Deux discours récents prononcés par des membres clés du gouvernement Biden ont mis en évidence que la politique économique des États-Unis est intégralement liée à une confrontation avec la Chine sous le drapeau de la «sécurité nationale».
Dans un discours prononcé le 20 avril à l’université Johns Hopkins sur les relations économiques entre les États-Unis et la Chine, la secrétaire au Trésor, Janet Yellen, a insisté sur le fait que les États-Unis ne cherchaient pas à se «découpler» de la Chine, mais qu’ils feraient avant tout valoir leurs intérêts en matière de sécurité nationale.
Les interdictions technologiques imposées par les États-Unis, a-t-elle affirmé, n’étaient pas destinées à «étouffer» le développement économique de la Chine, mais constituaient des mesures ciblées fondées sur des considérations de sécurité nationale.
Toutefois, comme l’a souligné l’historien économique Adam Tooze en réponse au discours de Yellen, «ces mesures ciblées ont jusque là inclus des efforts massifs pour entraver le leader mondial de la technologie 5G, Huawei, des sanctions contre l’ensemble de l’industrie des puces électroniques et ont mis la plupart des grandes universités de recherche en Chine sur la liste des entités américaines limitant strictement les échanges commerciaux».
Le discours de Yellen a été suivi une semaine plus tard d’un discours du conseiller à la sécurité nationale, Jake Sullivan, à la «Brookings Institution» sur le thème du «renouvellement du leadership économique américain».
Si Yellen a cherché à dissimuler les forces motrices du militarisme croissant dirigé contre la Chine, elle a affirmé que les États-Unis n’avaient rien à craindre de la concurrence puisqu’ils étaient l’économie la plus forte du monde. Par contre, les remarques de Sullivan ont clairement montré que les inquiétudes concernant le déclin américain étaient au premier plan.
Il a commencé par noter que les mutations de l’économie mondiale avaient laissé de nombreux travailleurs américains sur la touche, qu’une crise financière avait ébranlé la classe moyenne, que la pandémie avait révélé la fragilité des chaînes d’approvisionnement mondiales, que le changement climatique menaçait vies et moyens de subsistance et que l’invasion de l’Ukraine par la Russie avait montré les risques d’une dépendance excessive – une référence à l’arrêt de l’approvisionnement de l’Europe en énergie.
Le déclin était le résultat de l’agenda effréné de «libre marché» promu par les États-Unis, parfois appelé le «consensus de Washington», qui a affaibli leur position et le moment présent «exige que nous forgions un nouveau consensus».
Le «nouveau consensus de Washington», a-t-il déclaré, ne serait pas «l’Amérique seule», mais une alliance de grandes puissances prêtes à accepter la domination américaine et dirigée essentiellement contre celles qui ne l’acceptent pas, en particulier la Chine.
Sullivan s'est attardé sur le déclin de la puissance économique américaine.
«La base industrielle de l'Amérique a été vidée de sa substance», a-t-il déclaré.
Sans ignorer les marchés, il a déclaré qu’«au nom de l’efficacité d’un marché simplifié à l’extrême, des chaînes d’approvisionnement entières de biens stratégiques – ainsi que les emplois et les industries qui les accompagnent – ont été transférées à l’étranger».
Il a fait allusion à la croissance du parasitisme financier, sans le nommer en tant que tel, qui en était venu à jouer un rôle si dominant dans l’économie américaine. On partait du principe que toute croissance était bonne et que le type de croissance n’avait pas d’importance.
«Ainsi, diverses réformes se sont combinées pour privilégier certains secteurs de l’économie, comme la finance, tandis que d’autres secteurs essentiels, comme les semi-conducteurs et les infrastructures, se sont atrophiés. Notre capacité industrielle – qui est cruciale pour la capacité d’un pays à continuer d’innover – en a vraiment souffert».
Les «chocs» de la crise financière mondiale et de la pandémie avaient mis en évidence les limites des postulats précédents.
Dans le même temps, la Chine avait entrepris une expansion massive dans des domaines traditionnels tels que l’acier et dans «les industries clés de l’avenir, telles que l’énergie propre, l’infrastructure numérique et les biotechnologies avancées». L’Amérique n’avait pas seulement perdu l’industrie manufacturière, elle avait érodé sa compétitivité dans des technologies essentielles qui définiront l’avenir.
On avait espéré que le précédent «consensus de Washington», en «intégrant les pays dans l’ordre fondé sur des règles, les inciterait à adhérer à ces règles», c’est-à-dire à se soumettre à la domination des États-Unis.
Mais dans le cas de la Chine, cela s’était avéré ne pas être le cas, et lorsque Biden était arrivé au pouvoir, «nous avons dû faire face au fait qu’une grande économie non marchande s’était intégrée dans l’ordre économique international d’une façon qui posait des défis considérables».
Il a souligné le retard important des États-Unis dans le développement des nouvelles technologies de l'avenir et dans l'accès aux matières premières dont elles dépendent.
«L’Amérique ne fabrique plus qu’environ 10 pour cent des semi-conducteurs dans le monde et la production – en général et surtout lorsqu’il s’agit des puces les plus avancées – est géographiquement localisée ailleurs».
En ce qui concernait les minéraux essentiels, cruciaux pour un avenir énergétique propre, la situation était tout aussi mauvaise que pour la haute technologie.
«Aujourd’hui, les États-Unis ne produisent que 4 pour cent du lithium, 13 pour cent du cobalt, 0 pour cent du nickel et 0 pour cent du graphite nécessaires pour répondre à la demande actuelle de véhicules électriques. Pendant ce temps, plus de 80 pour cent des minéraux essentiels sont traités par un seul pays, la Chine».
Les remarques de Sullivan soulignent une question essentielle soulevée par Lénine dans son ouvrage, L’impérialisme, qui met à nu les forces motrices objectives qui ont conduit à la Première Guerre mondiale et qui continuent d’agir puissamment de nos jours.
«Plus le capitalisme se développe, écrit-il, plus le besoin de matières premières se fait sentir. Plus la concurrence devient âpre, et plus la chasse aux matières premières est fébrile dans le monde entier et donc plus la lutte pour l’acquisition des colonies devient désespérée».
Sullivan a déclaré qu’il n’était ni possible ni souhaitable que les États-Unis essaient de tout construire sur leur territoire. L’objectif n’était pas l’autarcie, mais «la résilience et la sécurité de nos chaînes d’approvisionnement». Les États-Unis s’étaient engagés à mettre en œuvre une stratégie industrielle sur leur territoire «tout en s’engageant sans ambiguïté à ne pas laisser nos amis sur la touche».
Mais qui on désigne comme «ami» dépend de sa volonté de se soumettre aux objectifs géostratégiques et politiques de l’impérialisme américain. En d’autres termes, l’objectif du nouveau «consensus» est de former un bloc fondé sur la suprématie des États-Unis et convaincu que l’essor économique et technologique de la Chine est un danger à supprimer coûte que coûte .
Définir cet objectif est une chose, l’atteindre une autre. Car, comme l’a fait remarquer le ministre britannique des Affaires étrangères Lord Palmerston au XIXe siècle, il n’y avait pas d’alliés permanents, il n’y avait que des intérêts permanents.
Et les États-Unis ont montré que lorsqu’il s’agit de défendre ces intérêts, ils agissent sans pitié contre leurs «amis» comme contre leurs ennemis.
On l’a vu avec la menace d’imposer des mesures aux entreprises européennes qui traitent avec l’Iran au mépris des sanctions américaines et avec l’opposition des États-Unis au gazoduc Nord Stream reliant la Russie à l’Allemagne, les preuves s’accumulant de ce que son sabotage a été réalisé soit directement par des forces sous leur contrôle, soit par leur biais.
À l’heure actuelle, les autres puissances impérialistes estiment qu’elles n’ont pas d’autre choix que de se conformer aux diktats américains et ne sont pas encore en mesure de les contester. Mais combien de temps cela durera est une autre question car ils ont tous leurs intérêts et appétits impérialistes propres, dont certains sont axés sur la Chine et ne coïncident pas nécessairement avec ceux des États-Unis.
La nouvelle stratégie industrielle a déjà suscité des frictions, l’Union européenne a dénoncé la loi sur la réduction de l’inflation (Inflation Reduction Act) qui accorde d’importantes subventions à l’industrie américaine impliquée dans les énergies vertes. Cela a suscité de «sérieuses inquiétudes» quant aux incitations financières prévues par le plan, qui menacent l’industrie européenne.
Sullivan a affirmé que cette loi allait être «mise à profit» et qu’on allait en faire, d’une source de friction, une source de «force et de fiabilité». Il est possible qu’on décide des mesures de rafistolage mais l’idée maîtresse de son discours balaie toute idée que l’impérialisme américain est prêt à tolérer ce que des experts ont présenté comme un monde «multipolaire», réglementé pacifiquement par les puissances impérialistes.
En avançant ce programme, le gouvernement américain s’appuie directement sur la bureaucratie syndicale pour le vendre et l’imposer. À cette fin, son discours a fait référence à ce que le programme précédent avait favorisé les riches et vidé de leur substance les communautés manufacturières. À présent l’objectif du nouveau programme était de faire avancer l’innovation et créer de bons emplois.
Mais ce n’est là qu'une fiction, au même titre que l'affirmation précédente que «l'économie du ruissellement», qui enrichit encore plus ceux déjà fabuleusement riches, «serait profitable à tous».
Le «nouveau consensus de Washington» est que le nerf industriel et technologique de la guerre doit être renforcé et concentré. Cette campagne de guerre économique signifie des attaques plus intenses contre la classe ouvrière à l’intérieur, dans des conditions où on dénoncera sa lutte contre l’aggravation des conditions sociales comme mettant en danger la sécurité nationale.
(Article paru d’abord en anglais le 9 mai 2023)