Voici le discours de David North, président du comité de rédaction international du World Socialist Web Site, à l’occasion de la conférence «Une île au centre de l’histoire mondiale: Trotsky à Prinkipo» qui s’est tenue le dimanche 20 août. L’événement s’est déroulé sur Prinkipo, une île de la mer de Marmara au large de la côte d’Istanbul, en Turquie.
Cette commémoration rendait hommage aux quatre années d’exil de Trotsky sur l’île, de 1929 à 1933. Plus de 160 personnes venues de toute la Turquie y ont assisté en personne, et la cérémonie a été retransmise en direct aux téléspectateurs du monde entier. L’enregistrement intégral est disponible sur le site Trotsky.com.
Permettez-moi d’exprimer, au nom du Comité international de la Quatrième Internationale et de ses membres et sympathisants dans le monde entier, notre gratitude au maire Erdem Gül et au président du conseil municipal d’Adalar, Iskender Özturanli, pour avoir parrainé cet important hommage à la vie de Léon Trotsky. Je tiens également à remercier le professeur Mehmet Alkan d’avoir accepté d’animer l’événement d’aujourd’hui. Un peu plus de neuf mois se sont écoulés depuis que j’ai rencontré le maire Gül et le président Özturanli en novembre 2022 pour discuter de la possibilité de commémorer les années passées par Trotsky à Prinkipo. Ils ont accueilli favorablement la proposition et ont travaillé de manière très consciencieuse pour traduire la proposition en un plan d’action, dont le rassemblement d’aujourd’hui est le résultat.
Cette réunion commémore également la fin tragique de la vie de Trotsky. Il y a exactement 83 ans, le 20 août 1940, Trotsky a été abattu à Coyoacán, dans la banlieue de Mexico, par un assassin stalinien. Il est mort le lendemain. Le coup porté à Trotsky ne visait pas qu’un seul homme. C’était un acte criminel de violence contre-révolutionnaire dirigé contre la classe ouvrière internationale, la lutte pour le socialisme et la libération de l’humanité de l’oppression capitaliste.
Le dirigeant révolutionnaire a été assassiné. Mais le parti qu’il a fondé, la Quatrième Internationale, a survécu, et la cause pour laquelle il s’est battu, la victoire de la révolution socialiste mondiale, continue et se renforce.
Cette commémoration est organisée sous le titre «Une île au centre de l’histoire mondiale: Trotsky à Prinkipo». Il n’y a pas la moindre exagération dans ce titre. Depuis l’arrivée de Trotsky en février 1929 jusqu’à son départ en juillet 1933, cette île a servi de refuge au plus grand théoricien marxiste et dirigeant révolutionnaire de son temps. De plus, ces quatre années ont été d’une immense portée historique. Deux événements qui allaient déterminer le cours futur du XXe siècle se sont produits pendant l’exil de Trotsky à Prinkipo: le krach de Wall Street d’octobre 1929, qui a marqué le début de la dépression économique mondiale, et la croissance explosive du parti nazi en Allemagne, qui a culminé avec l’accession d’Hitler au pouvoir en janvier 1933. L’analyse de Trotsky de ces événements et de leurs implications est sans équivalent. Vivant sur une petite île, sans accès facile au téléphone, suivant les nouvelles du monde à travers les journaux et les lettres qui mettaient des semaines à lui parvenir, Trotsky avait une compréhension des événements inégalée par ses contemporains. Son sens de l’observation et sa vision stratégique n’étaient pas limités par les barrières géographiques.
Trotsky n’est pas arrivé en Turquie de son plein gré. Depuis janvier 1928, à la suite de son expulsion du Parti communiste russe et de l’Internationale communiste, il était exilé à Alma Ata, dans le Kazakhstan soviétique. Staline avait espéré que Trotsky, séparé de Moscou par des milliers de kilomètres, serait trop isolé pour diriger l’Opposition de gauche, fondée en octobre 1923.
Mais la persécution brutale de l’Opposition de gauche n’a pas réussi à détruire son influence. La critique de Trotsky sur la bureaucratisation du Parti communiste et de l’État soviétique, la destruction de tous les vestiges de la démocratie ouvrière et les conséquences politiques et économiques désastreuses du programme autarcique de Staline du «socialisme dans un seul pays» – c’est-à-dire la répudiation du programme internationaliste de révolution permanente sur lequel la révolution d’Octobre avait été fondée – a été confirmée à maintes reprises par les événements.
Le 16 décembre 1928, Trotsky reçut un avertissement d’un émissaire spécial de la police secrète soviétique, la GPU – en fait, de Staline – selon lequel, s’il n’abandonnait pas ses activités politiques, de nouvelles mesures seraient prises pour l’isoler physiquement. Trotsky réagit immédiatement à cette menace par une réponse écrite adressée au Comité central du Parti communiste et au Présidium de l’Internationale communiste:
L’exigence que je m’abstienne de toute activité politique est une exigence que je renonce à la lutte pour les intérêts du prolétariat international, une lutte que j’ai menée continuellement depuis trente-deux ans, tout au long de ma vie consciente. La tentative de représenter cette activité comme «contre-révolutionnaire» vient de ceux que j’accuse, devant le prolétariat international, de violer les principes fondamentaux des enseignements de Marx et de Lénine, de porter atteinte aux intérêts historiques de la révolution mondiale, de renoncer aux traditions et aux préceptes d’Octobre, et de préparer inconsciemment, mais de façon d’autant plus menaçante, le Thermidor [la destruction de l’État ouvrier].
S’abstenir de toute activité politique équivaudrait à mettre fin à la lutte contre l’aveuglement de la direction actuelle du Parti communiste, qui ajoute aux difficultés objectives du travail socialiste constructif un nombre toujours croissant de difficultés politiques causées par son incapacité opportuniste à mener la politique prolétarienne à grande échelle, à l’échelle historique.
Face à ce défi, Staline – incapable à ce moment-là d’assassiner son inflexible ennemi marxiste – pensait que l’exil total de Trotsky du sol de l’Union soviétique signifierait qu’il ne pourrait plus être un opposant actif au régime bureaucratique.
Le 18 janvier 1929, la GPU, chargée d’appliquer les ordres de Staline, a déclaré que Trotsky allait être expulsé d’Union soviétique. Informé de cette décision, Trotsky la dénonce comme «criminelle sur le fond et illégale sur la forme».
Le 12 février, après un voyage ardu de 22 jours, au cours duquel Trotsky, sa femme Natalia Sedova et son fils Lev Sedov ont parcouru près de 6.000 kilomètres, le grand révolutionnaire arrive dans la ville qui s’appelait encore Constantinople. Le président de la Turquie, Kemal Atatürk, lui a accordé un visa. Avant de débarquer du bateau, Trotsky a remis à un fonctionnaire une déclaration adressée au président. Le texte était le suivant:
Cher Monsieur: à la porte de Constantinople, j’ai l’honneur de vous informer que je suis arrivé à la frontière turque sans l’avoir choisi. Je ne franchirai cette frontière qu’en me soumettant à la force. Je vous prie, Monsieur le Président, d’agréer l’expression de mes sentiments distingués.
L. Trotsky. 12 février 1929
Trotsky passe les premières semaines de son exil à Istanbul. En mars, il s’installe à Prinkipo, où il résidait, avec de brèves interruptions, jusqu’en juillet 1933.
Staline se rend vite compte que d’avoir placé Trotsky hors de la juridiction directe de la GPU était une grave erreur de calcul. Mais alors, pourquoi Staline avait-il cru, à la fin de 1928, qu’il pouvait rendre Trotsky politiquement impuissant en l’exilant de l’Union soviétique? La réponse réside dans le caractère du régime, dont Staline était la personnification brutale. Le pouvoir exercé par Staline était le pouvoir d’un appareil bureaucratique massif. Staline gouvernait par l’intermédiaire de la bureaucratie. Il exerçait son influence par le biais de la police secrète. Il répondait à ses opposants non par des idées et des arguments, mais par des mandats d’arrêt et des condamnations à mort.
Trotsky, bien que privé de tous les instruments conventionnels du pouvoir, attirait encore l’attention des sections les plus avancées de la classe ouvrière et de l’intelligentsia socialiste. Trotsky n’était pas seulement un exilé. Il incarnait le gouvernement ouvrier révolutionnaire en exil, dont la conquête du pouvoir, par une nouvelle vague révolutionnaire de la classe ouvrière en Union soviétique, dans les centres impérialistes et dans les colonies agitées, ne pouvait être exclue.
C’est pour cette raison que Trotsky est resté persona non grata dans tous les pays impérialistes. Ce n’est qu’en 1933 que Trotsky obtient enfin un visa pour entrer en France, et seulement dans les conditions les plus restrictives.
Trotsky décrit Prinkipo comme «une île de paix et d’oubli» et «un endroit idéal pour travailler à la plume, en particulier en automne et en hiver, lorsque l’île devient complètement déserte et que les bécasses apparaissent dans le parc». Et, en effet, des œuvres d’un génie extraordinaire ont jailli de sa plume pendant les années passées à Prinkipo.
Trotsky a produit un véritable chef-d’œuvre de la littérature mondiale: son «Histoire de la révolution russe» en trois volumes, ainsi que «Ma vie», l’une des autobiographies politiques les mieux écrites, les plus fascinantes, les plus objectives d’un point de vue historique et les plus honnêtes. Répondant aux critiques du milieu des sympathisants staliniens qui dénonçaient le «subjectivisme» du livre, Trotsky fit remarquer laconiquement qu’aucun auteur n’avait jamais réussi à écrire une autobiographie sans se mentionner lui-même.
Malgré leur caractère brillant et durable, ces deux ouvrages furent quelque peu éclipsés, d’un point de vue directement politique, par les commentaires de Trotsky sur les événements qui se déroulaient en Allemagne. Séparé de l’Allemagne par 2.000 kilomètres, l’analyse de Trotsky sur la croissance rapide du mouvement nazi, son accusation cinglante de la lâcheté politique des partis social-démocrate et communiste – les deux organisations de masse de la classe ouvrière allemande – face au danger fasciste était sans égal. Il mit en garde contre les conséquences d’une victoire nazie et appela à un front unique des partis et organisations de la classe ouvrière pour bloquer l’accession d’Hitler au pouvoir.
«Communistes ouvriers, écrivait Trotsky en 1931, vous êtes des centaines de milliers, des millions; vous ne pouvez partir nulle part; il n’y a pas assez de passeports pour vous. Si le fascisme arrive au pouvoir, il vous écrasera le crâne et la colonne vertébrale comme un terrible char d’assaut. Votre salut réside dans une lutte sans merci. Et seule une unité de combat avec les travailleurs sociaux-démocrates peut apporter la victoire. Hâtez-vous, travailleurs communistes, il vous reste très peu de temps!»
Le Parti communiste stalinien qualifia le parti social-démocrate de «social-fasciste», voulant dire qu’aucune différence n’existait entre une organisation réformiste de masse de la classe ouvrière et le parti nazi soutenu par des millions de petits-bourgeois réactionnaires et politiquement dérangés, voués à l’anéantissement total des organisations socialistes et communistes. Le rejet par l’organisation stalinienne d’une action défensive unifiée contre les nazis signifiait, en pratique, l’abandon de tous les efforts pour gagner le soutien des travailleurs sociaux-démocrates. Cela a paralysé la classe ouvrière et a permis à Hitler d’accéder au pouvoir le 30 janvier 1933.
Même après cette catastrophe politique, qui a abouti à l’instauration d’une dictature barbare et à la destruction complète du vaste mouvement ouvrier allemand, le régime stalinien de Moscou et l’Internationale communiste ont continué à insister sur le fait que les politiques menées par le Parti communiste allemand étaient correctes et au-dessus de toute critique.
Depuis la formation de l’Opposition de gauche en octobre 1923, le programme de Trotsky appelait à la réforme du Parti communiste russe et de la Troisième Internationale. Mais le refus des partis staliniens d’autoriser toute discussion sur le désastre allemand amena Trotsky à conclure que la politique qui visait à réformer la Troisième Internationale était épuisée. Le 15 juillet 1933, deux jours avant son départ de Prinkipo, Trotsky lance un appel à la construction d’une nouvelle Internationale. Il écrivit:
La direction de Moscou a non seulement proclamé infaillible la politique qui a garanti la victoire à Hitler, mais elle a également interdit toute discussion sur ce qui s’est passé. Et cette interdiction éhontée n’a été ni violée ni renversée. Pas de congrès nationaux, pas de congrès internationaux, pas de discussions dans les réunions du parti, pas de discussions dans la presse! Une organisation qui n’est pas provoquée par le tonnerre du fascisme et qui se soumet docilement à des actes aussi scandaleux de la bureaucratie démontre ainsi qu’elle est morte et que rien ne peut la ranimer. Le dire ouvertement et publiquement est notre devoir direct envers le prolétariat et son avenir. Dans tous nos travaux ultérieurs, il sera nécessaire de prendre comme point de départ l’effondrement historique de l’Internationale communiste officielle.
C’est ainsi que sur cette île, il y a 90 ans, la lutte pour la Quatrième Internationale a commencé. L’appel lancé par Trotsky a déclenché un processus de clarification programmatique et de préparation organisationnelle qui a abouti à la fondation officielle de la Quatrième Internationale en tant que Parti mondial de la révolution socialiste en septembre 1938.
À cette époque, Staline avait déjà organisé les trois procès tristement célèbres à Moscou et assassiné tous les principaux dirigeants de la révolution d’Octobre. La terreur stalinienne qui a balayé l’Union soviétique a pris les dimensions d’un génocide, s’en prenant systématiquement à tous les représentants importants de la politique et de la culture marxistes.
Mais alors que le nombre de victimes se chiffrait en centaines de milliers, la crainte de Staline à l’égard de l’influence de Trotsky ne diminuait pas. Staline était terrifié à l’idée que le déclenchement de la guerre avec l’Allemagne nazie – un événement que sa propre politique désastreuse avait rendu presque inévitable – produise un raz-de-marée de demandes populaires pour le retour d’exil de Trotsky, le fondateur et le chef de l’Armée rouge.
La peur viscérale de Staline à l’égard de Trotsky a été documentée par l’historien et biographe post-soviétique, le général Dmitri Volkogonov, qui a eu accès aux documents privés du dictateur. Il a écrit:
Le spectre de Trotsky revenait souvent hanter l’usurpateur… [Staline] craignait de penser à lui… Il pensait à Trotsky lorsqu’il devait s’asseoir et écouter Molotov, Kaganovitch, Khrouchtchev et Zhdanov. Trotsky était d’un calibre intellectuel différent, avec son sens de l’organisation et ses talents d’orateur et d’écrivain. À tous égards, il était bien supérieur à cette bande de bureaucrates, mais il était également supérieur à Staline et Staline le savait… Lorsqu’il lisait les ouvrages de Trotsky, tels que L’école stalinienne de falsification, Lettre ouverte aux membres du parti bolchevique ou Le thermidor stalinien, le dirigeant perdait presque son sang-froid.
Staline ne pouvait pas laisser Trotsky en vie. Le régime soviétique a déployé d’immenses ressources pour assassiner le dernier et le plus grand dirigeant de la révolution d’Octobre qui vivait. Le crime a finalement été exécuté il y a 83 ans aujourd’hui.
La commémoration d’aujourd’hui serait pleinement justifiée si elle ne visait qu’à honorer la vie de Trotsky en tant que figure titanesque de l’histoire des quatre premières décennies du XXe siècle: le codirigeant, avec Lénine, de la révolution d’Octobre, le commandant de l’Armée rouge, le théoricien de la révolution permanente, le plus grand orateur de son temps, l’auteur de chefs-d’œuvre littéraires et politiques, l’adversaire implacable du stalinisme et le visionnaire socialiste qui a prévu la possibilité pour tous les êtres humains de s’élever à un niveau intellectuel, culturel et moral que seuls les plus grands génies avaient atteint dans le passé.
Mais Trotsky est plus qu’une figure historique, dont la vie et l’œuvre sont étudiées pour comprendre le passé. Plus de 80 ans après son assassinat, Trotsky reste une présence extraordinairement contemporaine. Plus que tout autre dirigeant politique du siècle dernier, ses idées conservent une pertinence intacte. Les écrits de Léon Trotsky restent une lecture essentielle, non seulement pour comprendre les événements tumultueux du XXe siècle. Ils fournissent un cadre critique et indispensable à la compréhension de la réalité actuelle.
De son vivant, Trotsky a été la cible d’une campagne incessante de mensonges et de calomnies menée par le régime stalinien et ses partis satellites dans le monde entier. Ces mensonges se sont poursuivis jusqu’à la fin de l’URSS. De tous les grands dirigeants de la révolution d’Octobre persécutés et assassinés par Staline, seul Trotsky n’a jamais été «réhabilité» par les gouvernements soviétiques poststaliniens. En 1987 encore, au plus fort de la glasnost, Mikhaïl Gorbatchev a publiquement qualifié Trotsky d’ennemi de l’URSS et du socialisme. Gorbatchev a proclamé cela alors même qu’il approuvait la restauration du capitalisme et préparait la dissolution de l’Union soviétique.
Au lendemain de la liquidation de l’URSS, pratiquement tous les mensonges anti-Trotsky des staliniens ont été adoptés par les universitaires d’Europe occidentale et des États-Unis. Le Comité international de la Quatrième Internationale a été contraint de consacrer beaucoup de temps à mettre à nu et à réfuter la nouvelle vague de calomnies anti-Trotsky produites par l’école post-soviétique de falsification historique.
Le professeur Robert Service de l’Université d’Oxford s’est vanté, après la publication de sa biographie calomnieuse de Trotsky, d’avoir réussi à perpétrer un second assassinat. En réalité, le professeur Service n’a réussi qu’à détruire sa propre réputation professionnelle en tant qu’historien.
Pour tenter d’expliquer la passion, à la fois favorable et hostile, suscitée par la simple mention de son nom, j’ai fait remarquer que les discussions sur Trotsky ne portent pas seulement sur le passé. Elles portent tout autant sur les événements actuels et, assez souvent, sur ce qui risque de se produire à l’avenir.
L’influence persistante de Léon Trotsky provient du fait qu’il a identifié et abordé les problèmes, les contradictions et les crises d’une époque historique dans laquelle nous vivons toujours, une époque qu’il a définie comme «l’agonie du capitalisme». Malgré toutes les avancées technologiques, le monde actuel est un monde que Trotsky comprendrait très bien.
Tout d’abord, le plus grand changement dans la politique mondiale depuis sa mort en 1940 – la dissolution de l’Union soviétique et la restauration du capitalisme – est l’un de ceux qu’il avait prévus comme étant le résultat inévitable de l’autarcie économique nationale stalinienne combinée aux trahisons politiques du régime du Kremlin.
À un niveau encore plus profond, le problème central qui met en péril le développement progressiste de l’humanité – la contradiction entre l’interdépendance mondiale des forces productives dans une économie mondialisée et la persistance du système capitaliste de l’État-nation – a été clairement identifié par Trotsky dès la première décennie du 20e siècle. L’analyse de cette contradiction par Trotsky a acquis une acuité et une précision exceptionnelles au lendemain de la Première Guerre mondiale, qu’il considérait comme le début d’une série d’éruptions de violence impérialiste.
Le principal protagoniste de la violence impérialiste, avertissait Trotsky, serait la classe dirigeante des États-Unis, qui s’efforcerait d’imposer son hégémonie mondiale. Le dynamisme du capitalisme américain ne pouvait être contenu à l’intérieur des frontières nationales des États-Unis. Anticipant l’approche d’une crise économique majeure, Trotsky a averti en 1928 qu’un tel développement intensifierait, au lieu de l’atténuer, le caractère agressif de l’impérialisme américain. Il a écrit:
En période de crise, l’hégémonie des États-Unis s’exercera plus complètement, plus ouvertement et plus impitoyablement qu’en période de prospérité. Les États-Unis chercheront à surmonter leurs difficultés et leurs maux et à s’en extirper principalement aux dépens de l’Europe, que cela se produise en Asie, au Canada, en Amérique du Sud, en Australie ou en Europe elle-même, ou que cela se fasse pacifiquement ou par la guerre.
En 1931, observant les affaires mondiales depuis Prinkipo, Trotsky a lancé un avertissement:
Le capitalisme américain entre dans une ère d’impérialisme monstrueux, de croissance ininterrompue des armements, d’intervention dans les affaires du monde entier, de conflits militaires et de convulsions.
Et trois ans plus tard, Trotsky faisait cette comparaison mémorable et prophétique entre l’impérialisme américain et l’impérialisme allemand:
Le capitalisme américain est confronté aux mêmes problèmes que ceux qui ont poussé l’Allemagne en 1914 sur le chemin de la guerre. Le monde est divisé? Il doit être redivisé. Pour l’Allemagne, il s’agissait d’«organiser l’Europe». Les États-Unis doivent «organiser» le monde. L’histoire met l’humanité face à l’éruption volcanique de l’impérialisme américain.
La prophétie de Trotsky est la réalité d’aujourd’hui. L’«éruption volcanique» prévue par Trotsky est en cours depuis longtemps et sa lave brûlante engloutit le monde entier. Le principal problème stratégique auquel sont confrontés les dirigeants de l’impérialisme américain est de calculer le nombre de guerres qu’ils peuvent mener simultanément. Est-il possible, demande Biden à ses conseillers de la CIA et du Pentagone, de faire la guerre à la Russie et à la Chine en même temps, ou est-il préférable de détruire d’abord la Russie et de piller ses vastes ressources naturelles avant de se lancer dans une croisade, toutes bannières démocratiques de Wall Street déployées, contre la Chine?
La tragédie ukrainienne n’est que la première étape d’un conflit qui menace de dégénérer en Troisième Guerre mondiale. Espérer une désescalade rationnelle de la crise est, à ce stade, du pur aveuglement.
Il y a trois décennies, d’innombrables politiciens, journalistes et universitaires bourgeois ont proclamé que la dissolution de l’Union soviétique marquait l’aube d’une nouvelle ère de paix, de prospérité et de démocratie. Un devin particulièrement audacieux du nom de Francis Fukuyama, regardant profondément dans sa boule de cristal, a proclamé la «fin de l’histoire». Le capitalisme, affirmait-il, avait amené l’humanité au point ultime de l’évolution sociale, à partir duquel aucun progrès n’était plus possible.
Mais l’histoire s’est poursuivie, et tout à fait dans le sens prévu par Trotsky. Les 30 dernières années resteront dans l’histoire comme des décennies de guerre sans fin, de résurgence du fascisme, de désastres économiques, de niveaux stupéfiants d’inégalité sociale, de décadence culturelle, de pandémie mondiale qui a tué des millions de personnes et de catastrophe écologique qui se développe rapidement.
Nous sommes aujourd’hui confrontés à la même situation que celle décrite par Trotsky dans le document fondateur de la Quatrième Internationale, qu’il a rédigé en 1938, un an seulement avant le début de la Seconde Guerre mondiale: «Sans une révolution socialiste au cours de la prochaine période historique, une catastrophe menace toute la culture de l’humanité».
La catastrophe prédite par Trotsky a effectivement eu lieu. L’effroyable bilan humain de la Seconde Guerre mondiale n’a été limité que par le niveau technologique de l’époque.
Lorsque les États-Unis et leurs alliés de l’OTAN proclament que leurs opérations en Ukraine ne seront pas limitées par la menace d’une guerre nucléaire, cela ne peut que signifier qu’ils sont prêts à risquer la destruction de la planète pour atteindre leurs objectifs.
Mais Trotsky n’était pas un prophète de malheur. Il était un stratège de la révolution socialiste mondiale. Les contradictions mêmes qui conduisent le capitalisme au désastre génèrent également les conditions d’une révolution socialiste mondiale. Ses écrits et ses efforts inlassables pour construire la Quatrième Internationale témoignent de sa conviction que la classe ouvrière internationale est une force révolutionnaire qui possède le pouvoir de mettre fin au capitalisme et de reconstruire le monde sur des bases socialistes.
Trotsky était convaincu que le sort du socialisme, et donc de l’humanité dépendait de la construction d’un parti révolutionnaire mondial, basé sur un programme scientifiquement fondé, profondément enraciné dans la classe ouvrière et doté de la détermination, du courage et de l’initiative nécessaires pour régler les comptes avec le système capitaliste historiquement obsolète.
Trotsky n’a jamais faibli dans sa conviction que la révolution d’octobre, qu’il a dirigée aux côtés de Lénine, n’était, malgré toutes ses difficultés et vicissitudes, que le début d’un processus mondial qui triompherait. Il est nécessaire de maintenir une perspective historique. Comme il l’a écrit dans son autobiographie:
La révolution est une expérience d’un nouveau régime social, une expérience qui subira de nombreux changements et sera probablement refaite de fond en comble. Elle prendra un caractère entièrement différent sur la base des réalisations techniques les plus récentes. Mais après quelques décennies et quelques siècles, le nouvel ordre social regardera la révolution d’Octobre comme l’ordre bourgeois regarde la Réforme allemande ou la Révolution française. C’est si évident, si incontestablement évident, que même les professeurs d’histoire le comprendront, même si ce n’est qu’après de nombreuses années.
Aujourd’hui, 90 ans après son départ de Prinkipo et 83 ans après sa mort, nous nous retrouvons sur cette belle île, non seulement pour rendre hommage à un grand homme, mais pour puiser dans son œuvre une force et une inspiration renouvelées afin de relever les défis posés par la crise mondiale du capitalisme et la recrudescence internationale des luttes de la classe ouvrière.
Permettez-moi de conclure en exprimant l’espoir que la villa où Trotsky a vécu sera entièrement restaurée et deviendra un centre international pour l’étude du vaste héritage politique et intellectuel de Trotsky.
En entreprenant un tel projet, avec le soutien international nécessaire, Prinkipo ne réaffirmera pas seulement sa place dans l’histoire mondiale, mais apportera également une contribution significative à l’avenir de l’humanité.
(Article paru en anglais le 21 août 2023)