Moins de deux semaines avant les élections anticipées du 20 août, le candidat à la présidence équatorienne Fernando Villavicencio a été tué le mercredi 9 août à l’issue d’un meeting de campagne dans un lycée de Quito. Un des auteurs présumés a été tué lors de l’affrontement entre des tueurs et les forces de sécurité ; six suspects ont été arrêtés. Tous les suspects sont des ressortissants colombiens.
Villavicencio était un législateur de droite dont la campagne était basée sur une rhétorique anti-corruption. Il demandait la condamnation des chefs de gangs, proposait une réponse militarisée, axée sur la loi et l’ordre, au crime organisé, et la purge des éléments criminels dans la police. Ces derniers jours, il avait fait état de menaces de mort proférées par «Fito», un chef local du cartel mexicain de Sinaloa, qui utilise l’Équateur comme plaque tournante logistique pour le trafic de stupéfiants vers les États-Unis et le Brésil. Une vidéo de rivaux présumés de ce gang a fait surface, qui revendique la responsabilité de l’attaque, suivie d’une autre vidéo qui la dément.
Le président équatorien en exercice, le riche banquier de droite Guillermo Lasso, avait dissous le Parlement le mois dernier et convoqué des élections anticipées afin d’éviter sa destitution pour corruption. Il a réagi à l’assassinat en déclarant un état d’exception de 60 jours, appliqué par l’armée, qui suspendra le droit de réunion, de mouvement, de libre expression et d’autres libertés civiles. Les élections se dérouleront effectivement sous la menace des armes.
Lors d’une allocution télévisée nationale mercredi, Lasso a condamné l’assassinat, le qualifiant de «crime politique» et a ensuite menacé de manière voilée d’annuler les résultats électoraux. «Nous n’allons pas remettre le pouvoir et les institutions démocratiques au crime organisé, même s’il est déguisé en organisation politique. Nous devons bannir la haine et la vengeance en tant que pratiques politiques».
Si Lasso a cité les menaces des cartels de la drogue, ses déclarations et celles de ses alliés politiques ont cherché à faire porter la responsabilité du meurtre à la principale tendance de l’opposition, dirigée par l’ex-président en exil Rafael Correa. Villavicencio, qui était quatrième ou cinquième dans les sondages, était l’un des critiques les plus virulents des ‘Correistas’, qu’il accusait d’appartenir à la «mafia».
La candidate présidentielle de Correa, Luisa González, était en tête des sondages avec une avance significative, mais les analystes s’attendent à ce que des secteurs importants de la population accusent les Correistas d’être responsables du meurtre, ce qui pourrait affecter le vote. D’autre part, Villavicencio était publiquement proche de Lasso et de ses alliés, qui bénéficieront électoralement de son assassinat.
Cet assassinat n’est que le dernier en date de plusieurs assassinats d’hommes politiques cette année, dont le célèbre maire de Manta, Agustín Intriago, les candidats à la mairie Oscar Menéndez et Julio César, enfin le candidat au Congrès, Rider Sánchez.
Bien que l’on ne sache toujours pas qui est à l’origine de l’assassinat de Villavicencio, son effet sera de discréditer les élections dans leur ensemble et de créer le risque qu’elles ne soient annulés, soit par une continuation du régime Lasso, soit par une prise de pouvoir des militaires.
Plus généralement, les assassinats de politiciens et la récente crise constitutionnelle en Équateur sont emblématiques de la crise du régime bourgeois, en Amérique latine comme ailleurs alors que les élites dirigeantes ont de plus en plus recours aux attaques contre les droits démocratiques, à l’état d’urgence, à la répression militaire et policière des manifestations sociales et des grèves, ainsi qu’à d’autres formes de violence politique.
Le capitalisme a démontré qu’il n’avait rien d’autre à offrir aux travailleurs latino-américains et aux masses rurales que la menace de dictature, la surexploitation, la misère sociale et la destruction de l’environnement. Cette situation est principalement le résultat de plus d’un siècle de domination semi-coloniale par l’impérialisme américain, qui dépend de plus en plus des opérations de changement de régime et de son influence sur les forces de sécurité régionales pour contrer le rapide déclin de son influence économique face à la Chine, à l’Europe et à d’autres rivaux économiques.
Certaines sections de l’élite dirigeante locale ont exploité le fait que les staliniens, les pablistes, les groupes indigènes et d’autres nationalistes petits-bourgeois ont canalisé l’opposition populaire vers leurs représentants politiques pour négocier une plus grande part des profits tirés de l’exploitation des travailleurs équatoriens.
Le parcours politique de Villavicencio illustre ce processus. Il est entré en politique dans les années 1990 en tant que dirigeant syndical de l’entreprise pétrolière publique Petroecuador, puis en tant qu’organisateur du parti nationaliste indigène Pachakutik, historiquement lié à la Confédération des nationalités indigènes (CONAIE). Ces forces ont travaillé pendant des décennies avec les partis et syndicats contrôlés par les staliniens pour canaliser l’opposition sociale, donnant une couverture de «gauche» à diverses fraction de l’élite dirigeante, alors même que la bourgeoisie nationale dans son ensemble allait de plus en plus à droite.
Villavicencio a pris de l’importance après que Pachakutik eut rompu avec le second gouvernement de Rafael Correa en 2009. Le député de ce parti Clever Jiménez et Villavicencio, qui agissait comme son conseiller, ont affirmé que Correa avait conspiré pour inciter à une émeute policière mortelle le 30 septembre 2010, où le président fut enlevé par la police puis secouru par l’armée. Confrontés à des condamnations pénales pour diffamation, Jiménez et Villavicencio se sont cachés en Amazonie.
Villacencio continua à aller à droite et se mit directement au service de Washington, allant jusqu’à exiger des sanctions américaines contre l’Équateur. Il a également calomnié le fondateur de WikiLeaks Julian Assange, qui risque la prison à vie ou pire aux États-Unis pour avoir dénoncé d’innombrables crimes de guerre et conspirations antidémocratiques de l’impérialisme américain. En 2018, Villavicencio a affirmé sans fondement qu’Assange avait accepté de bloquer la publication de preuves de corruption du gouvernement Correa en échange de l’asile politique à l’ambassade d’Équateur à Londres. De nombreuses diffamations à l’encontre d’Assange ont suivi sur les médias sociaux de Villavicencio. En 2019, Lenin Moreno, le successeur trié sur le volet de Correa, retira l’asile à Assange et permit à la police britannique de l’arracher à l’ambassade, ce qui a conduit aux procédures d’extradition, toujours en cours, vers les États-Unis.
Les régimes déjà en crise d’Amérique latine sont poussés au bord du gouffre, faisant face à une intensification explosive de la lutte des classes accompagnée d’une pression croissante de l’impérialisme américain sur les élites latino-américaines pour qu’elles s’opposent à la Chine, alors que Washington se prépare à une conflagration mondiale.
Cette situation se produit dans un contexte de pauvreté et d’inégalités endémiques – plus d’un tiers des Équatoriens souffrent d’une pauvreté multidimensionnelle, qui dépasse les 70 pour cent dans les zones rurales – suite à des décennies de coupes sociales et de privatisations à la demande du FMI et du capital financier. Entre-temps, la politique capitaliste a été clairement démasquée comme une porte ouverte à l’enrichissement par le biais de pots-de-vin et de liens avec le crime organisé, ce qui discrédite encore plus l’establishment politique.
Un article récent de l’institut de sondage Latinobarómetro résume la crise du pouvoir bourgeois. Il indique que 21 présidents ont été condamnés pour corruption, 20 n’ont pas terminé leur mandat et un troisième a violé les normes démocratiques depuis la transition vers un régime civil après les dictatures militaires soutenues par les États-Unis dans les années 1970-1980. L’institut constate que le soutien populaire à la «démocratie» bourgeoise est tombé de 63 pour cent en 2010 à 48 pour cent, tandis que 77 pour cent des personnes interrogées ne sont pas d’accord avec l’idée que «les partis politiques fonctionnent bien». La peur des coups d’État militaires est également omniprésente, selon les sondages.
Des manifestations de masse et des grèves contre les inégalités sociales ont éclaté en 2019 et 2022. Lenin Moreno a été contraint de déplacer temporairement son gouvernement de Quito à Guayaquil, dans un contexte d’escalade de la lutte des classes à l’international. À chaque étape, la bureaucratie syndicale dirigée par les staliniens, la CONAIE, les Correistas et leurs apologistes de la pseudo-gauche se sont efforcés d’enchaîner la classe ouvrière au régime capitaliste pourri de l’Équateur et à l’impérialisme américain. Aujourd’hui, ces mêmes forces travaillent à bloquer l’opposition populaire aux manœuvres autoritaires de Lasso, soutenues par l’armée.
La défense des droits démocratiques et sociaux des travailleurs et de toutes les masses opprimées en Équateur exige que les travailleurs se mobilisent contre toutes les organisations et tous les partis pro-capitalistes et nationalistes et qu'ils reprennent la lutte pour la révolution socialiste mondiale.
(Article paru d’abord en anglais le 12 août 2023)