«Il faut se trouver des moyens de communication pour discuter et se mobiliser contre une loi spéciale»

Québec: entrevues avec des travailleurs en grève du Front commun intersyndical

Les 420.000 travailleurs du secteur public québécois faisant partie du Front commun intersyndical (FTQ, CSN, CSQ, APTS) ont entamé mercredi leur deuxième journée d’une séquence de trois jours de grève. Jeudi, la Fédération autonome de l’enseignement (FAE) déclenchera une grève générale pour laquelle a voté la grande majorité de ses quelque 65.000 membres enseignants. Quant à la Fédération interprofessionnelle de la santé (FIQ), elle sera en grève jeudi et vendredi.

Les débrayages du Front commun, de la FAE et de la FIQ (ces deux derniers syndicats étant restés en dehors du Front commun) impliqueront jeudi la totalité des quelque 600.000 travailleurs du secteur public, faisant de cette journée de grève l’une des plus massives de l’histoire du Québec.

Une ligne de piquetage durant le débrayage de mercredi

Toutefois, les appareils syndicaux œuvrent d’arrache-pied pour mettre fin à ce mouvement le plus rapidement possible et éviter que la grève ne s’étende au reste de la classe ouvrière et ne devienne un défi à l’austérité capitaliste de la classe dirigeante.

Mardi par exemple, le Syndicat de Champlain, un syndicat local de la Centrale des syndicats du Québec (CSQ) qui regroupe 10.000 travailleurs de l’éducation, a envoyé un courriel à ses membres pour leur soumettre un sondage «d’urgence» proposant une autre «séquence de grèves» avant le déclenchement d’une grève générale illimitée (GGI), pourtant votée à 95% par les travailleurs. Le but d’une telle tactique est de démobiliser les travailleurs et éviter que tous les travailleurs du secteur public ne tombent en GGI en même temps.

Des reporters du World Socialist Web Site ont visité diverses lignes de piquetage afin de donner une voix aux travailleurs de la base et connaître leur perspective sur le déroulement de la lutte. Des travailleurs de la Montérégie, en banlieue sud de Montréal, se sont exprimés sur une série de questions qui sous-tendent la grève.

Émilie, une enseignante du primaire en Montérégie, a fait référence au courriel demandant de repousser la GGI en se disant «surprise». «Nous sommes censés aller en GGI. Je préférerais de loin que nous nous allions en GGI avec la FAE pour que nous soyons unis d’une seule voix, comme on se fait dire par notre syndicat, et non se séparer et partir dans une petite lutte avec seulement quelques syndicats. Si on reporte la GGI, il y a beaucoup de chance que le mouvement s’estompe et s’essouffle, créant les conditions pour que les membres soient forcés d’accepter une offre au rabais ».

Au niveau de la grève générale illimitée, un des problèmes, selon elle, est que «les gens risquent d’avoir peur d’aller en GGI, car il n’y a pas de fonds de grève, malgré le fait que je paye 100$ par mois en cotisations syndicales. Tout ce que j’ai de mon syndicat c’est un agenda, des bandanas et un concours pour gagner des vêtements mous [en référence au moyen de pression qui consiste à s’habiller en pyjama les vendredis à l’école]». «Demain, a-t-elle dit, mes collègues et moi avons pris nous-mêmes la décision de nous joindre à la marche organisée par la FAE».

Annie, enseignante de 3e année, a abondé dans le même sens. «Ça n’a pas d’allure une autre séquence de grève limitée, c’est une vraie joke. Tu y vas en grève, ou tu n’y vas pas. C’est le temps de se battre, on est prêts pour la GGI. Ça passe ou ça casse. Il ne faut pas abandonner la FAE, il faut être solidaires jusqu’au bout».

Sa collègue Catherine a renchéri: «Actuellement on a le momentum, la population est avec nous, si on arrête ça va s’essouffler et on va perdre».

Un autre enseignant a montré sa pancarte lorsqu’on lui a demandé ce qu’il pensait du gouvernement qui répète qu’il n’y a pas d’argent pour les services publics (qu’il faut « respecter la capacité de payer des Québécois»).

Pancarte brandie par un enseignant en grève

«Il y a les milliards donnés aux entreprises de batteries», a expliqué l’enseignant. «Beaucoup d’argent est investi dans des domaines jugés 'bons' pour l’économie, mais quand vient le temps d’investir dans la santé et l’éducation, le gouvernement est radin. Il dit que ce sont ses priorités, mais ce n’est pas vrai». Il a conclu en disant: «Il faudrait prendre les milliards données aux entreprises et les mettre dans nos écoles et nos hôpitaux pour alléger la tâche et augmenter les services publics».

Frédéric est éducateur spécialisé à l’école Le Tremplin, qui se trouve dans un centre jeunesse. «J’ai quitté mon ancien emploi après 21 ans dans les centres jeunesse en raison des mauvaises conditions. Le seul 'gain' qu’on a eu au fil des conventions collectives, c’est d’être passé d’une fin de semaine sur deux à une sur trois. Après 17 ans de service, tu as une journée de congé de plus par année, et après 25 ans tu as une semaine de congé de plus. Quand on regarde la partie patronale, après 5 ans, eux, ils ont droit à une semaine de plus de congé».

Frédéric reconnaît que le milieu scolaire est aussi difficile. «Il y a des jeunes résidant au centre jeunesse qui vont à l’école, et qui malgré leurs troubles de comportement, n’ont pas de diagnostic précis et sont qualifiés comme élèves 'réguliers'. Ça veut dire qu’un enseignant peut avoir jusqu’à 11 élèves dans sa classe, avec le soutien d’un seul éducateur surchargé qui doit se promener d’une classe à l’autre».

Pour lui, l’offre de 10,3% de hausse salariale sur 5 ans, «c’est ajouter l’insulte à l’injure. J’en suis à ma quatrième convention et on est toujours en dessous du coût de la vie, on s’appauvrit». Quant à la GGI, il a affirmé que «dans nos conditions, ça fait peur. Mais il faut se ramener sur nos convictions, sur les raisons de cette action. C’est pour nos enfants, pour nos conditions, pour notre classe, pour pouvoir faire ce métier là encore longtemps».

Cassandra est enseignante au préscolaire. «Les conditions de travail sont difficiles», a-t-elle dit. «Il faudrait plus de soutien de professionnels, un soutien personnalisé pour chaque élève, et baisser les ratios pour qu’on puisse prendre le temps pour développer l’apprentissage de chaque élève. Mais le gouvernement ne représente pas nos intérêts du tout. Sa priorité, ce n’est pas du tout les services essentiels à la population».

Frédérique, est au secondaire 5 et avait ceci à dire: «Mes deux parents sont enseignants et je sais pourquoi ils manifestent. Ils veulent de meilleures conditions et des classes moins lourdes. Je veux moi aussi aller en enseignement, mais j’ai peur pour l’avenir. J’espère de meilleures conditions pour les enseignants et les élèves. En secondaire 1, 2, 3 au régulier c’est difficile. Les bons élèves vont dans des écoles privées ou les programmes particuliers, mais les classes ordinaires sont merdiques.»

Une enseignante qui préférait garder l’anonymat a soulevé plusieurs questions clés. «Les syndicats veulent juste signer une entente, peu importe ce qu’il y a dedans». Soulignant ensuite sa volonté de se battre, elle a dit être «prête à aller en GGI. Et s’il y a une loi spéciale, je ne rentre pas. Il faudrait que tout le monde se dise 'je ne rentre pas jusqu’à temps qu’on ait ce qu’on veut et ce qu’on mérite'».

Ayant étudié et travaillé en Ontario, elle a fait une référence qui met à nu la perspective nationaliste et provincialiste des syndicats. Ceux-ci présentent le conflit au Québec comme un «cas spécial», sans jamais parler de ce qui se passe en dehors du Québec. Elle a dit : «On vit les mêmes enjeux partout». Elle a rappelé que l’an dernier en Ontario le gouvernement conservateur de Doug Ford a imposé une loi spéciale pour forcer le retour au travail des 55.000 employés de soutien. «J’étais stagiaire pour les conseils scolaires francophones et on nous a forcés à enseigner en ligne pendant ce temps».

Elle était surprise d’apprendre que les dirigeants du syndicat impliqué (CUPE) avaient négocié d’urgence avec Ford afin que celui-ci retire sa loi anti-démocratique en échange de quoi le syndicat allait convaincre ses membres d’arrêter leur grève qui défiait la loi spéciale et gagnait toujours plus d’appui populaire – y compris des appels répétés pour une grève générale. Finalement, CUPE a signé des ententes remplies de concessions.

L’enseignante a reconnu que les grands enjeux sont balayés sous le tapis par les syndicats, qui ne font rien pour préparer les travailleurs à faire face à une loi spéciale. «Il faudrait déjà s’y préparer et trouver des moyens de communication entre nous pour en discuter et se mobiliser. Par exemple, se consulter sur ce que nous allons faire si une loi spéciale est imposée». Elle était favorable à l’idée que seul l’établissement de comités ouvriers de base, indépendants des appareils syndicaux, permettrait d’aller de l’avant en ce sens.

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