projet de loi ne suffira pas. William Ruto, démissionnez de votre poste de président de la République du Kenya. »

Sifuna n'a pas réitéré cette demande, espérant que l'abandon par Ruto des hausses d'impôts pourra servir à désamorcer les protestations et restabiliser le régime bourgeois.

La coalition Azimio la Umoja n'a pas de divergences fondamentales avec le programme économique du gouvernement Ruto et défend les mêmes intérêts de classe réactionnaires. Odinga, comme Ruto, est un millionnaire. Ils vivent non loin l’un de l’autre dans le quartier aisé de Karen à Nairobi et font partie du 0,1 pour cent de la population kényane (8 300 personnes) qui, selon Oxfam, possède plus de richesses que les 99,9 pour cent les plus pauvres (plus de 48 millions de personnes).

Le silence des syndicats indique qu'ils sont prêts à permettre à Ruto d'imposer l'austérité et aux troupes d'écraser les manifestants. L'Organisation centrale des syndicats (COTU), qui représente 1,5 million de travailleurs, n'a rien dit. Son secrétaire général Francis Atwoli a défendu le projet de loi de finances, avant que le massacre de mardi ne l'oblige à faire marche arrière et à appeler Ruto à le retirer.

Il l’a fait au nom de la défense du capitalisme kenyan. «Le Kenya est une plaque tournante des activités économiques dans cette région, et nous devons la protéger à tout prix», a déclaré Atwoli . «Nous devons soutenir le président et le gouvernement pour garantir que ce pays reste en paix.»

D'autres manifestations sont attendues cette semaine. Des militants de la classe moyenne font désormais circuler une liste anonyme de revendications intitulée «Nos demandes non négociables au dictateur Ruto et à son gouvernement cupide». Elle associe les revendications populaires de la classe ouvrière aux questions anti-corruption de la classe moyenne et appelle à des réformes gouvernementales mineures.

Affiche largement diffusée sur les réseaux sociaux. [Photo: WhatsApp]

Entre autres revendications, elle appelle à l'abolition des instances financées par l'État de la 1re dame et de la 2e dame et à la réorientation des fonds vers l'emploi des enseignants et du personnel; la suppression de la taxe d'habitation; le limogeage de fonctionnaires corrompus; le rappel des députés «voyous» (corrompus); la réduction du salaire d'un député à celui d'un médecin; l'embauche de plus d'enseignants et de médecins; le rétablissement du programme de la cantine scolaire; et la démission immédiate de Ruto pour avoir «vendu le pays au FMI et à l'Occident».

Elle appelle notamment au rappel de la police «antiterroriste» kényane déployée en Haïti, où elle a été envoyée en tant que force mercenaire financée par les États-Unis pour terroriser la population haïtienne, empêcher la migration vers les États-Unis et empêcher la crise en Haïti de déstabiliser la région des Caraïbes, que Washington considère comme son pré-carré.

Elle appelle également à «un audit approprié de la dette nationale». Les travailleurs et les jeunes doivent être prévenus: il n’y a rien à auditer. Ils ne devraient pas sacrifier leurs emplois, leurs salaires et leurs conditions sociales pour que l’impérialisme et le capital financier continuent de piller le pays.

Les événements ont prouvé que Ruto impose les diktats de l’impérialisme et du FMI, et que l’opposition conspire pour travailler avec lui à la répression de l’opposition de masse. La classe capitaliste kényane et ses représentants politiques sont totalement incapables de répondre aux besoins sociaux pressants des travailleurs et des pauvres. Aucun plaidoyer ou pression ne les amènera à abandonner leur rôle de clients des puissances impérialistes américaines et européennes, vers lesquelles ils se tournent pour défendre leurs privilèges, ni à céder aux masses une partie des profits, des vastes étendues de terre et des richesses qu’ils ont pillés.

Les événements du Kenya soulignent l'urgence pour les travailleurs et les jeunes de fonder leur lutte sur la théorie de la révolution permanente de Trotsky, qui explique que dans les anciens pays colonisés et opprimés, seule la lutte pour le pouvoir de la classe ouvrière peut faire avancer la lutte contre l'impérialisme et garantir une véritable libération nationale et les droits démocratiques et sociaux des travailleurs. Cela signifie unir la classe ouvrière au-delà des clivages tribaux et des frontières nationales dans une lutte pour le socialisme.

L’éruption de la lutte des classes au Kenya est alimentée par la crise capitaliste mondiale. Elle fait partie d’une contre-offensive croissante de la classe ouvrière internationale. Cette crise a été accélérée par la pandémie mondiale de COVID-19, la guerre par procuration des États-Unis et de l'OTAN contre la Russie en Ukraine, ainsi que par la guerre commerciale et l'offensive militaro-stratégique de Washington contre la Chine, qui dégénèrent rapidement en conflit mondial entre puissances nucléaire. Ces conditions alimentent un puissant mouvement révolutionnaire de la classe ouvrière, non seulement au Kenya mais à travers l’Afrique et le monde.

En Tanzanie voisine, où on parle le kiswahili comme au Kenya, les commerçants du district de Kariako à Dar es Salaam , un marché populaire du pays et l'un des plus fréquentés de toute la région, se sont mis en grève la semaine dernière contre l'augmentation des impôts. De l'autre côté du continent, au Nigeria, les travailleurs du secteur pétrolier menacent de déclencher une grève illimitée pour les salaires et contre les projets de privatisation de la plus grande raffinerie de pétrole du pays ; les ouvriers du bâtiment menacent de faire grève contre le licenciement de 30 000 d’entre eux; et les agents de santé se lancent dans une grève de sept jours.

Les réactions sur les réseaux sociaux de l'Ouganda , de la Tanzanie , du Nigeria , du Ghana, de l'Afrique du Sud et du Soudan du Sud expriment leur admiration pour le soulèvement massif au Kenya et établissent des parallèles avec les mesures d'austérité similaires du FMI, l’attaque des droits démocratiques et le recours à la répression d'État de leurs gouvernements.

La tâche clé est de donner à ce mouvement qui a évolué vers une véritable insurrection une direction politique et programmatique en créant des sections du Comité international de la Quatrième Internationale dans chaque pays.

(Article paru en anglais le 1er juillet 2024)

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