À la suite de la mort de l'opposant russe Alexeï Navalny vendredi dernier, les États-Unis et leurs alliés, avec l'aide des médias occidentaux, ont lancé une campagne faisant la promotion de sa femme, Ioulia, comme le prochain chef de l'opposition «démocratique» russe au gouvernement Poutine. D'une manière digne de l’aristocratie, la «première dame de l'opposition russe» a été sacrée «héritière» naturelle de son mari et est accueillie au plus haut niveau de l'État.
Jeudi, Navalnaïa et sa fille ont rencontré le président américain Joe Biden à San Francisco. La Maison Blanche, qui a publié sur les réseaux sociaux des photos des deux qui s’embrassent, a applaudi «Ioulia et Dasha» et le combat «pour la démocratie et les droits de l'homme».
Tout au long de la semaine, tous les grands organes de presse des deux côtés de l'Atlantique – le New York Times, le Washington Post, le Wall Street Journal, MSNBC, CNN, BBC, Guardian, Deutsche Welle, Le Monde, El Pais, La Repubblica, etc. – ont publié des gros titres sur Navalnaïa. Mardi, elle a fait la une du Times, éclipsant les reportages sur tous les développements majeurs dans le monde, notamment le massacre des Palestiniens par Israël à Gaza, le procès d'extradition de Julian Assange et la débâcle de la guerre des États-Unis et de l'OTAN en Ukraine.
Dans les heures qui ont suivi l'annonce de la mort de son mari, Navalnaïa était sur scène à la Conférence de Munich sur la sécurité, où elle devait prendre la parole. Sans tenir compte du deuil ou même du fait que, comme elle l'a reconnu dans ses remarques, la mort d'Alexeï Navalny n'avait pas encore été confirmée, l'épouse de l'opposant de droite a dénoncé Poutine et appelé à la destruction de son gouvernement, c'est-à-dire «à vaincre ce mal, vaincre l'horrible régime qui est maintenant en Russie».
Navalnaïa a rencontré le Conseil des affaires étrangères de l'Union européenne trois jours plus tard. Au milieu de tout cela, elle a trouvé le temps de préparer une déclaration vidéo, qui a fait le tour de la presse mondiale, déclarant que Poutine était le meurtrier de son mari.
L'affirmation selon laquelle le président russe est personnellement responsable de la mort de l'opposant est utilisée par les États-Unis et l'OTAN pour approfondir leur campagne de guerre anti-russe, qui est en crise en raison de nombreux mois d'échecs sur le champ de bataille en Ukraine et de profondes divisions au sein de la classe dirigeante américaine. Bien que la cause de la mort d'Alexeï Navalny n'ait pas encore été communiquée, le président américain Joe Biden a dévoilé mardi une série de nouvelles sanctions contre la Russie. Il s'agissait de tenir Poutine comme «responsable», a-t-il déclaré.
L'adulation de Navalnaïa n'a rien à voir avec son importance en tant que personne politique, et encore moins avec ses références démocratiques, qu'elle n'a pas plus que son époux décédé. Cela fait plutôt partie de l'effort pour trouver un remplaçant acceptable à Alexeï Navalny, un remplaçant sans passé problématique, une personne politique dont les impérialistes puissent faire leur créature politique.
Navalnaïa, qui est la fille de Moscovites de la classe moyenne, est diplômée en économie et a brièvement travaillé dans l'entreprise de meubles des parents de son mari. Elle n'a pas travaillé à l'extérieur de sa maison depuis 2007 et sa principale occupation au cours des 20 dernières années a été de s'occuper de son foyer.
Tout au long de son mariage, elle est restée à l'écart des feux de la rampe, résistant aux appels à se présenter aux élections à la place de son mari lorsqu'il a été arrêté, et n'a jamais publié de déclarations politiques autres que celles liées à la persécution et à l'empoisonnement présumé de son mari. Sa personnalité publique a consisté en grande partie à maintenir une expression sévère devant les caméras et à faire des déclarations de haine à l’égard de Poutine et d'amour pour son mari, ainsi qu'à un moment donné à faire des séances de mannequinat dans la mode haut de gamme avec ses enfants.
Outre le fait qu'elle a été membre, avec son mari, du parti de droite Iabloko au milieu des années 2000, elle n'a pas d'histoire politique personnelle. La seule chose qui est évidente, c'est que, dans la mesure où elle a ses propres pensées politiques, elle soutient pleinement les positions pro-capitalistes, de droite et nationalistes de son défunt mari. Peut-être est-elle encore plus féroce. Navalny a déclaré au youtubeur russe Yuri Dud dans une interview en 2020 que, par rapport à sa femme, «je suis très modéré».
Cela la rend extrêmement précieuse pour les puissances impérialistes. Même avant sa mort, Navalny semblait avoir perdu une bonne partie de son utilité pour l'impérialisme occidental. Son emprisonnement par le gouvernement Poutine et la fermeture de sa Fondation anti-corruption ont limité son influence. Ses publications sur les réseaux sociaux depuis sa prison, communiquées au monde entier par l'intermédiaire de ses avocats, n'ont pas réussi à gagner beaucoup de terrain. Il faisait face à une peine de plusieurs années de prison.
De plus, vendre Navalny comme un défenseur de la démocratie a toujours créé certaines difficultés en raison de ses positions farouchement anti-immigrés et de son soutien ouvert aux alliances politiques avec l'extrême droite. Au milieu des années 2000, Navalny avait posté une série de vidéos nationalistes enragées sur YouTube. L'une d'elle appelait à écraser les immigrés comme des «cafards». Un autre a déclaré la nécessité d'«expulser fermement» les immigrants et a défendu le «droit d'être Russe en Russie». Il a également joué à plusieurs reprises un rôle central dans la Marche annuelle de la Russie du pays, un rassemblement d'éléments nationalistes, d'extrême droite et néofascistes.
Navalny a toujours refusé de renoncer à ces positions ou activités. Amnesty International l'a brièvement déchu de son statut de «prisonnier d'opinion» en raison de ses opinions. Dans le documentaire réalisé à son sujet en 2022, qu'Hollywood a couvert de récompenses, l'opposant a de nouveau été interrogé sur ces questions. En réponse, il a insisté sur le fait que les alliances avec l'extrême droite étaient correctes, nécessaires, et qu'il n'en avait pas honte.
Les puissances impérialistes se sont tournées vers Navalny non pas en dépit de ces positions, mais du fait de celles-ci. Ils ont compris qu'il s'agissait d'un individu qui ne se laissait encombrer de principes d'aucune sorte et qui pouvait être déployé en tant qu'homme de paille comme Volodymyr Zelensky l'a été en Ukraine.
Le moment est maintenant venu de passer à autre chose. La veuve de Navalny bénéficie de certains avantages marketing. Ayant très peu d'histoire politique, il n'est pas nécessaire d'expliquer un passé problématique. Divers détails de sa biographie ne sont même pas accessibles au public, comme l'endroit exact où elle a travaillé pendant son stage post-universitaire en affaires.
L'article du Washington Post «Ce qu'il faut savoir sur Ioulia Navalnaïa» rapporte cinq informations principales: où elle est née, où elle a obtenu son diplôme, où elle et son mari se sont rencontrés et ont vécu, et le fait que sa tâche principale au cours des 20 dernières années a été de s'occuper de ses enfants. La seule référence à quoi que ce soit de politique dans son passé est son appartenance au parti Iabloko, que le journal décrit à tort comme un «parti politique de centre-gauche à l'esprit progressiste».
Bref, Navalnaïa est un vaisseau politique encore plus vide que ne l'était son mari. En tant que femme, elle a l'avantage supplémentaire de satisfaire les besoins de la classe moyenne supérieure obsédée par le genre. Et comme les événements de cette semaine l'ont clairement montré, elle est impatiente d'être l'outil docile des États-Unis et de l'OTAN.
Alors que les médias bourgeois font la promotion de Navalnaïa, la pseudo-gauche déborde de sa propre admiration pour son mari et s'efforce de le transformer en une sorte de gauchiste. Cela jettera les bases de leur propre participation à la campagne de soutien à sa femme.
Mardi, Jacobin a publié un commentaire sur Navalny par Ilya Budraitskis, membre de longue date du Mouvement socialiste russe (MER). Aujourd'hui chercheur invité à l'Université de Californie à Berkeley, il est un opérateur politique ayant des liens avec les couches d'élite du monde universitaire, de la DSA et de l'État. Il soutient et défend les opérations américaines en Ukraine et fait des tournées de conférences sur l'impérialisme des droits de l'homme, au cours desquelles il soutient que les États-Unis, l'OTAN et les fascistes de Kiev mènent une guerre de libération progressiste. À l'occasion de la mort d'Alexeï Navalny, le MER a publié une déclaration flatteuse qui saluait l'homme comme un martyr politique et un populiste qui, malgré ses « références de droite », « avait tendance à problématiser le capitalisme oligarchique ».
L'article de Budraitskis paru dans Jacobin cette semaine, intitulé « Alexeï Navalny a appris à l'opposition russe à se mobiliser », poursuit dans cette veine. Il dépeint l'opposant en termes élogieux, insiste sur le fait que ses positions anti-immigrés étaient un flirt et déclare en larmes qu'il est « difficile d'accepter l'idée de la mort de Navalny ».
Se référant à une déclaration décousue écrite par Navalny en août dernier, Budraitskis affirme que Navalny a fini par comprendre que la source du poutinisme se trouve dans les années 1990 et les réformes pro-marché de cette période. La « colère sociale » canalisée par Navalny était une « colère de classe », déclare Budraitskis, et la « question de la justice sociale a commencé à occuper une place clé dans la rhétorique de Navalny ». Il souligne les efforts d'Alexeï Navalny pour orienter les votes vers le Parti communiste russe, célébrant sans vergogne Staline et l'Église orthodoxe, comme une indication de son caractère progressiste.
Le programme politique d'Alexeï Navalny n'était ni progressiste ni enraciné dans un mouvement de masse. À l'instar de nombreux opposants de type « anti-corruption », il a tenté d'exploiter le mécontentement social face au caractère corrompu du système politique et économique du pays. Il a affirmé que sur la base de l'épuration du pays des bureaucrates, des améliorations sociales seraient réalisées.
Ses promesses d'améliorer les soins de santé et l'éducation et d'augmenter le salaire minimum n'étaient qu'un mince déguisement pour le politicien capitaliste. Ses principales revendications étaient la poursuite de la privatisation de l'économie, la réduction de l'impôt sur les sociétés, le transfert de la caisse de retraite du pays vers le marché boursier et la dévolution d'un pouvoir économique important aux régions loin du gouvernement fédéral, ce qui aurait pour effet cumulatif d'accroître considérablement les inégalités sociales et régionales.
Ces politiques visaient à balayer une couche d'oligarques et à en installer une autre – ceux qui gravitent autour de Navalny, ceux qui sont les plus disposés à enrôler la Russie derrière l'impérialisme américain et européen. Rien de tout cela ne peut être réalisé sur une base démocratique.