Le juge militaire de Guantanamo interdit l’utilisation de preuves «tirées de la torture»

Une décision juridique exceptionnelle prise dans les profondeurs de l’appareil secret des tribunaux militaires américains a mis à mal les récents efforts du gouvernement pour blanchir le tristement célèbre programme de torture de la Central Intelligence Agency (CIA).

Cette décision – et les crimes de guerre dépravés et sadiques qu’elle met une fois de plus en lumière – met en évidence l’hypocrisie avec laquelle le gouvernement américain prétend aujourd’hui défendre les «droits de l’homme» et le prétendu «ordre international fondé sur des règles» à l’étranger.

La décision en question est une décision préliminaire de 50 pages émise le 18 août par le colonel de l’armée Lanny J. Acosta Jr. en faveur du prisonnier de Guantanamo Bay Abd al-Rahim al-Nashiri, dont on allègue qu’il a joué un rôle dans l’attentat à la bombe d’octobre 2000 contre l’USS Cole au Yémen. Al-Nashiri – qui est emprisonné depuis deux décennies sans avoir été jugé – est actuellement poursuivi par l’appareil pseudo-juridique secret des tribunaux militaires mis en place dans le cadre de la «guerre contre le terrorisme» et dont de nombreux Américains ignorent encore l’existence à ce jour.

Camp X-Ray à la base navale de Guantanamo Bay, Cuba, le 11 janvier 2002. [Photo: DoD photo by Petty Officer 1st class Shane T. McCoy, U.S. Navy]

Dans ce cadre, si quelqu’un est arrêté et poursuivi en tant que «combattant ennemi», un terme vaguement défini, les juges, procureurs et même le «jury» sont composés d’officiers militaires. Les règles de procédure déséquilibrées sont conçues pour favoriser les procureurs en leur donnant tous les avantages possibles et imaginables. Les États-Unis s’arrogent le pouvoir de poursuivre avec ce système les citoyens de n’importe quel pays, y compris les citoyens américains. Ceux reconnus coupables peuvent être condamnés à mort et exécutés.

Après avoir été enlevé par la CIA à Dubaï en 2002 sans inculpation ni procès, al-Nashiri a été l’une des nombreuses victimes soumises à des tortures systématiques et intensives à Guantanamo Bay et dans les cachots secrets de la CIA connus comme «sites noirs» et situés dans le monde entier. Il a été agressé sexuellement maintes fois par des tortionnaires américains dans le cadre d’une pratique perverse et sadique connue sous le nom d’«alimentation rectale».

La dépravation des tortures subies par al-Nashiri dépasse celle des films d’horreur les plus dépravés, et elle est d’autant plus horrifiante qu’elle s’est réellement produite, sous la direction et avec l’approbation des plus hautes instances du gouvernement américain.

Dans le but d’obtenir des «aveux», les tortionnaires américains ont utilisé une perceuse électrique à côté de la tête d’al-Nashiri, dont les yeux étaient bandés, et lui ont dit qu’ils allaient lui percer le crâne. Ils lui ont dit qu’ils allaient amener sa mère dans la chambre de torture et le forcer à les regarder la violer. Ils l’ont attaché dans d’atroces «positions de stress» rappelant l’Inquisition catholique et ont comprimé son corps dans une petite boîte. Il a été soumis au «waterboarding» à maintes reprises et soumis à une privation de sommeil méticuleuse et prolongée.

Il a été logé nu dans une cellule froide. Les interrogateurs l’ont frappé à la tête de nombreuses fois et lui ont soufflé de la fumée de cigare au visage. Lors d’une séance de torture, décrite par Acosta dans son jugement, Al-Nashiri a été frotté et raclé de force sur ses «fesses et ses parties génitales» avec «une brosse de sanglier rigide qui a ensuite été introduite de force dans la bouche de l’accusé». Al-Nashiri a indiqué qu’il avait ensuite été «sodomisé avec la brosse».

De nombreuses techniques de torture ont été conçues par des psychologues professionnels dans le but précis de détruire la santé mentale des victimes tout en laissant leur corps relativement intact. En plus de leurs blessures physiques, de nombreuses victimes de ce programme de torture souffrent aujourd’hui de traumatismes psychologiques extrêmes. Les agressions sexuelles, en particulier, ont eu de graves conséquences. Dans le cas de certaines victimes, le traumatisme – laissé sans traitement pendant des années – a été si grave qu’elles sont aujourd’hui effectivement inaptes. Elles ne peuvent plus penser ou fonctionner normalement.

En 2007, face à la possibilité que les «preuves» obtenues par les tortionnaires avec ces méthodes soient jugées irrecevables, même au sein du réseau de tribunaux militaires secrets mis en place par la suite, le gouvernement a fait appel à une prétendue «équipe propre» pour obtenir tous les aveux présumés d’al-Nashiri une seconde fois, prétendument sans la moindre trace de torture.

Dans sa décision, Acosta a catégoriquement rejeté l’admissibilité des preuves de l’«équipe propre», estimant qu’elles étaient toujours catégoriquement entachées de torture parce que «toute résistance que l’accusé aurait pu être enclin à opposer lorsqu’on lui a demandé de s’incriminer lui-même avait été intentionnellement et littéralement brisée par les coups des années auparavant».

«Même si les déclarations de 2007 n’ont pas été obtenues sous la torture ou par des traitements cruels, inhumains et dégradants, elles en découlent», écrit Acosta. Comme il est prévu qu’il prenne sa retraite le mois prochain, la décision d’Acosta a le caractère d’un coup interdisant une réplique.

Acosta a également rejeté l’affirmation du gouvernement que l’«alimentation rectale» était justifiée par de prétendues raisons médicales. «Depuis le début du XXe siècle, les connaissances médicales ont conclu qu’il n’y avait aucune raison médicale de procéder à ce que l’on appelle l’«alimentation rectale», a-t-il écrit. «Bien que les liquides puissent être absorbés par le rectum en cas d’urgence, la nourriture ou l’alimentation ne le peuvent pas.

Pour rendre compte de la décision et de ses implications, le New York Times s’est contenté de deux articles enfouis loin des premières pages. Si le comportement décrit dans la décision d’Acosta avait été perpétré par le gouvernement de la Russie ou de la Chine, le Times aurait produit des dizaines d’articles et d’éditoriaux débordant d’indignation morale et exigeant que les responsables rendent des comptes.

Mais le langage employé par le Times est néanmoins remarquable par sa franchise, reconnaissant le 26 août que le programme de torture de la CIA représentait un «héritage de torture parrainée par l'État».

Le reste des médias «grand public» a scrupuleusement ignoré ces articles du «journal de référence».

L’existence d’un programme de torture massif mis en œuvre par l’armée et les services de renseignement américains n’implique pas seulement dans des crimes de guerre les tortionnaires individuels. Le fait que personne n’ait jamais eu à répondre de ses actes ou à en subir les conséquences incrimine toutes les branches du gouvernement, l’armée et les deux partis politiques, ainsi que tous les médias, les entreprises et les institutions universitaires qui se sont complaisamment accommodés de cette réalité – en bref, l’ensemble de l’establishment politique américain.

Hormis la petite poignée d’avocats courageux et respectueux des principes qui représentent les victimes – et qui ont été harcelés, intimidés et arrêtés pour leurs efforts – toute l’Amérique officielle portera à jamais la tache indélébile du programme de torture.

Lors des élections de 2008, Barack Obama a promis maintes fois en tant que candidat qu’il allait fermer le camp de torture de Guantanamo Bay. Mais une fois président, non seulement il ne l’a pas fait, il a encore activement protégé les tortionnaires de la CIA de toute obligation de rendre des comptes par sa politique du «regarder en avant, pas en arrière». Depuis, le procureur général du gouvernement Obama, Eric Holder, a ouvertement défendu les commissions militaires de Guantanamo Bay, ainsi que le pouvoir du président d’ordonner à la CIA d’enlever ou tuer n’importe qui, n’importe où dans le monde, sans accusation ni procès.

En 2014, la commission sénatoriale du renseignement a publié des conclusions officielles, bien que fortement expurgées et diffusées uniquement sous forme de résumé, qui ont révélé l’ampleur mondiale du programme de torture, ainsi que les efforts criminels déployés par la CIA pour le dissimuler. Mais à ce jour, le rapport complet reste secret et aucun des auteurs de ces actes n’a jamais été traduit en justice. Le seul procès significatif à ce jour lié au programme de torture a conduit à la condamnation de l’agent de la CIA John Kiriakou, emprisonné par le gouvernement Obama pour avoir reconnu publiquement l’utilisation du «waterboarding» par la CIA en 2007.

Alors que des détails du programme de torture commençaient à être révélés, la CIA a systématiquement et délibérément détruit en 2005 des enregistrements vidéo montrant les tortures infligées, y compris la torture d’al-Nashiri. La destruction de ces enregistrements par la CIA était l’équivalent juridique de hisser un drapeau noir frappé d’une tête de mort en haute mer. C’était non seulement un acte illégal flagrant en plein jour, mais aussi l’affirmation impénitente que la CIA ne permettrait jamais que ce quoi que ce soit qui ressemblerait à un processus démocratique lui fasse rendre des comptes. Et cela a fonctionné: personne n’a jamais été emprisonné pour la destruction de ces enregistrements, que ce soit sous Obama, Trump ou Biden.

Lors de tout procès criminel mené selon des normes tant soit peu démocratiques, la destruction délibérée de preuves par le gouvernement ou la torture de l’accusé rendrait toute condamnation impossible.

L’appareil médiatique américain, qui à ce stade ne fonctionne plus guère que comme une industrie produisant de la propagande de guerre, accuse sans relâche la Russie de «crimes de guerre» et de violations du «droit international». Mais sous tous les gouvernement tant démocrates que républicains, les États-Unis ont refusé d’accepter la juridiction de la Cour pénale internationale parce que des criminels de guerre comme ceux responsables du traitement d’al-Nashiri feraient immédiatement l’objet d’un mandat d’arrêt international.

Cela inclut le candidat républicain à la primaire présidentielle et actuel gouverneur de Floride Ron DeSantis qui s’est vanté de son rôle en tant qu’officier de marine à Guantanamo Bay en 2006. Mansoor Adayfi, qui était adolescent lors de son transport à Guantanamo Bay, a déclaré que DeSantis était présent quand il a été torturé pour avoir participé à une grève de la faim. En vertu tant du droit international que du droit américain, cela rendrait DeSantis légalement coupable, si ce n’est comme participant direct à la torture, du moins comme co-conspirateur ou complice d’un crime de guerre pour ne pas être intervenu.

Dans le cas d’al-Nashiri, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a déjà statué en 2014 que la Pologne avait violé le droit international relatif aux droits de l’homme en autorisant la CIA à le torturer dans un «site noir» situé sur son territoire.

Le programme de torture de la CIA n’était pas un sous-produit accidentel ou secondaire de la «guerre contre le terrorisme» menée par les États-Unis, mais une de ses pièces maîtresses. L’idée principale de la «guerre contre le terrorisme», lancée en 2001 avec le soutien de démocrates et de républicains de premier plan, était que l’Amérique était confrontée à un «état d’urgence» suite aux événements du 11 septembre 2001, en vertu duquel les droits et les normes démocratiques constitutionnels ordinaires devaient être suspendus «d’urgence».

Cet «état d’exception», un concept juridique emprunté au juriste nazi Carl Schmitt, signifiait que l’armée américaine pouvait être autorisée à mener une guerre agressive («préemptive») partout dans le monde, tandis que le gouvernement était libre de bafouer les droits démocratiques à l’intérieur du pays.

À l’extérieur, cela s’est manifesté par l’agression militaire explosive de l’Irak, de l’Afghanistan, de la Syrie et de la Libye, et à l’intérieur par des tentatives de normaliser surveillance gouvernementale illimitée, abrogation des droits démocratiques, pouvoirs exécutifs dictatoriaux, tribunaux militaires, assassinat et torture. C’est dans un tel cadre que les tristement célèbres « mémoires sur la torture» ont été rédigés et diffusés au plus haut niveau du gouvernement Bush, puis appliqués à des victimes telles qu’al-Nashiri.

La résolution de 2002 d’«Autorisation d’utiliser la force militaire» indéfiniment, qui a non seulement autorisé l’invasion non provoquée de l’Irak mais s’est avérée essentielle comme cadre juridique de la «guerre contre le terrorisme», a été adoptée avec les votes de Biden, alors sénateur, et des sénateurs démocrates Chuck Schumer, Dianne Feinstein, Hillary Clinton et John Kerry.

Le cadre juridique essentiel de la «guerre contre le terrorisme» est toujours en vigueur à ce jour. Il comprend la loi autoritaire USA PATRIOT Act de 2001 (adoptée par le Sénat dans un vote bipartite de 99 contre 1), les lois qui créent le Département de la sécurité intérieure en 2002 (adoptées par le Sénat à 90 voix contre 9) et la Loi sur les commissions militaires de 2006 (soutenue par 12 sénateurs démocrates).

Le programme de torture de la CIA est un symptôme aigu de la crise prolongée et de la décomposition de la démocratie américaine, qui s’est caractérisée, après la liquidation de l’URSS, par trois décennies de violence militaire sans fin, un establishment politique de plus en plus à droite et des dysfonctionnements politiques, économiques et sociaux de plus en plus profonds.

Du point de vue des secteurs dominants de la classe dirigeante américaine, poursuivre les tortionnaires impliquerait trop d’individus occupant des postes gouvernementaux de premier plan. Cela ternirait la crédibilité de trop d’institutions – des individus et des institutions aujourd’hui considérés comme essentiels pour renforcer l’étalage officiel d’«unité» derrière la guerre par procuration de l’OTAN en Ukraine et derrière les plans de «conflits de grandes puissances» à l’extérieur et de répression intérieure.

Le New York Times rapporte, ce n’est pas une surprise mais c’est révélateur, que les procureurs militaires du gouvernement Biden «font déjà appel» de la décision d’Acosta. Cet appel constitue une nouvelle tentative de soustraire les tortionnaires à l’obligation de rendre des comptes et aux conséquences de leurs actes. Il implique plus encore l’ensemble de l’establishment politique américain dans une affaire représentant l’une des criminalités les plus dépravées, les plus brutales et les plus sadiques du XXIe siècle.

(Article paru d’abord en anglais le 2 septembre 2023)

Loading