Une lettre aux trotskystes du monde entier – 1953

À tous les trotskystes :

Chers camarades :

Au 25e anniversaire de la fondation du mouvement trotskyste aux États-Unis, le plénum du comité national du Socialist Workers Party envoie son salut révolutionnaire aux trotskystes orthodoxes du monde entier.

Bien que le Socialist Workers Party, en raison des lois antidémocratiques adoptées par les démocrates et les républicains, ne soit plus affilié à la Quatrième Internationale – le Parti mondial de la révolution socialiste fondé par Léon Trotsky pour poursuivre et réaliser le programme trahi par la Deuxième Internationale des social-démocrates et la Troisième Internationale des staliniens – nous nous intéressons au bien-être de l’organisation mondiale créée sous la direction de notre chef martyr.

Comme cela est bien connu, il y a vingt-cinq ans, les pionniers du trotskysme américain portèrent le programme de Trotsky, rejeté par le Kremlin, devant l’opinion publique mondiale. Cet acte fut décisif pour rompre l’isolement que la bureaucratie stalinienne voulait imposer à Trotsky et jeter les fondements de la Quatrième Internationale. Condamné peu après à l’exil, Trotsky commença avec la direction du SWP une collaboration étroite et fidèle qui dura jusqu’à sa mort.

La collaboration comprenait des efforts conjoints pour organiser des partis socialistes révolutionnaires dans un certain nombre de pays. Cela a abouti, comme vous le savez, au lancement de la Quatrième Internationale en 1938. Le Programme de transition, qui reste la clé de voûte du programme actuel du mouvement trotskyste mondial, a été rédigé par Trotsky en collaboration avec les dirigeants du SWP et à sa demande a été soumis par eux pour adoption au Congrès fondateur.

L’étroite relation et la rigueur de la collaboration entre Trotsky et la direction du SWP peuvent être jugées à partir du bilan de la lutte pour la défense des principes trotskystes orthodoxes en 1939-40 contre l’opposition petite-bourgeoise dirigée par Burnham et Shachtman. Ce bilan a eu une profonde influence sur la formation de la Quatrième Internationale au cours des 13 dernières années.

Après l’assassinat de Trotsky par un agent de la police secrète de Staline, le SWP a joué un rôle dirigeant dans la défense et la propagation de sa doctrine. Nous avons pris la direction, non par suite d’un choix délibéré de notre part, mais par nécessité : la Deuxième Guerre mondiale avait mis dans l’illégalité les trotskystes de nombreux pays, notamment dans une Europe sous la coupe des nazis. Avec les trotskystes d’Amérique latine, du Canada, d’Angleterre, du Ceylan, de l’Inde, d’Australie et d’ailleurs nous avons fait ce que nous avons pu pour déployer la bannière du trotskysme au cours des années difficiles de la guerre.

À la fin de la guerre, nous nous sommes réjouis de voir en Europe des trotskystes sortir de l’illégalité et entreprendre la reconstruction organisationnelle de la Quatrième Internationale. Comme des lois réactionnaires nous interdisaient d’appartenir à la Quatrième Internationale, nous avons mis tous nos espoirs dans l’apparition d’une direction apte à continuer les grandes traditions léguées à notre mouvement par Léon Trotsky. Nous étions d’avis que la nouvelle et jeune direction de la Quatrième Internationale en Europe avait droit à toute notre confiance et à tout notre soutien. Et nous estimions notre ligne justifiée lorsque ces camarades corrigeaient d’eux-mêmes certaines erreurs sérieuses.

Néanmoins nous devons admettre aujourd’hui que l’exemption de toute critique sérieuse que nous et d’autres avions accordée à cette direction contribua à ouvrir la voie à la consolidation dans la direction de la Quatrième Internationale d’une fraction incontrôlée, secrète et personnelle qui a abandonné l’essentiel du programme trotskyste.

Cette faction, regroupée autour de Pablo, œuvre aujourd’hui délibérément pour disloquer les cadres historiquement assemblés du trotskysme dans les divers pays et liquider la Quatrième Internationale.

Le programme du trotskysme

Pour exposer avec précision ce qui est en jeu, nous rappellerons les principes fondamentaux sur lesquels est basé le mouvement trotskyste mondial :

1. L’agonie du système capitaliste menace la civilisation de destruction par des crises de plus en plus graves, des guerres mondiales et des manifestations de barbarie comme le fascisme. Le développement des armes atomiques souligne aujourd’hui le danger de la façon la plus sérieuse.

2. La chute dans l’abîme ne peut être évitée qu’en remplaçant le capitalisme par l’économie socialiste planifiée à l’échelle mondiale et reprendre ainsi la voie du progrès dans laquelle était engagé le capitalisme à ses débuts.

3. Cette œuvre ne peut être accomplie que sous la direction de la classe ouvrière, seule classe réellement révolutionnaire de la société. Mais la classe ouvrière elle-même confronte une crise de direction bien que le rapport des forces sociales dans le monde n’ait jamais été aussi propice à la marche des travailleurs vers le pouvoir.

4. Pour s’organiser afin de mener à bien cette tâche historique, la classe ouvrière de chaque pays doit construire un parti révolutionnaire sur le modèle qu’a développé Lénine : c’est-à-dire un parti de combat apte à combiner dialectiquement la démocratie et le centralisme, la démocratie dans l’élaboration des décisions, le centralisme dans leur exécution ; une direction contrôlée par la base, une base apte à surmonter les défis avec discipline.

5. Le principal obstacle dans cette voie est constitué par le stalinisme qui, exploitant le prestige de la révolution d’octobre 1917 en Russie, n’attire les travailleurs à lui que pour les rejeter ensuite, une fois qu’il a trahi leur confiance, dans les rangs de la social-démocratie, dans l’apathie ou dans les illusions à l’égard du capitalisme. Le prix de ces trahisons, ce sont les travailleurs qui le paient, sous la forme de l’affermissement de forces monarchistes ou fascistes, et l’explosion de nouvelles guerres fomentées par le capitalisme. Dès le début, la Quatrième Internationale a défini comme l’une de ses tâches principales le renversement révolutionnaire du stalinisme, à l’intérieur et à l’extérieur de l’URSS.

6. La nécessité, pour beaucoup de sections de la Quatrième Internationale, et de partis ou de groupes qui sympathisent avec son programme, d’adopter une tactique souple, rend d’autant plus indispensable pour eux qu’ils sachent comment combattre l’impérialisme et ses agences petites-bourgeoises (comme les formations nationalistes ou les bureaucraties syndicales) sans capituler devant le stalinisme ; et inversement qu’ils sachent comment combattre le stalinisme (qui est en dernière analyse une agence petite-bourgeoise de l’impérialisme) sans capituler devant l’impérialisme.

Ces principes fondamentaux établis par Léon Trotsky, conservent leur pleine validité dans la réalité toujours plus complexe et plus fluide du monde politique actuel. En fait, les situations révolutionnaires qui, comme Trotsky l’avait prévu, surgissent de toutes parts, ont maintenant rendu entièrement concret ce qui pouvait autrefois apparaître comme des abstractions un peu éloignées, non intimement liées à la réalité de l’époque. La vérité est que ces principes ont acquis aujourd’hui une force plus grande, à la fois dans l’analyse politique et dans la détermination des actions politique.

Le révisionnisme de Pablo

Ces principes ont été abandonnés par Pablo. Au lieu de mettre l’accent sur la menace d’une nouvelle barbarie, il considère la marche vers le socialisme comme « irréversible », pourtant il ne croit pas que le socialisme sera instauré pendant la vie de notre génération ou des quelques générations à venir. Il a au contraire, mis en avant le concept d’une vague de révolutions ne donnant naissance qu’à des États ouvriers « déformés », c’est-à-dire de type stalinien, et qui dureront « des siècles ».

C’est là la preuve du plus profond pessimisme à l’égard des capacités de la classe ouvrière, pessimisme entièrement en accord avec les efforts qu’il a faits récemment pour ridiculiser la lutte pour la construction de partis révolutionnaires indépendants. Au lieu de s’en tenir au cours fondamental de construire, par tous les moyens tactiques convenables, des partis révolutionnaires indépendants, il considère que la bureaucratie stalinienne, ou une fraction décisive de celle-ci est apte à se modifier sous la pression des masses jusqu’à accepter les « idées » et le « programme » du trotskysme. Sous prétexte d’user de la souplesse requise par les manœuvres tactiques pour se rapprocher des travailleurs qui se trouvent dans les rangs staliniens dans les pays comme la France, il couvre maintenant les trahisons du stalinisme.

Ce cours a déjà conduit à de sérieuses défections dans les rangs trotskystes au profit du stalinisme. La scission pro-stalinienne dans le parti du Ceylan constitue un avertissement pour tous les trotskystes quant aux conséquences tragiques des illusions sur le stalinisme fomentées par le pablisme. 

Dans un autre document, nous soumettons une analyse détaillée du révisionnisme de Pablo. Dans cette lettre, nous nous limiterons à quelques tests récents qui montrent dans le champ d’action décisif jusqu’où Pablo est allé en conciliation avec le stalinisme et à quel point le danger est grave pour l’existence de la Quatrième Internationale.

À la mort de Staline, le Kremlin annonça une série de concessions en URSS, dont aucune n’avait un caractère politique. Au lieu de caractériser ces concessions comme n’étant rien d’autre qu’une manœuvre visant à prolonger le règne de la bureaucratie usurpatrice et à permettre à un bureaucrate dirigeant de reprendre les responsabilités de Staline, la fraction pabliste estima que ces concessions étaient de bon aloi et envisagea même la possibilité d’un « partage du pouvoir » entre la bureaucratie stalinienne et les travailleurs. (Fourth International January-February 1953 p. 13)

Le concept du « partage du pouvoir », affirmé le plus crument par Clarke, un gourou de la religion pabliste, fut sanctionné indirectement comme dogme par Pablo lui-même sous la forme d’une question sans réponse, mais dont le sens ne laisse aucun doute : la liquidation du régime stalinien prendra-t-elle la forme, demande Pablo, « de violentes luttes inter-bureaucratiques opposant les éléments qui veulent défendre le statu quo, ou même revenir en arrière, aux éléments de plus en plus nombreux qui sont entraînés par la pression des masses ? » (Fourth International March-April 1953 p.39)

Cette orientation donne un nouveau contenu au programme trotskyste de la révolution politique contre la bureaucratie du Kremlin, à savoir : la position révisionniste suivant laquelle les « idées » et le « programme » du trotskysme imprégneront graduellement la bureaucratie ou une section décisive de cette dernière, « renversant » ainsi, de cette façon imprévue, le stalinisme.

Au mois de juin dernier, en Allemagne de l’Est, les travailleurs se sont dressés contre le gouvernement stalinien au cours de l’une des plus grandes manifestations de l’histoire de l’Allemagne. Ce fut là le premier soulèvement de masse contre le stalinisme depuis qu’il a usurpé le pouvoir en URSS. Comment réagit Pablo devant cet événement historique ?

Au lieu d’exprimer clairement les aspirations politiques révolutionnaires des insurgés d’Allemagne de l’Est, Pablo couvrit les autocrates staliniens contre-révolutionnaires qui mobilisaient les troupes russes pour écraser le soulèvement. « Les dirigeants soviétiques et ceux des différentes “démocraties populaires” et des partis communistes ne pourront plus falsifier ou ignorer la signification profonde de ces événements. Ils sont obligés de persévérer dans la voie de concessions encore plus importantes et véritables pour ne pas risquer de s’aliéner à jamais le soutien des masses et de provoquer des explosions encore plus fortes. Ils ne pourront plus désormais s’arrêter à mi-chemin. Ils s’efforceront de doser les concessions pour éviter les explosions encore plus graves dans l’immédiat et faire si possible une transition “à froid” de la situation actuelle à une situation plus supportable pour les masses. » (Déclaration du [Secrétariat International] de la Quatrième Internationale, publiée dans le Militant du 6 juillet 1953)

Au lieu de demander le retrait des troupes soviétiques, la seule force qui maintenait le gouvernement stalinien en place, Pablo semait l’illusion que des « concessions encore plus importantes et véritables » viendraient des gauleiters du Kremlin. Moscou aurait-elle pu espérer recevoir un plus grand secours, au moment où elle s’employait à une falsification monstrueuse de la signification de ces événements, en présentant les travailleurs révoltés comme des « fascistes » et des « agents de l’impérialisme américain » et où elle déchaînait contre eux la répression sauvage ?

La grève générale en France

Au mois d’août dernier, se déroula en France la plus grande grève générale de l’histoire de ce pays. Déclenchée par les travailleurs eux-mêmes contre la volonté de leurs directions officielles, elle fournit l’une des occasions les plus favorables de l’histoire du mouvement ouvrier pour le développement d’une lutte réelle pour le pouvoir. Après les ouvriers, les paysans français intervinrent à leur tour par des manifestations qui exprimèrent leur profond mécontentement du gouvernement capitaliste.

Les dirigeants officiels, sociaux-démocrates et staliniens, trahirent le mouvement faisant les efforts les plus grands pour le freiner et sauver le capitalisme français. Dans l’histoire des trahisons, il serait difficile d’en trouver une plus abominable, si on la mesure aux possibilités qui s’ouvraient.

Comment la fraction Pablo réagit-elle devant cet événement colossal ? Ils donnèrent bien aux agissements sociaux-démocrates le nom de trahison, mais pour les mauvaises raisons. Leur trahison, disaient-ils, consista à négocier avec le gouvernement derrière le dos des staliniens. Or, cette trahison n’était que secondaire, et dérivait de leur crime principal : leur refus de s’engager dans la voie de la prise du pouvoir.

Quant aux staliniens, les pablistes couvrirent leur trahison. Par leur rôle, ils partagent en fait la responsabilité de cette trahison. La critique la plus sérieuse qu’ils se trouvèrent capables de formuler quant à la politique contre-révolutionnaire des staliniens, ce fut de les accuser de « manque » de politique.

C’était un mensonge. Les staliniens ne « manquaient » pas de politique. Leur politique consistait à maintenir le statu quo conformément aux exigences de la politique extérieure du Kremlin et par conséquent à soutenir le capitalisme français chancelant.

Mais ce n’est pas tout. Même pour l’éducation des trotskystes français au sein du parti, Pablo se refusa à caractériser le rôle des staliniens comme une trahison. Il nota « le rôle de frein joué, à un degré ou à un autre, par la direction des organisations traditionnelles » – une trahison devient un simple « frein » ! – « mais aussi leur aptitude – spécialement dans le cas de la direction stalinienne – à céder à la pression des masses quand cette pression devient puissante comme ce fut le cas pendant ces grèves. » (Note politique N°1)

On pourrait supposer que c’est là faire preuve d’une dose suffisante de conciliationnisme à l’égard du stalinisme, de la part d’un dirigeant qui a abandonné le trotskysme orthodoxe, mais qui cherche encore à rester sous le couvert de la Quatrième Internationale. Pourtant, Pablo est allé encore plus loin.

Un tract infâme

Un tract de ses partisans, distribué aux usines Renault à Paris, déclare que dans la grève générale, la direction stalinienne de la CGT (la principale confédération syndicale française) « a eu raison de ne pas présenter d’autres revendications que celles que voulaient les travailleurs eux-mêmes », et ceci en dépit du fait que les travailleurs, par leurs actes, revendiquaient un gouvernement ouvrier et paysan !

Séparer arbitrairement les syndicats dirigés par les staliniens du Parti communiste – preuve de la pensée la plus mécanique ou preuve d’une intention délibérée de cacher le rôle des staliniens? – les pablistes déclarèrent dans leur tract qu’en ce qui concerne l’importance de la grève et ses perspectives «ce point ne concerne que secondairement le syndicat. La critique à formuler sur ce point ne s’applique pas à la CGT qui est une organisation syndicale, qui doit avant tout agir en tant que telle, mais aux partis dont le rôle était de souligner la profonde signification politique de ce mouvement et ses conséquences. » (Tract, Aux organisations des travailleurs et aux travailleurs de Renault, en date du 3 septembre 1953. Signé par Frank, Mestre et Privas).

Dans ces déclarations, nous voyons l’abandon complet de tout ce que Trotsky nous a appris sur le rôle et les responsabilités des syndicats à l’époque de l’agonie du capitalisme.

Puis le tract pabliste «critique» le Parti communiste français pour son «manque de ligne», pour s’être simplement placé «au niveau du mouvement syndical au lieu d’expliquer aux travailleurs que cette grève était une étape importante (!) dans la crise de la société française, la prélude (!) à une vaste lutte des classes, où se poserait la question du pouvoir ouvrier pour sauver le pays de la criminalité capitaliste et ouvrir la voie au socialisme ».

Si les ouvriers de Renault en croyaient les pablistes, tout ce dont les perfides bureaucrates staliniens français étaient coupables était une trace de syndicalisme au lieu d’une trahison délibérée de la plus grande grève générale de l’histoire de France.

L’approbation par Pablo de la politique de la direction de la CGT ne semble guère crédible, mais il y a un fait incontournable. Dans la plus grande grève générale jamais vue en France, Pablo qualifie platement de «correcte» une version française de la politique bourgeoise de Gompers consistant à maintenir les syndicats hors de la politique. Et cela en 1953!

S’il est incorrect pour la direction de la CGT d’avancer des revendications politiques en accord avec des besoins objectifs, y compris la formation d’un gouvernement ouvrier et paysan, alors pourquoi le Socialist Workers Party exige-t-il aux Gompers du mouvement syndical américain qu’ils organisent un parti travailliste? Un parti travailliste qui viserait à mettre au pouvoir un gouvernement ouvrier et paysan aux États-Unis?

L’approbation d’office de Pablo apparaît sous un jour encore plus étrange quand on se rappelle que la direction de la CGT se trouve être hautement politique. Au moindre geste du Kremlin, elle est prête à faire débrayer les ouvriers quelle que soit la folle aventure politique. Rappelons-nous, par exemple, son rôle dans les événements déclenchés par les manifestations anti-Ridgway l’année dernière. Ces personnalités syndicales staliniennes n’ont pas hésité à appeler à la grève pour protester contre l’arrestation de Duclos, un dirigeant du Parti communiste.

Le fait est que la direction de la CGT a une fois de plus révélé son caractère hautement politique dans les grèves générales. Avec toute l’habileté d’années de perfidie et de fourberie, elle a délibérément tenté de détourner les travailleurs, d’étouffer leur initiative, d’empêcher les revendications politiques des travailleurs de percer. La direction syndicale stalinienne a délibérément trahi. Et c’est ce parcours de trahison que Pablo qualifie de «correct».

Mais même cela n’a pas suffi. L’un des principaux objectifs du tract pabliste est de dénoncer les trotskystes français qui se sont conduits dans l’usine Renault pendant la grève comme de véritables révolutionnaires. Il nomme spécifiquement deux camarades qui ont « été expulsés de la Quatrième Internationale et de sa section française depuis plus d’un an ». Il déclare que ce « groupe a été expulsé pour des raisons d’indiscipline; et l’orientation qu’il a suivie, notamment au cours du dernier mouvement de grève, s’opposait à celle effectivement défendue par le PCI (Section française de la Quatrième Internationale) ». La référence au «groupe» est en fait la majorité de la section française de la Quatrième Internationale qui a été arbitrairement et injustement expulsée par Pablo.

Le mouvement trotskyste mondial a-t-il déjà entendu parler d’un scandale consistant à dénoncer officiellement des militants trotskystes aux staliniens et justifier aux travailleurs une abominable trahison stalinienne?

Il faut noter que la dénonciation pabliste de ces camarades devant les staliniens fait suite au verdict d’un tribunal ouvrier acquittant les trotskystes de l’usine Renault des calomnies dirigées contre eux par les staliniens.

Les pablistes américains

Le test de ces événements mondiaux suffit, à notre avis pour indiquer l’étendue des conciliations du pablisme envers le stalinisme. Mais nous aimerions soumettre à l’examen du mouvement trotskyste mondial un certain nombre de faits supplémentaires.

Depuis plus d’un an et demi, le Socialist Workers Party s’est engagé dans la lutte contre une tendance révisionniste dirigée par Cochran et Clarke. La lutte contre cette tendance a été l’une des plus dures de l’histoire de notre parti. En dernière analyse, elle touche aux mêmes questions fondamentales qui nous ont séparés du groupe Burnham-Shachtman et du groupe Morrow-Goldman au début et à la fin de la Deuxième guerre mondiale. C’est une autre tentative de réviser et d’abandonner notre programme fondamental, sur les enjeux de la perspective de la révolution américaine, le caractère et le rôle du parti révolutionnaire, ses méthodes d’organisation et les perspectives du mouvement trotskyste mondial.

Pendant l’après-guerre, une puissante bureaucratie s’est constituée dans le mouvement ouvrier. Cette bureaucratie s’appuie sur une large couche d’ouvriers privilégiés conservateurs qui ont été « adoucis » par les conditions de prospérité de la guerre. Cette nouvelle couche privilégiée a été constituée dans une large mesure de membres des secteurs de la classe ouvrière qui avaient été précédemment les plus militants, ceux de la génération qui a fondé le CIO.

La tendance de Cochran est la manifestation de la pression de cette nouvelle aristocratie ouvrière, avec son idéologie petite-bourgeoise, sur l’avant-garde prolétarienne. L’état d’esprit et les tendances de cette couche de travailleurs, passive et relativement satisfaite, jouent comme un puissant mécanisme qui transmet à l’intérieur de notre propre mouvement des pressions d’autres classes. Le mot d’ordre des cochraniens : « À la ferraille, le vieux trotskysme ! », traduit cet état d’esprit.

La tendance de Cochran considère le formidable potentiel révolutionnaire de la classe ouvrière américaine comme une perspective très lointaine. Elle qualifie de « sectaire » l’analyse marxiste qui révèle les processus moléculaires qui, dans le prolétariat américain, créent de nouvelles unités combattantes.

Quant à savoir s’il y a des tendances progressistes dans la classe ouvrière des États-Unis, elle ne les voit que dans les rangs du stalinisme ou à sa périphérie et chez les politiciens syndicalistes « sophistiqués ». Elle considère que le reste de la classe est si désespérément endormi que seule une guerre nucléaire pourrait la réveiller.

En bref, sa position révèle le manque de confiance dans la perspective de la révolution américaine, le manque de confiance dans le rôle du parti révolutionnaire en général et du Socialist Workers Party en particulier.

Caractéristiques du cochranisme

Comme toutes les sections du mouvement mondial le savent bien par leurs propres expériences difficiles, il existe des pressions bien plus importantes que la prospérité de guerre prolongée et le vaste mouvement de réaction qui s’est abattu sur nous aux États-Unis. Mais le facteur qui soutient les cadres dans les circonstances les plus difficiles est la conviction brûlante de l’exactitude théorique de notre mouvement, la connaissance qu’ils sont les moyens vivants de faire avancer la mission historique de la classe ouvrière, la compréhension que, à un degré ou à un autre, le sort de l’humanité dépend de ce qu’ils font, de la ferme conviction que quelles que soient les circonstances du moment, la ligne principale du développement historique exige la création de partis de combat léninistes qui résoudront la crise de l’humanité par une révolution socialiste victorieuse.

Le cochranisme est la substitution du scepticisme et des improvisations théoriques et de la spéculation journalistique à cette vision trotskyste orthodoxe du monde. C’est cela qui a rendu la lutte du SWP inconciliable dans le même sens que la lutte avec l’opposition petite-bourgeoise en 1939-40 était inconciliable.

Les cochraniens ont manifesté les caractéristiques suivantes au cours de la lutte:

1) Manque de respect pour la tradition du parti et la mission historique du parti. Les cochraniens ne perdent guère une occasion de dénigrer, de ridiculiser et de prêcher le mépris pour la tradition de 25 ans du trotskysme américain.

2) Une tendance à remplacer la politique marxiste fondée sur des principes par des combinaisons sans principes contre le «régime» du parti. Ainsi, la faction cochranienne est composée d’un bloc d’éléments contradictoires. Un groupe, centré principalement à New York, privilégie une sorte de tactique «d’entrée» dans le mouvement stalinien américain.

Un autre groupe, composé d’éléments syndicaux conservateurs, centré principalement à Detroit, ne voit pas grand intérêt à se tourner vers les staliniens. Il fonde sa vision révisionniste sur une surestimation de la stabilité et du pouvoir durable de la nouvelle bureaucratie ouvrière.

Sont également attirés par le cochranisme les individus fatigués, qui ne peuvent plus supporter les pressions des conditions défavorables actuelles et qui recherchent une rationalisation plausible pour se retirer dans l’inactivité.

Le ciment qui lie ce bloc sans principes est l’hostilité commune au trotskysme orthodoxe.

3) Une tendance à détourner le parti de ce que doit être notre arène principale en Amérique : les travailleurs des industries de production de masse. Les cochraniens, en effet, ont abandonné le programme de slogans et de revendications transitoires que le SWP a utilisé comme pont vers ces travailleurs et ont fait valoir que la majorité s’adaptait aux travailleurs arriérés en poursuivant cette voie.

4) Une conviction que toute possibilité que la classe ouvrière américaine s’oppose radicalement à l’impérialisme américain avant que la troisième guerre mondiale n’éclate est exclue.

5) Théorisation expérimentale grossière avec le stalinisme de « gauche » qui se résume à l’opinion extravagante que les staliniens « ne peuvent plus trahir », que le stalinisme inclut un côté révolutionnaire qui permet aux staliniens de mener une révolution aux États-Unis, pendant laquelle ils absorberaient les « idées » trotskystes afin que la révolution finisse par « se redresser ».

6) Adaptation au stalinisme face à de nouveaux événements. Ils soutiennent et défendent la conciliation au stalinisme puisée dans l’interprétation de Pablo de la chute de Beria et des purges massives qui ont suivi en URSS. Ils répètent tous les arguments pablistes couvrant le rôle contre-révolutionnaire du stalinisme dans le grand soulèvement des ouvriers est-allemands et la grève générale française. Ils interprètent même le tournant du stalinisme américain vers le Parti démocrate comme une simple « oscillation à droite » dans un « virage à gauche ».

7) Le mépris des traditions du léninisme en matière d’organisation. Pendant un certain temps, ils ont tenté de mettre en place un « double pouvoir » dans le parti. Lorsqu’ils furent repoussés par l’écrasante majorité du parti lors du Plénum de mai 1953, ils acceptèrent par écrit de respecter la règle de la majorité et la ligne politique décidées par le Plénum. Par la suite, ils ont rompu leur accord, renouvelant leur sabotage fractionnel des activités du parti sur une base plus effrénée et hystérique que jamais.

Le cochranisme, dont nous avons indiqué plus haut les traits principaux, n’a jamais été qu’une faible minorité du parti. Cela n’aurait jamais été plus que l’expression la plus faible et la plus maladive du pessimisme sans l’aide et les encouragements qu’il a reçus de Pablo derrière le dos de la direction du parti.

Les encouragements et le soutien secrets de Pablo ont été révélés peu de temps après notre Plénum de mai, et depuis lors, Pablo collabore ouvertement avec la faction révisionniste de notre parti et les inspire dans leur campagne de sabotage des finances du parti, de perturbation du travail du parti et de préparation d’une scission.

La faction Pablo-Cochran a finalement couronné ce cours déloyal avec un boycott organisé à New York de la célébration du vingt-cinquième anniversaire du parti, qui a été combiné avec un rassemblement pour marquer la fin de la campagne électorale municipale de New York.

Cette action perfide de briseurs de grève constituait, en effet, une manifestation organisée contre la lutte de 25 ans du trotskysme américain et, en même temps, un acte objectif d’aide aux staliniens qui avaient expulsé le noyau fondateur du trotskysme américain en octobre 1928.

Le boycott organisé de ce rassemblement était en fait une manifestation contre la campagne du Socialist Workers Party pour les élections municipales de New York.

Tous ceux qui ont participé à cette action perfide et anti-parti ont manifestement accompli la scission qu’ils préparaient depuis longtemps et ont perdu tout droit d’adhésion à notre parti.

Consignant formellement ce fait, le Plénum du vingt-cinquième anniversaire du SWP a suspendu les membres du Comité national qui ont organisé le boycott et déclaré que tous les membres de la faction Pablo-Cochran qui ont participé à cette action perfide de briseurs de grève ou qui refusent de la désavouer ont choisi de fait de se placer en dehors des rangs du SWP.

Méthodes du Komintern

La duplicité de Pablo en présentant un visage à la direction du SWP tout en collaborant secrètement avec la tendance révisionniste cochranienne est une méthode qui est étrangère à la tradition du trotskysme. Mais il y a une tradition à laquelle il appartient: le stalinisme. De tels dispositifs, utilisés par le Kremlin, ont contribué à corrompre l’Internationale communiste. Beaucoup d’entre nous ont eu une expérience personnelle de tout cela au cours de la période 1923-1928.

La preuve est désormais accablante que ce mode de fonctionnement n’est pas une aberration isolée de la part de Pablo. Une pratique systématique est évidente.

Par exemple, dans l’une des principales sections européennes de la Quatrième Internationale, un chef de parti exceptionnel a récemment reçu un ordre de Pablo, lui ordonnant de se conduire comme celui qui « défend jusqu’au quatrième Congrès mondial la ligne majoritaire et la discipline de l’Internationale ». Parallèlement à l’ultimatum, Pablo a menacé de représailles si ses ordres n’étaient pas respectés.

La «majorité» à laquelle Pablo se réfère ici n’est que la modeste étiquette qu’il met sur lui-même et sur la petite minorité hypnotisée par ses nouveautés révisionnistes. La nouvelle ligne de Pablo est en contradiction violente avec le programme de base du trotskysme. Il commence seulement à être discuté dans de nombreux partis du mouvement trotskyste mondial. N’ayant pas été soutenu par une seule organisation trotskyste, il ne constitue pas la ligne officielle approuvée de la Quatrième Internationale.

Les premières nouvelles que nous avons reçues indiquent une indignation face à sa tentative autoritaire d’imposer ses vues révisionnistes sur l’organisation mondiale sans attendre ni discussion ni vote. Nous avons déjà suffisamment d’informations pour affirmer que la Quatrième Internationale rejettera certainement la ligne de Pablo à une écrasante majorité.

La demande autocratique de Pablo à un dirigeant d’une section de la Quatrième Internationale de s’abstenir de critiquer la ligne politique révisionniste de Pablo est en soi déjà assez mauvaise. Mais Pablo ne s’est pas arrêté là. Tout en essayant de bâillonner ce chef et de l’empêcher de participer à une discussion libre dans laquelle la base pourrait bénéficier de son expérience, de ses connaissances et de sa perspicacité, Pablo a procédé à une intervention organisationnelle, tentant de cristalliser une faction révisionniste minoritaire pour mener la guerre contre la direction de la section.

Cette procédure ressort de la tradition infâme du Komintern à mesure qu’il subissait une dégénérescence sous l’influence du stalinisme. S’il n’y avait pas d’autre problème que celui-ci, il faudrait combattre le pablisme jusqu’au bout pour sauver la Quatrième Internationale de la corruption interne.

De telles tactiques ont un but évident. Elles font partie de la préparation d’une prise de pouvoir de la minorité pabliste. Utilisant le contrôle administratif de Pablo, ils espèrent imposer sa ligne révisionniste à la Quatrième Internationale et, partout où elle rencontrera de la résistance, de répondre par des scissions et des expulsions.

Cette trajectoire organisationnelle stalinienne a commencé, comme il est maintenant bien évident, par l’abus brutal du contrôle administratif de Pablo dans sa campagne négative contre la majorité de la section française de la Quatrième Internationale il y a plus d’un an et demi.

Par décret du Secrétariat international, la majorité élue de la section française s’est vu interdire d’exercer ses droits pour diriger le travail politique et de propagande du parti. Au lieu de cela, le Bureau politique et la presse ont été placés sous le contrôle d’une minorité grâce au dispositif kominterniste d’une « commission paritaire ».

À l’époque, nous avons profondément désapprouvé cette action arbitraire par laquelle une minorité était utilisée pour renverser arbitrairement une majorité. Dès que nous l’avons appris, nous avons communiqué notre désaccord à Pablo. Cependant, nous devons admettre que nous avons commis une erreur en ne prenant pas des mesures plus vigoureuses. Cette erreur résultait du manque d’appréciation de notre part des questions en jeu. Nous pensions que les divergences entre Pablo et la section française étaient d’ordre tactique et cela nous conduisit aux côtés de Pablo, malgré nos réserves sur ses procédés organisationnels, lorsque, après des mois d’une violente lutte fractionnelle, la majorité fut exclue.

Mais les désaccords étaient quant au fond, de nature programmatique. Le fait est que les camarades français de la majorité virent plus clairement que nous ce qui était en train de se produire. Le huitième congrès de leur parti a déclaré qu’« un grave danger menace l’avenir et même l’ existence de la IVe Internationale [...] Des conceptions révisionnistes, nées de la lâcheté et de l’impressionnisme petit-bourgeois sont apparues au sein de sa direction. La faiblesse encore grande de l’Internationale, coupée de la vie des sections, a momentanément facilité la mise en place d’un système de régime personnel, basant ses méthodes antidémocratiques sur le révisionnisme du programme trotskyste et l’abandon de la méthode marxiste. » ( La Verité, 18 septembre 1952)

Toute la situation française doit être réexaminée à la lumière des développements ultérieurs. Le rôle que la majorité de la section française a joué dans la récente grève générale a démontré de la façon la plus décisive qu’ils savent comment défendre les principes fondamentaux du trotskysme. La section française de la Quatrième Internationale a été injustement exclue. Les majoritaires français, rassemblés autour du journal La Vérité, sont les véritables trotskystes de France et le SWP les reconnaît ouvertement comme tels.

Particulièrement écoeurante est la manière calomniatrice dont Pablo a dépeint la position politique de la section chinoise de la Quatrième Internationale, dont les membres ont été qualifiés de « sectaires » et de « déserteurs de la révolution ».

Contrairement à l’impression délibérément répandue par la fraction pabliste, les trotskystes chinois ont agi comme d’authentiques représentants révolutionnaires du prolétariat chinois. Sans qu’il y ait faute de leur part, le régime de Mao les a choisis comme victimes à la manière dont Staline désignait au bourreau toute la génération des bolcheviks de Lénine en URSS, à l’exemple des Noske et Scheidemann d’Allemagne qui ont envoyé des assassins contre les Luxembourg et les Liebknecht de la révolution de 1918. Mais la ligne conciliatrice de Pablo face au stalinisme l’a conduit inexorablement à peindre en rose le régime de Mao tout en peignant en gris l’attitude ferme et principielle de nos camarades chinois.

Que faire

En résumé : l’abîme qui sépare le révisionnisme pabliste du trotskysme est si profond qu’aucun compromis n’est possible au plan politique ni organisationnel. Pablo et ses agents ont démontré qu’ils ne permettraient pas que des décisions démocratiques reflétant réellement l’opinion de la majorité soient prises. Ils exigent une soumission complète à leur politique criminelle. Ils sont déterminés à expulser tous les trotskystes de la Quatrième Internationale ou à les museler et les ligoter.

Leur plan consistait à injecter le conciliationnisme pro-stalinien à petites doses, tout en se débarrassant graduellement de ceux qui se rendent compte de ce qui arrive et s’y opposent. Telle est l’explication de l’étrange ambiguïté de bien des formulations et des échappatoires diplomatiques pablistes.

Jusqu’à présent, la fraction pabliste a remporté certains succès au moyen de ses manœuvres sans principes et machiavéliques. Mais le point de transformation qualitative a été atteint. Les questions politiques en jeu ont fait irruption à travers les manœuvres, et la lutte est maintenant une épreuve de force.

Si nous pouvons donner un avis aux sections de la Quatrième Internationale, nous qui sommes par force hors de ses rangs, nous pensons que l’heure est venue d’agir, et d’agir de façon décisive. L’heure est venue pour la majorité trotskyste de la Quatrième Internationale d’affirmer sa volonté contre l’usurpation d’autorité de Pablo.

Elle doit en outre sauvegarder l’administration des affaires de la Quatrième Internationale en relevant Pablo et ses agents de leurs postes, et en les remplaçant par des cadres qui ont prouvé dans l’action qu’ils savent comment défendre le trotskysme et maintenir le mouvement dans une voie politique et organisationnelle correcte.

Avec les salutations fraternelles trotskystes,
le Comité national du SWP

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