Les États-Unis pourraient être en passe de connaître une crise sur leur marché obligataire, reproduisant celle qui a frappé le Royaume-Uni en septembre 2022, lorsque les marchés financiers sont entrés dans la tourmente après que l’éphémère gouvernement conservateur de Liz Truss a proposé d’importantes réductions d’impôts financées par une augmentation de la dette publique.
La crise britannique, qui a nécessité l’intervention de la Banque d’Angleterre, avait ses propres particularités liées aux opérations des fonds de pension. Mais elle pourrait bien avoir été un avant-goût d’une crise beaucoup plus grave qui pourrait engloutir le système financier américain.
Ce scénario a été esquissé par Phillip Swagel, directeur du Congressional Budget Office (CBO), dans une interview accordée mardi au Financial Times (FT). Il a déclaré que l’augmentation de la dette publique américaine suivait une trajectoire «sans précédent», risquant de provoquer le type de crise qui a conduit à l’effondrement du gouvernement Truss.
«Le danger, bien sûr, c’est ce à quoi le Royaume-Uni a été confronté avec l’ancienne première ministre, Truss, où les décideurs politiques ont essayé d’intervenir et où il y a eu une réaction du marché à cette intervention», a-t-il déclaré au FT.
Il a ajouté que les États-Unis n’en étaient «pas encore là», mais qu’ils pourraient l’être, l’augmentation des taux d’intérêt portant le coût des paiements à 1.000 milliards de dollars en 2026, ce qui créerait des conditions propices à un «réalignement sec» des marchés obligataires.
Swagel n’est pas entré dans les détails de la forme que prendrait ce «réalignement sec», mais il estime qu’il pourrait se traduire par une liquidation de la dette publique, entraînant une hausse des taux d’intérêt du marché [lorsque les prix des obligations baissent, les taux d’intérêt augmentent] et des problèmes de liquidité.
Selon le CBO, la dette du gouvernement fédéral s’élevait à 26.200 milliards de dollars à la fin de l’année dernière, soit 97 pour cent du produit intérieur brut. Il prévoit des augmentations significatives dans les années à venir, notamment en raison de la hausse des taux d’intérêt.
En février, il avait indiqué que le déficit budgétaire des États-Unis allait augmenter de près de deux tiers au cours de la prochaine décennie, passant de 1.600 milliards de dollars à 2.600 milliards de dollars, la majeure partie de cette augmentation étant due à la hausse des coûts d’intérêt.
Le CBO a indiqué que les paiements d’intérêts représenteraient environ trois quarts de l’augmentation des déficits entre aujourd’hui et 2034. Le déficit en proportion du PIB passerait de 5,6 pour cent en 2024 à 6,1 pour cent dans une décennie, ce qui est nettement supérieur à la moyenne de 3,7 pour cent enregistrée au cours des 50 dernières années.
La dette publique totale en proportion du PIB dépasserait 100 pour cent l’année prochaine et atteindrait 116 pour cent en 2034. Le CBO estime que si les frais d’intérêt sur la dette publique sont actuellement à peu près égaux aux dépenses militaires, ils pourraient être une fois et demie plus élevés dans une décennie.
Swagel a noté que l’augmentation attendue de la dette en proportion du produit intérieur brut (PIB) la ferait dépasser les niveaux atteints pendant la Seconde Guerre mondiale, et il a averti que même ce qui semble être de petits changements dans les dépenses publiques pourrait avoir des effets majeurs.
«Nous avons le potentiel pour que certains changements qui semblent modestes – ou qui commencent peut-être par être modestes avant de devenir plus sérieux – aient des effets considérables sur les taux d’intérêt, et donc sur la trajectoire budgétaire», a-t-il déclaré.
L’augmentation constante de la dette publique a entraîné une expansion rapide du marché du Trésor américain où elle est achetée et vendue. Ce marché, qui est à la base du système financier américain et mondial, a atteint environ 27.000 milliards de dollars, soit une augmentation de 60 pour cent au cours des cinq dernières années. Il est aujourd’hui six fois plus important qu’avant la crise financière mondiale de 2008.
Le fonctionnement du marché s’est considérablement modifié. Dans le passé, les banques étaient des participants majeurs, mais leur activité a été réduite, en partie à cause des réglementations introduites après la crise financière – un exemple de la façon dont les tentatives de stabiliser le système dans un domaine peuvent créer des problèmes dans un autre.
Les fonds spéculatifs jouent maintenant un rôle plus important. Mais leur activité, en particulier ce que l’on appelle les opérations de base, dans lequel ils cherchent à faire des profits sur la très faible différence entre le prix des obligations et le prix de leurs contrats à terme en utilisant de grandes quantités d’argent emprunté, suscite l’inquiétude des régulateurs.
La croissance de la dette américaine, associée à l’instabilité du système financier, commence à soulever des questions sur le rôle du dollar en tant que monnaie mondiale, dont le maintien est une question existentielle pour l’hégémonie des États-Unis.
L’année dernière, l’agence de notation Fitch a retiré la note triple A aux États-Unis en raison des inquiétudes suscitées par le «fardeau élevé et croissant de la dette des administrations publiques». Moody’s maintient la note triple A, mais a modifié ses perspectives pour les États-Unis, les faisant passer de stables à négatives.
Le marché de l’or va dans le même sens: le prix du métal, qui, contrairement aux monnaies fiduciaires, incarne une valeur réelle en soi, n’a cessé d’augmenter au cours des 16 derniers mois et a atteint des sommets inégalés. L’une des raisons est l’augmentation des achats par les banques centrales après que le gel des avoirs de la banque centrale russe au début de la guerre en Ukraine a fait craindre que les avoirs en dollars détenus par n’importe quel pays pouvaient ne pas être une valeur sûre.
Swagel a abordé le rôle international du dollar dans son interview au FT, avertissant que son rôle de monnaie de réserve mondiale, qui lui permet d’accumuler des déficits importants, ne mettrait pas toujours les États-Unis à l’abri des pressions du marché en cas d’augmentation des paiements d’intérêts.
«Nous devons emprunter à l’étranger, car les capitaux étrangers contribuent à maintenir les taux d’intérêt à un niveau bas aux États-Unis», a-t-il déclaré. «Mais il y a deux côtés à la médaille: d’une part, les liquidités qui partent à l’étranger (paiements d’intérêts sur la dette) nous font perdre du revenu national. D’un autre côté, l’absence de capitaux entrants nous permettant d’emprunter: ça, ce serait encore pire.»
Dans un récent discours généralement optimiste sur la confiance dans les banques centrales, Agustin Carstens, directeur de la Banque des règlements internationaux, l’organisation qui chapeaute les banques centrales, a souligné la rapidité avec laquelle une situation peut changer.
Les périodes de tranquillité apparente, a-t-il dit, sont souvent celles où sont semées les graines des crises futures et lorsque les marchés financiers sentent une faiblesse, ils peuvent évoluer très rapidement. Carstens a rappelé les propos de feu l’économiste allemand Rudiger Dornbusch: «Les crises financières mettent beaucoup, beaucoup plus de temps à venir qu’on le pense et ensuite elles se produisent beaucoup plus rapidement qu’on aurait pu le penser.»
Il n’a pas fait référence aux États-Unis, mais dans un contexte où la croissance de l’État est «sans précédent» et intrinsèquement insoutenable, il pourrait bien s’agir d’un avertissement voilé.
Personne ne peut prédire avec exactitude l’évolution de la situation financière. Mais une chose est certaine. Comme l’a montré l’expérience de 2008-2009, une crise du système financier entraînera une escalade de l’assaut contre la classe ouvrière pour la payer. Et l’intensité de cet assaut sera proportionnelle à la taille de la montagne de dettes.
(Article paru en anglais le 27 mars 2024)