La campagne Enough is Enough: une fraude politique au service du Parti travailliste et des syndicats

Le groupe de campagne Enough is Enough(En voilà assez) a tenu son rassemblement de lancement le 17 août, avec en tête d'affiche Mick Lynch, secrétaire général du syndicat RMT (Rail, Maritime et Transport). Parmi les autres orateurs figuraient le chef du syndicat CWU (Travailleurs de la communication), Dave Ward, et la députée travailliste Zara Sultana.

Les cinq revendications de la campagne : « Une véritable augmentation des salaires », « Réduction des factures d'énergie », « En terminer avec la pauvreté alimentaire », « Des logements décents pour tous » et « Taxer les riches », ont remporté un large soutien dans le contexte du plus grand effondrement du niveau de vie depuis le Grande Dépression.

Le secrétaire général du syndicat RMT, Mick Lynch, s'exprimant lors du rassemblement de lancement de Enough is Enough [Photo : WSWS]

Lynch, la figure de proue de cette campagne, est pour beaucoup associé à une vague de grèves nationales des chemins de fer, considérées par de nombreux travailleurs comme le coup de départ d'une mobilisation de masse contre le gouvernement conservateur. Depuis le début de cette vague ont fait grève les travailleurs de Royal Mail, de BT, du port de Felixstowe, ceux des raffineries de pétrole, les éboueurs et les employés des entrepôts d'Amazon.

1 500 personnes ont assisté au rassemblement d'ouverture à Londres ; des rassemblements locaux ont été organisés dans tout le pays. Un rassemblement national est prévu le 1eroctobre contre les prix du carburant. Un demi-million de personnes se sont inscrites à Enough is Enough.

Les travailleurs britanniques sont, comme ceux du reste du monde, confrontés à une catastrophe sociale. L'inflation des prix à la consommation est de 12,3 pour cent et devrait atteindre 17,7 pour cent d'ici la fin de l'année. La facture d’énergie des ménages va encore augmenter de 80 pour cent en octobre, provoquant ce que le Service national de santé appelle une «catastrophe humanitaire» et des milliers de décès dus à la pauvreté énergétique cet hiver.

Une immense colère sociale monte contre le gouvernement conservateur et une opposition parlementaire travailliste ouvertement opposée à toute riposte des travailleurs. Enough is Enougha été lancé pour contrôler et supprimer cette colère sociale, protéger le Parti travailliste et les syndicats de toute contestation politique et empêcher une éruption incontrôlée de la lutte des classes qui menacerait la survie de l'impérialisme britannique.

Owen Jones, du Guardian,a noté dans une chronique du 23 août: « Quand des millions de Britanniques croient que les émeutes sont justifiées par la flambée du coût de la vie, ce n'est pas une exagération de décrire la nation comme une poudrière. Selon un sondage ComRes commandé par l' Independent, 29 pour cent des électeurs pensent que des troubles violents sont appropriés compte tenu des circonstances. Parmi les 18 à 24 ans, près de la moitié pensent que les émeutes sont justifiées ; et même chez les 35 à 44 ans, ce sont plus de 40 pour cent. Si une grande partie de l'électorat pense qu'il est justifiable de tout casser en signe de protestation avant même que la hausse prévue des prix de l'énergie ne plonge des millions de ménages dans la misère, quelle fureur nous attend cet hiver ? »

Jones écrit que l'opposition de masse à « la catastrophe humanitaire imminente à laquelle nous sommes confrontés [...] doit être canalisée de manière à forcer le gouvernement à satisfaire les demandes populaires, sans dévaster les grandes villes britanniques ». Il propose Enough is Enoughcomme base pour prévenir le désordre social.

Que faudrait-il pour réaliser ne serait-ce qu’une seule des revendications avancées par Enough is Enough ?

Premièrement, cela nécessiterait la mobilisation de toute la classe ouvrière contre la classe capitaliste, son appareil d'État, et une lutte politique contre le gouvernement conservateur.

Des cheminots en grève montent un piquet lors de la récente grève nationale des chemins de fer au Royaume-Uni au dépôt de maintenance Cowlairs à Springburn , au nord de Glasgow, le 25 juin 2022 [Photo : WSWS]

Des millions de travailleurs le savent, d’où la revendication d'une grève générale exprimée sur les piquets de grèves de tout le pays. Pourtant, lors du lancement d’Enough is Enough, aucun intervenant n'a appelé à faire tomber les conservateurs, pas même Lynch qui quelques jours auparavant avait parlé de la nécessité d'une grève générale.

Associer cette campagne à une grève générale risquerait cependant de déclencher des luttes de masse de la classe ouvrière qui placeraient Lynch et compagnie dans conflit politique direct avec la Confédération syndicale (TUC) et le Parti travailliste – ce qu'ils veulent éviter à tout prix.

Lorsque Lynch a évoqué la nécessité d'une grève générale, il a insisté pour dire que seul le TUC pouvait y appeler. Mais il n'a même pas profité du lancement d’Enough is Enough(ou toute autre plate-forme publique) pour exiger que ce soit fait – et encore moins pour lancer l'appel nécessaire pour que les travailleurs se libèrent de la camisole de force du TUC et unifient leurs luttes contre l'ennemi commun. Au lieu de quoi il donne toute liberté à ses collègues bureaucrates syndicaux pour diviser systématiquement les travailleurs, tout en retardant les grèves par des consultations et des scrutins prolongés.

Dans les coulisses, Lynch travaille avec des responsables syndicaux clés à limiter les efforts des travailleurs à la tâche infructueuse de faire pression sur le TUC pour une « action coordonnée ». L’ Observer du 27 août fait état d'une « série de motions déposées par les plus grands syndicats du pays avant le congrès du TUC le mois prochain », dont les deux plus grands syndicats Unison et Unite, et le RMT, appelant le TUC à « faciliter et encourager la coordination entre les syndicats afin que les travailleurs en conflit puissent exploiter le plus efficacement possible leur pouvoir syndical pour gagner ».

La secrétaire générale de Unite, Sharon Graham, avait «clairement indiqué qu'elle ne parlait pas de grèves de solidarité, qui sont illégales – c’est-à-dire un syndicat qui n’est pas en grève portant secours à un autre », et avait rassuré ses collègues bureaucrates qu’on ne leur demandait rien de plus que de consulter leurs agendas de bureau..

Une préoccupation tout aussi importante pour la directiond’Enough is Enoughest de ne pas entrer en conflit direct avec le Parti travailliste de Sir Keir Starmer, qui fonctionne comme partenaire de fait en coalition avec les conservateurs. Starmer s’est attiré la haine de larges masses de travailleurs pour sa poursuite impitoyable d'un programme pro-entreprise et pro-guerre, qui l'a vu menacer ses propres députés de suspension s'ils critiquaient l'OTAN ou assistaient même à un piquet de grève. Cela a forcé les orateurs du rassemblement d'ouverture à des contorsions verbales, critiquant Starmer poliment tout en continuant à exhorter au soutien du Parti travailliste.

Lynch a lancé cette remarque extraordinaire : « Je m'en fiche si le Parti travailliste remporte l'élection. J'espère qu'il gagnera les élections », avant d'insister pour dire que c'était « dans notre intérêt » que les travaillistes « accèdent au pouvoir».

Dave Ward a demandé à son auditoire : « N'oubliez jamais qu'il y a de grands politiciens travaillistes. Ils méritent notre soutien car ils sont avec nous. Et celui-ci grandira. »

C’est là une tentative de présenter la présence de plus en plus ténue et marginalisée de la poignée de députés travaillistes de «gauche» du «Groupe de campagne socialiste» corbyniste comme preuve qu’on peut encore pousser les travaillistes à agir dans l’intérêt de la classe ouvrière. Le Socialist Workers Party s'est joint à la promotion de ces illusions, écrivant sur le rassemblement: « L'atmosphère faisait écho à celles des rassemblements de Jeremy Corbyn en 2015 et 2017. »

Mais toute association avec Corbyn est forcément honteuse car depuis son élection à la tête du parti en 2015, la « gauche » travailliste a prouvé son hostilité absolue à toute lutte contre la droite. C'est grâce au refus de Corbyn de s'opposer aux blairistes, malgré le mandat massif qu'il avait reçu lors de deux élections à la direction, que ceux-ci ont été libres de faire la guerre aux propres membres du Labour, utilisant pour cela de fausses accusations d'«antisémitisme». Ils purent ainsi reprendre le contrôle direct du parti après que les lâches reculades de Corbyn aient aliéné des millions d'électeurs de la classe ouvrière, conduisant ensuite à sa déroute aux élections générales de 2019. Son héritage politique a été l'élection de Boris Johnson au poste de Premier ministre et de Starmer à la tête du Parti travailliste.

Les corbynistes sont de fidèles représentants de la bureaucratie travailliste et syndicale et de l'État capitaliste. Ils sont déterminés à ne pas s’associer à une contestation politique de Starmer ou à des appels à la chute des conservateurs. Seuls deux députés relativement inconnus du ‘Groupe de campagne socialiste’ sont officiellement impliqués dans la campagne Enough is Enough– Zara Sultana et Ian Byrne – qui ont été élus au parlement en 2019. Corbyn et d'autres se sont limités à des tweets de soutien à un projet dans lequel ils ont été impliqués depuis sa conception. Le lendemain du rassemblement, Corbyn a tweeté une photo de lui aux côtés de Sultana et Lynch sur un piquet de grève des cheminots.

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Une considération majeure pour Corbyn est d'éviter d'être placé dans une situation où ses références politiques d'opposition peuvent être contestées. Le groupe Weekly Workerécrit par exemple: « On ne nous le dit pas, mais beaucoup soupçonnent (notamment dans la bureaucratie travailliste ) que cette campagne pourrait être un essai pour un nouveau parti qui pourrait impliquer des syndicats tels que RMT, ainsi que des députés travaillistes purgés, et attirer les différents fragments de la gauche travailliste post-Corbyn. »

Une telle spéculation est très problématique pour Corbyn, qui a repoussé tous les appels de ses partisans à rompre avec les travaillistes et à former un nouveau parti, préférant des supplications pour que ceux expulsés par Starmer soient réadmis – afin de mieux aider à maintenir le contrôle des travaillistes sur la classe ouvrière. Les liens avec le Groupe de campagne socialiste ont donc été délibérément minimisés bien que l’implication de celui-ci avec Enough is Enoughsoit centrale.

Ceci est confirmé par la référence au magazine Tribune comme seul soutien médiatique officiel de la campagne. Tribune a été acheté en 2018 par Jacobin, la publication semi-officielle des Socialistes démocrates d'Amérique. Il publie désormais quatre numéros par an renforçant les références de gauche de Corbyn et Cie, tout comme Jacobinle fait avec Bernie Sanders et d'autres au Parti démocrate. Il a même obtenu le soutien de Sanders pour Enough is Enough.

Zara Sultana s’est vue accorder le rôle de porte-drapeau public des corbynistes. Elle a déjà démontré sa couardise politique en retirant son nom d'une lettre de la coalition Stop the War, critiquant l'OTAN pour verser « de l'huile sur le feu » en Ukraine, moins d'une heure après que Starmer eut menacé de l’écarter du groupe travailliste parlementaire. Lors du rassemblement d'Enough is Enough, elle ne put même pas se résoudre à mentionner le nom de Starmer lorsqu'elle déclara son intention de continuer à assister aux piquets de grève.

Zara Sultana s'exprimant lors du rassemblement Enough is Enough [Photo : WSWS]

Accorder une amnistie politique aux travaillistes et au TUC et s'opposer à un mouvement visant à renverser le gouvernement signifie porter l'attention sur ce que Sultana décrit comme « un pont entre les mouvements sociaux, la politique parlementaire et le mouvement ouvrier, tous collaborant pour gagner pour les travailleurs ». Pendant ce temps, Lynch et Ward promeuvent Enough is Enoughcomme une campagne politique sans parti, se limitant à faire pression sur les autres pour qu'ils agissent. « Je me fiche que le Parti national écossais soit au pouvoir, je me fiche que ce soit Plaid Cymru [nationalistes gallois]», a souligné Lynch. « Nous voulons pousser le Parti travailliste dans une position où il doit suivre Enough is Enough. Nous le voulons pour le TUC, nous le voulons pour les syndicats, nous le voulons pour les Verts, nous le voulons pour les libéraux. »

La classe ouvrière peut protester et se plaindre, mais elle ne doit pas entreprendre de lutte politique contre la bourgeoisie et ses partis. Cela doit être évité à tout prix, en laissant la classe dirigeante libre de mener une guerre par procuration contre la Russie en Ukraine, imposer une austérité de masse, laisser la COVID faire des milliers de morts supplémentaires et préparer une répression d'État contre la classe ouvrière, notamment en interdisant le droit de grève.

Enough is Enoughne « poussera » aucun de ces partis ou le TUC à la suivre. Elle désarmera les travailleurs dans leur lutte contre ceux qui imposent les diktats des grands trusts et des banques.

La réalisation d'un tel programme politique s’appuie sur les illusions des travailleurs envers une poignée de dirigeants syndicaux au discours militant, comme Lynch. Mais également sur la croyance persistante que les syndicats peuvent être utilisés comme instruments de lutte de classe dans des conditions où le caractère pro-capitaliste et anti-ouvrier du Parti travailliste est clair pour des millions de gens.

Mais opposer les syndicats au Parti travailliste limite la classe ouvrière aux grèves et aux protestations, cachant la lutte politique nécessaire contre ces organisations politiques qui sont le soutien essentiel du régime capitaliste en Grande-Bretagne. Écrivant en 1929 sur les « Erreurs du syndicalisme » et s'adressant aux membres du Parti communiste de Grande-Bretagne, Léon Trotsky expliquait :

« Par l'exemple de l'Angleterre, on voit très clairement combien il est absurde d'opposer comme s'il s'agissait de deux principes différents l'organisation syndicale et l'organisation étatique. En Angleterre plus qu'ailleurs l’État repose sur le dos de la classe ouvrière, qui compose l'écrasante majorité de la population du pays. Le mécanisme est tel que la bureaucratie s'appuie directement sur les ouvriers, et l’État indirectement, par l'intermédiaire de la bureaucratie syndicale»

« [L]e Labour Party qui, en Grande-Bretagne, le pays classique des syndicats, n'est qu'une transposition politique de la même bureaucratie syndicale. Les mêmes dirigeants dirigent les syndicats, trahissent la grève générale, mènent la campagne électorale et siègent plus tard dans les ministères. Le Parti travailliste et les syndicats, ce ne sont pas deux principes, ce ne sont qu'une division technique du travail. Ensemble, ils sont le support fondamental de la domination de la bourgeoisie britannique. Cette dernière ne peut être renversée sans renverser la bureaucratie travailliste. Et cela ne peut être atteint en opposant le syndicat en tant que tel à l'État en tant que tel, mais par l'opposition active du Parti communiste à la bureaucratie travailliste dans tous les domaines de la vie sociale. Dans les syndicats, dans les grèves, dans la campagne électorale, au parlement et au pouvoir. » ( Écrits de Trotsky sur la Grande-Bretagne , Volume 2, New Park, 1974, page 248)

La classe ouvrière entre dans une lutte décisive contre la bourgeoisie britannique. Cela exige le développement d'une offensive sociale et politique, non seulement contre les conservateurs, mais contre la bureaucratie travailliste et syndicale qui, ensemble, contrôle la classe ouvrière pour le compte des grandes entreprises, de l'oligarchie financière et de l'État.

Le Parti de l'égalité socialiste appelle les travailleurs à déclencher des grèves et des manifestations de masse et à assumer la tâche de préparer et d'organiser une grève générale en créant des comités de la base sur les lieux de travail et dans les quartiers ouvriers. La lutte pour une grève générale doit être associée à la demande d'élections générales immédiates pour vaincre la conspiration politique des conservateurs et des travaillistes et proposer une réponse socialiste à la crise du coût de la vie et à la marche sans scrupules de l'impérialisme britannique vers une Troisième Guerre mondiale contre la Russie et la Chine.

La question cruciale à laquelle est confrontée la classe ouvrière est la résolution de la crise de la direction révolutionnaire. Sa résolution nécessite la construction du Parti de l'égalité socialiste et de ses partis frères dans le monde entier.

(Article paru en anglais le 30 août 2022)

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