Les travailleurs du secteur public québécois doivent tirer les leçons de la lutte avortée de 2015

Les 600.000 travailleurs des secteurs public et parapublic québécois entrent dans une nouvelle étape de leur lutte contre les attaques du gouvernement de droite de François Legault. Les votes massifs en faveur de la grève démontrent que les employés de l’État, en colère contre des décennies de coupures, sont déterminés à se battre pour améliorer leurs conditions et pour défendre les services publics.

Des dizaines de milliers de travailleurs sont descendus dans les rues de Montréal le 23 septembre dernier pour dénoncer les «offres» provocatrices du gouvernement Legault aux employés du secteur public (photo: WSWS).

Les appareils syndicaux, toutefois, entraînent le mouvement dans le même cul-de-sac que lors de la lutte pour le renouvellement des conventions collectives en 2015.

Pour éviter une défaite, il faut tirer les leçons amères de cette expérience clé. Premièrement, en 2023 comme en 2015, les travailleurs du secteur public se trouvent dans une lutte qui est en essence politique, et non pas une simple «négociation collective» pour un nouveau contrat de travail. Deuxièmement, les travailleurs font face à des appareils syndicaux qui ne représentent pas leurs intérêts, mais dont la fonction est d’étouffer l’opposition sociale et d’imposer les concessions exigées par la partie patronale.

Sept ans après le krach financier de 2008, le renouvellement des négociations collectives en 2015 prenait place dans le contexte d’une nouvelle poussée des classes dirigeantes au Canada, aux États-Unis et partout dans le monde pour mettre en œuvre un programme d’austérité sauvage visant à faire payer la classe ouvrière pour le sauvetage financier massif des banques, des grandes entreprises et des ultra-riches.

Trois ans plus tôt, le gouvernement libéral de Jean Charest avait tenté d’imposer des coupures sociales massives en ciblant d’abord l’éducation post-secondaire, mais les étudiants avaient réagi en lançant une grève militante de six mois qui a menacé de s’étendre à la classe ouvrière. L’élite dirigeante a uniquement réussi à mettre un terme à la grève grâce à ses «partenaires» syndicaux, qui ont aidé à détourner l’opposition sociale derrière l’élection du Parti québécois (PQ), le représentant de cette section de la bourgeoisie québécoise qui préconise la formation d’une république capitaliste indépendante du Québec.

Cette trahison a ouvert la voie à une période de réaction sociale, marquée par les politiques anti-ouvrières et xénophobes du PQ, puis le retour au pouvoir des libéraux seulement 18 mois plus tard. Reprenant le travail là où Charest puis le PQ l’avaient laissé, les libéraux alors dirigés par Philippe Couillard ont lancé un programme d’austérité contenant les pires coupes sociales depuis celles imposées par le PQ à la fin des années 90 sous le gouvernement Bouchard-Landry.

Face à une remontée de la lutte des classes, les grandes centrales syndicales se sont réunies en «Front commun» pour se donner un air militant, mais en réalité, elles ont tout fait pour démobiliser leurs membres et les isoler de la jeunesse et de la classe ouvrière en colère contre l’austérité de Couillard.

Dès le printemps 2015, un groupe d’étudiants anarchistes de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ) ont lancé une nouvelle grève. Mais leur stratégie nationaliste et réformiste était la même que celle prônée par les leaders étudiants en 2012 et qui a mené la grève dans un cul-de-sac: lancer des appels à la bureaucratie syndicale pour que celle-ci fasse pression sur le gouvernement. Sans surprise, les syndicats étaient déterminés à empêcher le développement d’un mouvement similaire à 2012 qui menacerait la «paix sociale» et risquerait de sortir de leur contrôle. Ils se sont donc férocement opposés au mouvement, donnant le feu vert à la police et au gouvernement pour réprimer sauvagement les étudiants.

Tout au long de la lutte du secteur public, les syndicats ont consciemment mis de côté les enjeux politiques plus larges, à commencer par le fait que l’attaque contre les employés de l’État faisait partie de l’assaut contre toute la classe ouvrière, non seulement au Québec, mais à travers le Canada et internationalement. Malgré le puissant appui populaire dont jouissaient les travailleurs, les syndicats n’ont jamais tenté de lier la lutte pour défendre les services publics à une offensive de tous les travailleurs – au public comme au privé – contre le programme d’austérité de l’élite dirigeante. Le Front commun a plutôt laissé traîner le conflit dans un long processus de négociation bidon, dont les paramètres étaient fixés d’avance par le gouvernement.

Les ententes pourries du Front commun en 2015

Sous la pression de la base, les chefs syndicaux ont été contraints d’aller chercher des mandats de grève au mois de septembre 2015, qu’ils ont ensuite traduits en une série de «grèves rotatives» brèves et inoffensives qui n’ont pas fait bouger le gouvernement d’un iota. Ils ont ensuite annulé les trois journées de grève des 1, 2 et 3 décembre – votées démocratiquement par les membres – pour finalement présenter aux travailleurs une contre-offre qui comportait des demandes réduites et respectait en tout point le cadre financier exigé par le gouvernement.

À l’opposé, le Parti de l’égalité socialiste et le World Socialist Web Site sont intervenus pour apporter aux travailleurs une perspective socialiste. Dans un article publié avant les votes, le PES écrivait: «Un rejet de l’entente doit être combiné à un appel à tous les travailleurs du Québec et du Canada afin de transformer le sentiment anti-austérité qui traverse de larges couches de la population en une contre-offensive consciente pour la défense des emplois, des salaires et des services publics. Une telle mobilisation – impliquant des grèves, des manifestations, des occupations et autres actions militantes – devrait se baser sur la perspective de l’égalité sociale et la lutte pour un gouvernement ouvrier». 

Début janvier 2016, après avoir utilisé le temps des fêtes pour affaiblir le mouvement d’opposition, les syndicats ont tenu des assemblées lors desquelles ils ont soudainement soulevé la menace de voir les conventions collectives imposées par des lois spéciales. Ils avaient jusqu’ici passé cette question totalement sous silence, car cela mettait à nu la faillite de leur stratégie de «négociation» avec le gouvernement. S’ils décidèrent d’en parler à la dernière minute, ce n’était pas pour préparer leurs membres à défier les lois anti-grève en lançant un appel de soutien à toute la classe ouvrière québécoise et canadienne. C’était plutôt pour effrayer les travailleurs de la base et les forcer à accepter des contrats au rabais.

Acculés au mur, les travailleurs ont dû accepter à contrecœur des hausses salariales d’environ 7% sur 5 ans, alors que les syndicats réclamaient 13,5% sur trois ans au départ (ce qui ne représentait aucunement un rattrapage pour les décennies de coupures imposées par les libéraux et le PQ). En plus, le gouvernement a réussi à augmenter l’âge de la retraite de 60 à 61 ans, à faire passer la pénalité pour retraite anticipée de 4% à 6% et à imposer une série de reculs dans les conditions de travail. De leur côté, les dirigeants de la FAE et de la FIQ, des syndicats soi-disant «militants» qui boycottent toujours le Front commun dans le seul but de diviser les travailleurs, ont imposé des conventions tout aussi terribles à leurs membres.

Démontrant son rôle de «flanc gauche» de l’establishment politique, Québec Solidaire s’est empressé de donner son appui aux ententes. Sa porte-parole de l’époque, Françoise David, a faussement affirmé que les travailleurs avaient réussi à «arracher» de «précieuses concessions» au gouvernement.

Les politiques anti-ouvrières du PQ et du PLQ, imposées depuis quatre décennies avec la collaboration des appareils syndicaux dans la suppression de la lutte de classe, ont créé les conditions pour l’élection de la Coalition Avenir Québec (CAQ) de François Legault en 2018. La CAQ a toujours été, dès sa formation en 2011, un véhicule pour pousser l’axe de la politique officielle encore plus à droite. Cela n’a pas empêché les syndicats de collaborer avec l’ex-homme d’affaires et ancien péquiste Legault dès son arrivée au pouvoir.

Les syndicats endossent la gestion catastrophique de la pandémie par Legault

Cette relation a pris un caractère criminel lors de la pandémie de COVID-19, qui coïncidait avec l’échéance des négociations collectives, en 2020-21. Au nom de «l’unité nationale», les syndicats ont endossé la gestion catastrophique de la pandémie par le gouvernement Legault et toute la classe dirigeante canadienne, y compris leur politique de retour prématuré au travail et de réouverture des écoles alors qu’elles restaient des foyers de contamination.

Les syndicats se sont soumis à toutes les machinations de la CAQ, d’abord en acceptant de mettre les négociations sur la glace, puis en participant à un «blitz de négociations» pour un accord intérimaire qui mettait de côté la question des conditions de travail, devenues intolérables depuis la pandémie. Chaque syndicat a négocié séparément pour finalement signer des contrats de 3 ans comprenant des hausses salariales inférieures à l’inflation et aucune avancée pour les travailleurs. Les «grèves innovantes» de 90 minutes proposées par les chefs syndicaux se sont révélées être une duperie monumentale visant à évacuer la colère des travailleurs tout en évitant une confrontation avec Legault.

Aujourd’hui en 2023, huit ans plus tard, les conséquences de ces trahisons syndicales se font sentir plus que jamais dans les milieux de travail. La poursuite des coupures et des privatisations par Legault, puis l’impact de la pandémie et la politique du «vivre avec le virus» de la classe dirigeante, ont intensifié le manque de ressources et la pénurie de personnel, menant les services publics au bord de l’effondrement.

La crise objective du système capitaliste, marquée par la pandémie, les inégalités sociales, la crise environnementale et les dangers de guerre mondiale a radicalisé de larges couches de la population ouvrière dans les dernières années. Avec l’explosion des luttes ouvrières sur une échelle internationale, les conditions sont encore plus favorables pour le développement d’un mouvement de masse contre l’austérité et la guerre. Mais les syndicats sont tout autant déterminés qu’en 2015 et 2020 à empêcher une rébellion contre le statu quo capitaliste et à garder les travailleurs du secteur public du Québec isolés de leurs frères et sœurs de classe du reste du Canada.

Il est urgent que les travailleurs de la base arrachent le contrôle de la lutte des mains des appareils syndicaux, sans quoi le mouvement de grève sera torpillé à la première occasion, comme en 2015. Ils doivent comprendre que les syndicats n’agissent plus en leurs intérêts, mais comme une agence du patronat dédiée à étouffer la lutte des classes et à imposer les concessions demandées par l’élite dirigeante. Ce corporatisme est le résultat de leur perspective nationaliste et leur intégration au système de profit, qui s’incarne par leur contrôle de riches fonds d’investissement comme le Fonds de solidarité FTQ, ainsi que par leur soutien politique de longue date au Parti québécois.

C’est seulement en construisant de nouvelles formes d’organisation, des comités ouvriers de la base indépendants des bureaucraties syndicales, que les 600.000 travailleurs du secteur public pourront mobiliser toute la force sociale de la classe ouvrière – au Québec comme dans le reste du Canada et de l’Amérique du Nord – et faire de leur lutte le catalyseur d’un puissant mouvement politique et social d’opposition à l’austérité capitaliste, aux privatisations, et à la marche vers la guerre dans laquelle la classe dirigeante plonge l’humanité.

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