Il y a quarante ans, dans les derniers jours de juillet 1983, des nervis chauvinistes cinghalais soutenus par le gouvernement de L’United National Party (UNP) et les forces de sécurité ont déclenché un pogrom contre les Tamouls à Colombo et dans d'autres régions du Sri Lanka. Cette action a déclenché la guerre communale menée pendant 26 ans par des gouvernements successifs contre les Tigres de libération de l'Eelam tamoul (LTTE), un mouvement séparatiste.
La guerre a coûté la vie à des centaines de milliers de personnes – tamouls, cinghalais et musulmans – et a dévasté les conditions de vie de beaucoup d'autres, principalement celles de la minorité tamoule du nord et de l'est de l'île. Le conflit a pris fin de manière sanglante en mai 2009 avec l'écrasement militaire des LTTE et le massacre de dizaines de milliers de civils tamouls.
Cette guerre civile prolongée contient d'importantes leçons stratégiques pour la classe ouvrière au Sri Lanka et au plan international. Bien que la guerre ait pris fin il y a 14 ans, les problèmes politiques à l'origine du conflit n'ont pas été résolus et continuent de s'envenimer.
Le carnage perpétré contre les Tamouls il y a 40 ans a été déclenché par la mort de 13 soldats sri-lankais tués par les LTTE dans une embuscade le 23 juillet 1983. Avec l'accord du gouvernement, les militaires ont ramené les corps à Colombo le jour même, fournissant ainsi le prétexte aux violences anti-tamoules.
Des nervis bien organisés, armés de fusils, d'explosifs, de haches, de couteaux et de bâtons, et munis de listes électorales, ont pris pour cible les maisons et les entreprises des Tamouls. Ces gangs ont agi avec le soutien total du gouvernement UNP du président J.R. Jayawardene. Certains ministres ont été impliqués dans l'organisation et la direction des attaques. Les forces armées et la police ont soit participé directement aux violences, soit fermé les yeux.
Officiellement, le nombre de tués s'élève à 300, mais le chiffre réel est d'au moins un millier. Des centaines de femmes tamoules ont été violées. Plus de 250 000 personnes ont été déplacées. Dans la prison de Welikada à Colombo, 52 prisonniers tamouls ont été massacrés avec la complicité des responsables de la prison. Des milliers de maisons et de magasins appartenant à des Tamouls ont été brûlés et détruits.
Le président Jayawardene est apparu à la télévision nationale le 28 juillet et a justifié ces pogroms communautaristes : « En raison de la violence des terroristes, le peuple cinghalais lui-même a réagi. » Il a déclaré que le gouvernement avait décidé d'interdire les organisations prônant la division du pays, ajoutant que c’était « le seul moyen d'apaiser le désir naturel et l’exigence du peuple cinghalais ».
Le 4 août, le gouvernement a promulgué le sixième amendement constitutionnel interdisant aux partis politiques qui ne prêtent pas serment d'allégeance à « l'État unitaire » d'entrer au parlement ou dans les organes du gouvernement local. Tous les employés de l'État ont reçu l'ordre de prêter un serment similaire sous peine d'être licenciés.
Le Nord et l'Est ont été officiellement déclarés zones de guerre et des « stratégies pour les opérations militaires » dans ces provinces ont été élaborées et lancées par le commandant de l'armée, le général de division Tissa Weeratunga.
Le pogrom anti-tamoul de 1983 n'est pas tombé du ciel. Confronté à une opposition généralisée des travailleurs à sa politique d'ouverture des marchés, le gouvernement Jayawardene a eu recours à l'arme réactionnaire de l'establishment politique de Colombo, qui consiste à attiser le chauvinisme et la violence anti-tamouls pour diviser la classe ouvrière.
Le Sri Lanka a été l'un des premiers pays au monde à mettre fin à la politique de régulation économique nationale et de substitution des importations et à adopter le programme du marché libre. Dans un contexte de crise économique profonde, le gouvernement de Jayawardene, arrivé au pouvoir en 1977, a dévalué la roupie et a commencé à fermer ou à privatiser des entreprises publiques, à réduire les dépenses dans les services sociaux essentiels et à diminuer les subventions sur les prix des produits alimentaires de base tels que le riz et la farine.
Les conséquences pour les travailleurs et les pauvres des villes et des campagnes ont été dévastatrices et ont provoqué un nombre croissant de grèves et de protestations. En juillet 1980, les travailleurs du secteur public ont lancé une grève générale, réclamant une augmentation de salaire de 300 roupies, à laquelle le gouvernement a répondu en licenciant 100 000 employés. La grève a finalement été écrasée après que les principaux partis de la classe ouvrière – le Lanka Sama Samaja Party (LSSP), le parti communiste stalinien (CP) et le parti centriste Nava Sama Samaja Party (NSSP) – eurent refusé de mener une lutte politique pour faire tomber le gouvernement de l'UNP.
Pour contrer l'opposition généralisée, Jayawardene a intensifié la campagne anti-tamoule qui avait déjà donné lieu à des attaques violentes dans toute l'île, notamment contre les travailleurs tamouls dans les districts des plantations. Plus de 100 personnes ont été tuées et près de 100 000 ont été contraintes de fuir leur domicile.
En juin 1981, des voyous mobilisés depuis Colombo, avec le soutien des forces de sécurité et de la police, se sont déchaînés dans la ville septentrionale de Jaffna, mettant le feu à la bibliothèque publique de Jaffna qui conservait des livres précieux, y compris des manuscrits irremplaçables. Vinrent ensuite le pogrom de juillet 1983 et la guerre.
Le recours du gouvernement Jayawardene au chauvinisme anti-tamoul remonte aux fondements de l'État sri-lankais, formé à la suite de l'indépendance formelle de la domination coloniale britannique en 1948. La classe dirigeante avait dû faire face au développement de la lutte des classes dans les dernières années de la domination britannique après la Seconde Guerre mondiale, en particulier de la part des travailleurs des plantations, avec notamment des grèves générales en 1946 et 1947.
L'une des premières mesures prises par le gouvernement de l'UNP, qui a pris le pouvoir en 1948, a été d'abolir la citoyenneté et le droit de vote de centaines de milliers de travailleurs tamouls venus d'Inde pour travailler dans les plantations. L'objectif était de diviser la classe ouvrière sur des bases ethniques et de l'affaiblir.
Cependant, les trotskystes du Parti bolchevik-léniniste de l'Inde (BLPI), la section ceylanaise de la Quatrième Internationale, qui avait joué un rôle de premier plan dans les grèves générales, se sont opposés à la loi sur la citoyenneté et ont lutté avec ténacité pour l'unité de la classe ouvrière.
Lors du débat parlementaire, le leader du BLPI, Colvin R de Silva, a condamné le dangereux principe fasciste sur lequel la loi était fondée, à savoir « que l'État doit coexister avec la nation et la nation avec la race ». Il a averti que même si les Tamouls du Nord et de l'Est n'avaient pas été ciblés par la loi, il n'y aurait « qu'un pas, court mais facile à franchir », une fois que le principe racialiste aurait été adopté comme base de l'État sri-lankais.
Cet avertissement s'est rapidement confirmé. En 1953, le gouvernement de l'UNP est mis à genoux par une profonde crise économique et politique qui a provoqué un hartal national – grèves et fermetures d'entreprises et de commerces – qui a uni les travailleurs au-delà des clivages communautaires.
La réaction de la classe dirigeante a été de se tourner vers le Sri Lanka Freedom Party (SLFP), nouvellement formé, qui est arrivé au pouvoir en 1956 sur la base d'un programme ouvertement cinghalais-chauvin, habillé de phrases socialistes. Le gouvernement dirigé par le SLFP a mis en œuvre sa politique consistant à faire du cinghalais la seule langue officielle du pays, ce qui a gravement désavantagé les Tamouls, notamment de nombreux fonctionnaires qui ont perdu leur emploi.
Les origines de la guerre civile qui a éclaté en 1983 ne se trouvent pas simplement dans le chauvinisme anti-tamoul dans lequel la classe dirigeante de Colombo est embourbée, mais dans la liquidation du BLPI en un LSSP centriste en 1950, et dans le recul politique et l'adaptation du LSSP au populisme cinghalais et au SLFP qui ont suivi. En 1964, le LSSP a complètement abandonné toute adhésion à l'internationalisme socialiste et a rejoint le gouvernement bourgeois du SLFP dirigé par la Première ministre Sirimavo Bandaranaike.
La grande trahison du LSSP a été soutenue par la tendance révisionniste au sein de la Quatrième Internationale, dirigée par Michael Pablo et Ernest Mandel, qui rejetait le rôle révolutionnaire de la classe ouvrière et cherchait à la subordonner politiquement à la bureaucratie stalinienne en URSS, aux partis sociaux-démocrates et aux forces nationalistes bourgeoises telles que le SLFP dans des pays comme le Sri Lanka. Le Comité international de la Quatrième Internationale (CIQI) a été créé en 1953, pour rompre avec les pablistes et pour défendre le trotskysme authentique.
La trahison du LSSP a engendré une grande confusion et désorientation au sein de la classe ouvrière. Elle a ouvert la porte à divers groupes radicaux petits-bourgeois fondés sur une politique communautaire. Dans le sud, le Janatha Vimukthi Peramuna (JVP) a été créé en 1966 sur la base d'un mélange éclectique de maoïsme, de castrisme et de populisme cinghalais et s'est constitué une base parmi les jeunes ruraux opprimés.
En 1972, le gouvernement de coalition SLFP-LSSP-CP a introduit une nouvelle constitution, rédigée par le procureur général et dirigeant du LSSP, Colvin R de Silva, qui consacre officiellement le bouddhisme comme religion d'État, ainsi que la politique linguistique cinghalaise. Elle a également adopté des mesures discriminatoires à l'encontre des Tamouls en matière d'emploi dans le secteur public et d'accès à l'université.
La jeunesse tamoule du nord a déserté en masse les partis bourgeois tamouls traditionnels et s'est ralliée à divers groupes tamouls, dont le LTTE, qui prônait la lutte armée pour la création d'un État tamoul séparé.
Un groupe de jeunes qui s'étaient opposés à la trahison du LSSP ont formé la Revolutionary Communist League (RCL), le prédécesseur du Socialist Equality Party, en 1968, en tant que section sri-lankaise du CIQI.
Seule la RCL a défendu le programme de l'internationalisme socialiste, s'est opposée à toute forme de politique communautariste et a lutté pour l'unité de la classe ouvrière, qu'elle soit cinghalaise, tamoule ou musulmane. Lorsque le conflit a finalement éclaté en 1983, la RCL a été le seul parti à s'opposer systématiquement à la guerre, à défendre les droits démocratiques des Tamouls et à exiger le retrait inconditionnel de l'armée sri-lankaise du Nord et de l'Est.
La guerre qui a duré 26 ans est une condamnation de la classe dirigeante sri-lankaise et une confirmation de la théorie de la révolution permanente de Léon Trotsky. Trotsky a démontré que la bourgeoisie dans les pays à développement capitaliste tardif est organiquement incapable de répondre aux aspirations démocratiques et sociales des masses. Cette tâche incombe à la classe ouvrière dans le cadre de la lutte pour un gouvernement ouvrier et paysan chargé de mettre en œuvre la politique socialiste et de la lutte pour le socialisme à l'échelle internationale.
La guerre a également démasqué la politique séparatiste des LTTE, qui cherchaient à créer un État séparé, l'Eelam, dans le nord et l'est de l'île, avec le soutien de l'Inde. Malgré ses diverses phrases socialistes, l'appel du LTTE en faveur d'un État séparé représentait les intérêts de la bourgeoisie tamoule qui cherchait une arène pour profiter de l'exploitation des travailleurs tamouls.
La promotion par les LTTE d’illusions dans la bourgeoisie indienne a été révélée en juillet 1987 lorsque le gouvernement indien a conclu un accord – l'accord indo-lankais – pour renflouer le régime de Jayawardene, en proie à la crise. Le LTTE a soutenu l'accord en vertu duquel l'Inde a envoyé des troupes de « maintien de la paix » dans le nord du Sri Lanka pour désarmer les groupes armés tamouls en leur promettant une autonomie provinciale limitée. L'accord a permis à Jayawardene d'envoyer son armée pour écraser les troubles ruraux dans le sud.
Le soutien des LTTE à l'accord reflétait des processus internationaux plus profonds qui sapaient les mouvements dits de libération nationale. La mondialisation de la production dans les années 1980 a sapé tous les programmes fondés sur une régulation économique nationale, ce qui s'est manifesté le plus clairement par l'effondrement des régimes staliniens en Europe de l'Est et la dissolution de l'Union soviétique en 1991. Les LTTE ont de plus en plus abandonné leur vitrine socialiste et leur rhétorique anti-impérialiste et se sont tournés vers les grandes puissances pour qu'elles l'aident à créer un État séparé où le capital étranger pourrait exploiter une main-d'œuvre tamoule bon marché.
Dans le cadre de la discussion plus large au sein du CIQI, la RCL, qui avait défendu le 'droit à l'autodétermination du peuple tamoul' comme moyen d'unifier les travailleurs tamouls et cinghalais, a conclu que ce slogan n'avait plus aucun contenu progressiste. Tout en continuant à exiger le retrait immédiat des forces armées sri-lankaises du Nord et de l'Est, notre parti a lancé un appel en faveur d’une République socialiste du Sri Lanka-Eelam dans le cadre d’une Union des républiques socialistes en Asie du Sud et au niveau international.
Alors que la guerre communautaire s'est prolongée jusqu'en 2009, la perspective séparatiste des LTTE a eu pour effet de les isoler de plus en plus. Ils ont blâmé les masses cinghalaises pour les crimes de l'armée sri-lankaise et attaqué des Cinghalais innocents, ce qui n'a fait que renforcer la main du gouvernement de Colombo. Dans le nord et l'est du pays, les LTTE se sont de plus en plus aliéné les travailleurs tamouls par leur régime oppressif et anti-démocratique.
La défaite des LTTE n'a pas été une simple catastrophe militaire, elle a démontré la faillite de leur programme politique. Alors que l'armée sri-lankaise se rapprochait pour les tuer, les LTTE ont été incapables de faire appel à la classe ouvrière au Sri-lanka, et encore moins en Inde ou internationalement pour obtenir du soutien. Au lieu de quoi ils ont continué à lancer des appels futiles à la « communauté internationale », c'est-à-dire aux grandes puissances telles que les États-Unis et l'Inde, qui avaient soutenu politiquement et militairement la guerre menée par Colombo.
Aucun des problèmes liés à la guerre civile prolongée n'a été résolu. L'armée sri-lankaise maintient son occupation musclée du Nord et de l'Est, les droits démocratiques fondamentaux des Tamouls continuent d'être bafoués et, dans un contexte de crise économique sans précédent, les tensions communautaires sont de nouveau attisées.
Le gouvernement du président Ranil Wickremesinghe met en œuvre des mesures d'austérité drastiques dictées par le Fonds monétaire international (FMI) et doit faire face à une opposition et à des troubles généralisés parmi les travailleurs et les masses rurales, qu'ils soient cinghalais ou tamouls. Dans une tentative désespérée de stabiliser son gouvernement, Wickremesinghe cherche à obtenir le soutien des partis parlementaires tamouls bourgeois en proposant un plus grand partage des pouvoirs au sein des conseils provinciaux.
Le communautarisme anti-tamoul s'est immédiatement manifesté à Colombo. Les groupes chauvins cinghalais ont déjà lancé une campagne dénonçant Wickremesinghe pour préparer la division du pays en donnant plus de pouvoir aux Tamouls.
Au début du mois d'août, l'ancien chef d'état-major de l'armée, le lieutenant-général Jagath Dias, s'est adressé à une assemblée de chauvinistes cinghalais dans un centre bouddhiste de Colombo, affirmant qu' « un plan est en cours pour aider à établir l'Eelam par des moyens constitutionnels ». The Island, qui a rapporté la réunion et qui est connu pour encourager les groupes chauvinistes cinghalais, a déclaré que Dias dirigerait une campagne contre une plus grande autonomie provinciale.
Un autre groupe extrémiste cinghalais, le National Freedom Front, a accusé Wickremesinghe de chercher à « indianiser le pays » par le biais de ses accords économiques avec New Delhi. Sagara Kariyawasam, secrétaire du Sri Lanka Podujana Peramuna (SLPP), sur lequel Wickremesinghe s'appuie pour le soutenir au parlement, a mis en garde le président contre une priorisation de discussions sur un accroissement des pouvoirs des conseils provinciaux.
Toute l'histoire du Sri Lanka, en particulier la guerre civile brutale qui a dévasté l'île, constitue un clair avertissement pour la classe ouvrière: ses intérêts de classe en matière d'emplois décents et bien rémunérés, de services sociaux et de conditions de vie ne peuvent être satisfaits par une politique communautaire qui sème la division. Au lieu de cela, ce qui est cruellement nécessaire, c'est une lutte unifiée des travailleurs, qui mobilise les travailleurs ruraux opprimés, contre le système capitaliste et tous ses défenseurs, y compris les syndicats.
Le Socialist Equality Party appelle les travailleurs à former leurs propres comités d'action démocratiquement élus, indépendants de tous les partis capitalistes, sur chaque lieu de travail et dans chaque zone rurale, afin de lutter pour leurs droits démocratiques et sociaux fondamentaux. Nous faisons campagne pour un Congrès démocratique et socialiste des travailleurs et des masses rurales basé sur les représentants des comités d'action, afin de reprendre la lutte pour un gouvernement ouvrier et paysan qui abolisse toutes les formes de discrimination communautaire et les lois répressives, et qui mette en œuvre une politique socialiste.
(article paru en anglais le 15 août 2023)