Jeudi, la majorité corrompue et d’extrême droite de la Cour suprême des États-Unis a rendu une décision qui abolit de fait les préférences raciales dans les admissions à l’université. Par 6 voix contre 3, la Cour a estimé que les préférences raciales dans le processus d’admission à l’université de Harvard et à l’université de Caroline du Nord, connues également sous le nom de «discrimination positive», violaient le droit constitutionnel à une «protection égale» ainsi qu’une loi fédérale qui interdit la discrimination raciale de la part des bénéficiaires de fonds fédéraux.
Cette décision renverse des décennies de politique nationale délibérée et aura des implications considérables pour de nombreuses institutions et professions. Alors que la plupart des étudiants fréquentent des établissements d’enseignement supérieur peu ou pas sélectifs en termes d’admission, les effets les plus perturbateurs de la décision seront concentrés dans les établissements d’élite, où des dizaines, voire des centaines de candidats se disputent souvent le privilège d’une seule place.
Contrairement à la manière dont la décision a été présentée dans les médias américains – ils l’assimilent à la tristement célèbre décision Dobbs de l’année dernière qui abolit le droit à l’avortement – la question dans les affaires jugées jeudi n’était pas d’améliorer la qualité générale de l’éducation ou d’en élargir l’accès à des millions d’étudiants. Le litige portait plutôt sur les méthodes d’attribution du privilège d’obtenir un enseignement supérieur de qualité dans le cadre existant, qui reste inchangé.
Depuis des décennies, les politiques de discrimination positive font l’objet d’âpres débats entre les factions rivales de la classe dirigeante américaine. Cela a donné lieu à des décisions divergentes de la Cour suprême qui, jusqu’à une date récente, n’autorisaient les préférences raciales que dans une mesure limitée. Dans l’affaire la plus récente, l’administration Biden, les juges alignés sur le Parti démocrate et les universités ont défendu la discrimination positive. Mais la nouvelle majorité de juges d’extrême droite et d’alignement républicain, dont trois nommés par l’ex-président fasciste Donald Trump, en a profité pour transformer en loi suprême ce qui faisait auparavant l’objet de dissidences rageuses.
Cinq heures extraordinaires de plaidoiries ont été consacrées à l’affaire en novembre. À l’issue de ces plaidoiries, la décision 6-3 contre la discrimination positive était pratiquement acquise. Le délai de sept mois ainsi que la longueur extraordinaire de la décision (237 pages réparties entre six opinions différentes) témoignent de l’amertume des désaccords sur la fin d’une politique enracinée depuis des décennies.
Des mémoires d’«amicus» ou d’«amis de la cour» ont été présentés dans cette affaire par des groupes représentant des pans entiers de l’élite américaine des universités, des entreprises, du gouvernement et de l’armée. Nombre de ces groupes ont expressément défendu la discrimination positive en tant qu’institution clé des «canaux» servant à la sélection et à la préparation de la prochaine génération de l’élite et, en fin de compte, pour la garantie de la stabilité à long terme de l’ordre social capitaliste. Ils craignaient que le renversement de cette pratique bien établie n’ait des implications profondes et déstabilisantes.
La principale opinion dissidente de la juge Sonia Sotomayor a exprimé ces craintes. Tout en défendant la discrimination positive, elle a écrit: «L’histoire enseigne que la diversité raciale est un impératif de sécurité nationale».
Citant le mémoire du gouvernement Biden en faveur de la discrimination positive, Sotomayor a expressément lié la politique de discrimination positive aux plans de guerre du gouvernement américain. «D’après les “leçons tirées de décennies d’expérience sur le champ de bataille”, “l’armée est depuis longtemps d’avis”, toutes administrations confondues, que “la diversité raciale était essentielle à une armée prête à accomplir ses missions” et à garantir “la capacité de la nation à rivaliser, à dissuader et à gagner dans l’environnement de sécurité mondial de plus en plus complexe d’aujourd’hui”».
En effet, lors des plaidoiries en novembre, l’avocat général du gouvernement Biden a présenté cet argument en faisant implicitement référence au phénomène du «fragging» pendant la guerre du Viêt Nam, lorsque des conscrits noirs tuaient leurs officiers blancs.
Reprenant cet argument, Sotomayor a écrit: «Pendant la guerre du Viêt Nam, par exemple, le manque de diversité raciale a menacé l’intégrité et les performances de l’armée nationale parce qu’il alimentait l’idée que les minorités raciales/ethniques servaient de “chair à canon” pour les chefs militaires blancs».
Sotomayor a mis en garde contre «le résultat coûteux» de l’élimination de la discrimination positive, citant à nouveau le dossier de l’administration Biden. «“La force et la préparation militaires de la nation dépendent d’une réserve d’officiers qui sont, à la fois, hautement qualifiés et d’une grande diversité raciale, et qui ont été éduqués dans des environnements diversifiés qui les préparent à diriger des forces de plus en plus diversifiées”. Cela vaut non seulement pour les académies militaires, mais aussi pour “les universités civiles, y compris Harvard, qui accueillent des programmes du Corps de formation des officiers de réserve” (ROTC) et forment des étudiants qui deviendront ensuite des officiers».
Étendant ces raisonnements des officiers militaires à l’élite des affaires, Sotomayor a cité un mémoire déposé au nom de «grandes entreprises commerciales américaines», selon lequel «une main-d’œuvre diversifiée améliore les performances de l’entreprise».
«Un diplôme universitaire, en particulier celui d’une institution d’élite, permet de bénéficier de réseaux puissants et d’une mobilité socio-économique», a-t-elle reconnu. «L’admission à l’université est donc souvent le ticket d’entrée pour des emplois de haut niveau dans des lieux de travail où des décisions importantes sont prises».
En d’autres termes, les juges dissidents se sont opposé à l’abolition de la discrimination positive au motif qu’elle saperait l’illusion de la mobilité sociale ainsi que la légitimité perçue du gouvernement américain, de l’armée, des institutions financières et de l’ordre social capitaliste.
Quant à la majorité d’extrême droite de la Cour suprême, sa décision d’abolir la discrimination positive repose sur un certain nombre de calculs non moins cyniques. Aux côtés de personnalités fascistes comme Steven Bannon, ancien collaborateur de Trump, l’aile d’extrême droite de l’establishment politique américain sent que la politique identitaire bénéficie d’un faible soutien populaire, et cherche à exploiter des décennies de griefs accumulés résultant de l’application de préférences raciales.
Les affaires jugées jeudi ont été introduites par une organisation appelée les «Étudiants pour des admissions équitables» (Students For Fair Admissions – SFFA), associée à l’activiste juridique d’extrême droite Edward Blum, qui a déjà été à l’origine d’attaques juridiques contre la loi sur le droit de vote.
Dans l’affaire Harvard en particulier, un certain nombre de documents très embarrassants pour l’université ont été révélés au cours du procès, exposant la manière capricieuse dont les étudiants de certaines origines se voyaient attribuer des notes élevées de «leadership».
Tandis que la discrimination positive visait apparemment à éliminer les préjugés raciaux, dans la pratique, la répartition des préférences raciales impliquait souvent l’application directe de ces préjugés, par exemple lorsque des étudiants d’origine asiatique se voyaient attribuer arbitrairement de faibles notes de «personnalité» afin de faire de la place à des étudiants d’autres origines.
Au cours des décennies pendant lesquelles la discrimination positive s’est de plus en plus imposée, toute une «industrie artisanale» corrompue a vu le jour pour aider les étudiants à s’y retrouver dans ces préférences arbitraires, notamment en donnant des conseils sur la manière d’apparaître «moins asiatiques» dans leurs candidatures.
En ce qui concerne la question extrêmement sensible de l’armée en particulier, il convient de noter que la décision de la Cour suprême exclut les «académies militaires» de l’impact direct de l’arrêt, ajoutant que «l’avis n’aborde pas la question, à la lumière des intérêts potentiellement distincts que les académies militaires peuvent présenter».
Le conflit sur la discrimination positive à la Cour suprême est une facette de conflits plus larges au sein de l’establishment politique américain qui se reflètent également dans les controverses entre le «Projet 1619» du New York Times et le «Rapport 1776» du gouvernement Trump, ainsi que sur la «théorie critique de la race».
Dénonçant la «règle superficielle de ne pas voir la couleur de peau érigée en tant que principe constitutionnel», la dissidence de Sotomayor a décrit l’Amérique comme une «société ségréguée de manière endémique». Le juge Ketanji Brown Jackson, qui siégeait auparavant au conseil d’administration de Harvard, a écrit séparément que les États-Unis «n’ont jamais été aveugles à la couleur de la peau». L’implication est que l’Amérique est une société qui a toujours été divisée par la race, qu’elle demeurera divisée selon des lignes raciales dans un avenir prévisible et qu’au sein de cette société, un système d’attribution de privilèges basé sur la race jouera nécessairement un rôle plus ou moins permanent.
En attaquant le Parti démocrate là où elle le sent le plus faible, l’extrême droite cherche à gagner du soutien pour ses propres politiques fascistes, ainsi qu’à établir une plateforme pour des décisions juridiques antidémocratiques à l’avenir.
La tentative de la majorité d’extrême droite de la Cour suprême de se poser en parangon de l’«égalité» manque totalement de crédibilité. Vendredi, un jour seulement après la décision qui abolit la discrimination positive, la majorité de la Cour suprême s’est rangée du côté d’un fondamentaliste chrétien intolérant qui refusait de concevoir un site web pour un couple homosexuel. Invoquant la «liberté» religieuse, la décision rappelle les tristement célèbres décisions juridiques de l’époque Jim Crow qui confirmaient la «liberté» des restaurateurs de refuser de servir des Noirs. Le même jour, la Cour suprême a bloqué un plan fédéral d’annulation des prêts étudiants, empêchant ainsi des centaines de milliers d’anciens étudiants d’échapper à une dette écrasante que beaucoup d’entre eux ne seront jamais en mesure de rembourser.
Au début du mois, par un vote de 8 voix contre 1, la Cour suprême a lancé une attaque de grande envergure contre le droit de grève, ouvrant la porte aux employeurs pour qu’ils intentent des poursuites contre les travailleurs en grève pour les «dommages» résultant d’une grève. Sotomayor, qui a rédigé la principale opinion dissidente dans l’arrêt de jeudi sur la discrimination positive, s’est jointe à la majorité politiquement de droite dans cette décision.
La Cour suprême actuelle, composée de juges d’extrême droite non élus, est empêtrée dans un scandale de corruption sans précédent qui sape la légitimité de toutes ses prétendues décisions. De nombreux juges ont accepté des «cadeaux» non divulgués, notamment de la part de personnes et d’entités qui ont des objectifs politiques précis, voire des intérêts pécuniaires dans des affaires judiciaires en cours.
Le coupable le plus flagrant, Clarence Thomas, a refusé de démissionner même après que l’on a appris qu’il avait accepté d’importants «cadeaux» de Harlan Crow, un fanatique anticommuniste milliardaire dont l’un des hobbies est de collectionner des objets nazis. L’épouse de Clarence Thomas, Virginia «Ginni» Thomas, était un agent clé de Trump lorsque le coup d’État du 6 janvier 2021 était en préparation.
L’abolition de la discrimination positive par la Cour suprême jeudi met un terme à toute une époque au cours de laquelle les préférences raciales constituaient une composante majeure de la politique d’État aux États-Unis. Née dans les années Nixon avec le slogan du «capitalisme noir», la discrimination positive a été de plus en plus adoptée par le Parti démocrate au cours des décennies suivantes, alors que le parti se détournait des derniers vestiges d’un programme de réforme sociale pour se concentrer sur diverses formes d’«identité».
C’est un fait historique objectif que ces politiques n’ont profité qu’à une couche étroite et privilégiée de minorités, tandis que les inégalités sociales augmentaient et que les salaires et les conditions de vie diminuaient régulièrement dans tous les domaines.
Il y a plus de vingt ans, le World Socialist Web Site a publié une déclaration intitulée «Discrimination positive et droit à l’éducation: une réponse socialiste» (Affirmative action and the right to education: a socialist response), qui rejetait le choix entre les partisans des préférences raciales et leurs détracteurs de droite.
«Une véritable amélioration de l’état de l’éducation aux États-Unis nécessite un investissement public massif dans l’enseignement primaire, secondaire et supérieur», conclut la déclaration. «Les écoles primaires doivent recevoir les fonds nécessaires pour offrir un enseignement de qualité à tous. Les enseignants doivent être mieux payés, la taille des classes doit être réduite, les bâtiments scolaires doivent être améliorés et les quartiers environnants rénovés. Des cours de rattrapage doivent être mis à la disposition de tous ceux qui ont souffert de la dégradation de l’enseignement primaire. Une éducation de qualité à tous les niveaux doit être offerte, gratuitement et en tant que droit démocratique fondamental, à tous ceux qui le souhaitent, sans distinction raciale ou de genre. En ce qui concerne l’enseignement supérieur, cette approche implique une politique de libre admission».
La décision de jeudi rend la lutte pour cette perspective encore plus urgente. Le gouvernement américain consacre actuellement d’énormes sommes d’argent à la guerre par procuration en Ukraine et aux préparatifs d’une troisième guerre mondiale, ce qui doit inévitablement se traduire par des attaques encore plus brutales contre les ressources et les conditions sociales nécessaires à une éducation de qualité pour la jeunesse.
La lutte pour le droit à l’éducation doit être ancrée dans les intérêts de l’ensemble de la classe ouvrière internationale, y compris les personnes de toutes origines, en opposition à toutes les factions de la classe dirigeante de chaque pays, à leurs stratégies cyniques de diviser pour régner et à leurs plans de guerre.
(Article paru en anglais le 1er juillet 2023)