Winslow Homer : Crosscurrents, une exposition au Metropolitan Museum of Art, New York, du 11 avril au 31 juillet 2022.
Toutes les œuvres exposées peuvent être visionnées ici.
Le peintre américain Winslow Homer (1836-1910) a longtemps été connu pour ses paysages marins de la côte rocheuse du Maine, de même que pour ses tableaux représentant des scènes de la guerre de sécession. Ses huiles et aquarelles telles que Breezing Up (A Fair Wind) (1876) (le vent se lève, un vent juste) qui montrent des garçons prenant la mer dans un petit sloop ou des enfants jouant à Snap the Whip (faire claquer le fouet) (1872) transmettent une idée de l’optimisme marquant la période suivant la guerre de sécession, lorsque l’Amérique était une puissance montante et qu’il régnait une ambiance générale de progrès, de croissance et d’espoir que la promesse démocratique de la guerre de sécession allait se réaliser.
Organisé autour de The Gulf Stream (Le Gulf stream)(1899), le tableau puissant d’Homer représentant un homme noir seul à la dérive sur une mère houleuse, cerné de requins, l’exposition du Metropolitan Museum à New York, qui porte bien son nom de ‘Contre-courants’,souligne le rôle central, dans l’œuvre de Homer, des rapports de race et de classe pendant et après la guerre de sécession.
De même, l’impact du capitalisme industriel en développement sur la vie rurale et maritime est évident si l’on examine attentivement ses images de la vie rurale américaine dans les années 1870 et 1880. Ses aquarelles magnifiques des Caraïbes n’indiquent pas seulement leur beauté naturelle, mais l’exploitation de ce « paradis » tropical, d’abord par les colonisateurs européens, puis par l’impérialisme américain. Enfin, son thème le plus persistant, la lutte humaine contre les forces de la nature, est à la fois existentiel et ancré dans une époque et un endroit particuliers.
Dans la mesure où l’observation directe de la vie quotidienne était la base de son œuvre, les tableaux d’Homer paraissent simples. « Barbarement simple », dans les yeux de l’écrivain Henry James, contemporain d’Homer et comme lui, issu de l’université de Boston. « Il (Homer) a choisi les moindres caractéristiques picturales de la moindre gamme de paysage et de civilisation comme s’ils étaient tout aussi bonnes que Capri ou Tanger ; et en récompense de son audace, il a incontestablement réussi. »
Mais les images d’Homer, qu’elles soient « picturales » selon le standard de James ou non, furent soigneusement composées afin de suggérer des récits plus ambigus qu’ils n’y paraissent à première vue, et bien qu’il fût en grande partie autodidacte, il n’était pas un fruste provincial. Par ses associations avec des confrères artistes àNew York, où il habitait et avait un studio dès le début des années 1860 jusqu’à ce qu’il déménageât sur la côte du Maine, dans les années 1880, et notamment par ses voyages à deux occasions significatives – le premier à Paris en 1867 et le second pour deux ans (1881-1882) dans le village côtier anglais de Cullercoats – son œuvre était profondément éclairée par celle des meilleurs peintres européens. Parmi eux, son précurseur en matière de paysages dramatiques, le peintre romantique J.M.W. Turner (1775-1851) et le réaliste Gustave Courbet (1819-1877), avec qui ses tableaux sobres représentant des travaux ruraux ont une affinité particulière.
L’organisation de l’exposition établit des rapports entre ce qui autrement pourrait apparaître comme des parties distinctes de l’œuvre d’Homer, les plaçant au centre des développements historiques de la guerre de sécession et de la période de reconstruction qui suivit. Elle commence par Le tireur d’élite(1863), une petite toile montrant un soldat seul de l’Union perché sur un arbre. Au début, il est difficile même de distinguer le soldat parmi les branches de l’arbre, s’il n’y avait pas le détail de l’insigne rouge sur son bonnet et le rehaut sur son oreille et sa visière. Une fois découvert, toutefois, les conséquences immédiates et sanglantes de son acte de viser sont effrayantes. Plus tard Homer, qui avait regardé à travers une telle lunette de tireur d’élite, décrit cette expérience – dont il fit également un croquis – comme la chose la plus proche du meurtre qu’il pouvait imaginer.
Dans Defiance, Inviting a Shot before Petersburg(Défi, provoquer un tir devant Petersburg)(1864), un tableau plus large qui sert en fait de pendant, nous voyons ce que le soldat aurait pu viser – un soldat confédéré dansant sur une tranchée devant un champ décimé invitant les tirs de l’Union par une bravade funeste. En tant que partisan de l’Union et de l’abolition de l’esclavage, Homer voyait néanmoins la guerre comme un conflit interne qui laissait des cicatrices profondes des deux côtés. A deux occasions au moins, il a dessiné derrière les lignes des Confédérés, et c’est dans ces circonstances qu’il pourrait bien avoir été le témoin de la scène susmentionnée à Petersburg.
C’est grâce à la mission que lui confia Harper’s Weekly d’esquisser la vie de camp des troupes de l’Union sous le major général George B. McClellan en 1861 qu’Homer fit l’expérience directe de la guerre. A l’âge de 25 ans déjà, il gagna sa vie en produisant des illustrations xylographiées pour la presse populaire. Deuxième fils d’une famille de marchands bostonienne aux moyens fluctuants, Homer, adolescent, avait été l’apprenti de John Henry Bufford, un imprimeur éminent de Boston, dans l’atelier duquel il acquit la maîtrise du procédé de la lithographie, alors relativement nouveau et qui nécessite un travail intensif.
Introduite aux Etats-Unis en 1825 par Louis Prang, la lithographie, littéralement dessin (graphie) sur pierre (litho), était un moyen de reproduire des images dans la presse. Nombre de caricatures politiques, telles que celles du satiriste français Honoré Daumier (1808 –1890) étaient des lithographies. Mais une grande partie du travail chez Bufford consistait en la production plus banale de prospectus et de réclames. Homer quitta l’atelier de lithographie et ses dures conditions à vingt et un ans pour travailler dans la gravure sur bois chez Harper’s. Même si Homer ne fut jamais un caricaturiste de la stature de Daumier, ses illustrations possèdent souvent une ironie acerbe quoique discrète. Et sa force en tant que dessinateur, de même que ses compositions narratives devaient beaucoup à cette formation. Même après avoir bien établi sa carrière d’artiste, il a en partie longtemps continué à gagner sa vie comme illustrateur.
Peint juste après le retour à son studio à New York, probablement d’après des croquis faits sur place, Prisoners from the Front(Prisonniers du front)(1866) assit la réputation artistique d’Homer en tant que peintre et non seulement comme illustrateur. Présenté en vedette à l’exposition annuelle de la National Academy of Design de New York, le tableau fut encore loué par les critiques à l’exposition universelle de 1867 à Paris, qu’Homer visita lors de son voyage entrepris cette année-là.
Ce tableau saisit tant la communauté – toutes les figures sont de la même taille et occupent le même plan de l’image – que la division entre le Nord et le Sud. L’officier de l’Union effectuant la capture, le brigadier général Francis Channing Barlow à droite a beau être le vainqueur, l’officier confédéré présomptueux se trouve au centre de la composition. Les autres prisonniers, l’un âgé et les autres vêtus de loques qui ne peuvent guère passer pour des uniformes indiquent clairement les divisions sociales entre la classe de planteurs du Sud et les paysans et bûcherons du pays des collines qui formaient le gros des troupes confédérées. Tous paraissent pauvres, comparés à Barlow avec ses bottes lustrées et son épée luisante ; même l’officier confédéré, avec son torse bombé, porte une veste et une culotte auxquels manquent des boutons.
Par ce genre de détails qui semblent mineurs, les tableaux d’Homer invitent le spectateur à poser des questions, mais ne font que suggérer des réponses. The Veteran in a New Field(le vétéran dans un nouveau champ) et The Brush Harrow (le herse à brosses (tous deux 1865) s’alignent sur la tradition d’innombrables peintures représentant la vie agricole, de Breughel à Millet, les images suggérant la place de l’humanité dans les cycles saisonniers de la terre. Mais après un examen rapproché, le lourd bilan des morts du récent conflit est contenu dans les images d’un homme solitaire qui moissonne au moyen d’une faux, évoquant la Grande Faucheuse, et de deux enfants à la tâche dans les champs, avec des outils primitifs et sans l’assistance d’adultes.
Homer fut l’un des artistes visuels peu nombreux de son époque à dresser un portrait attentif et compatissant des Afro-américains jadis réduits en esclavage dans des tableaux qui posent des questions quant aux nouvelles relations sociales établies immédiatement après la Guerre de sécession. Near Andersonville(près d’Andersonville) (1865-66) et A Visit from the Old Mistress (une visite de la vieille m aîtresse) (1876), posent ces questions de manière aiguë. Deux autres tableaux beaux à couper le souffle The Cotton Pickers (les cueilleuses de coton) (1876) et Dressing for the Carnival (S’habiller pour le carnaval) (1877) décrivent des aspects de la vie afro-américaine telle qu’elle s’est établie pendant la période de la Reconstruction (1867-1877).
Également dans les années 1870, Homer commença à passer les étés à Gloucester, Massachusetts, une communauté de pêcheurs de la Nouvelle Angleterre où tous, y compris les enfants, contribuaient à arracher leur subsistance quotidienne à la mer. C’est là qu’il commença à peindre des aquarelles, un moyen d’expression qui n’avait pas alors la stature de la peinture à l’huile et était associé à des dilettantes, pour la plupart des femmes. Mais il était parfaitement adéquat pour capter la lumière cristalline de Cape Ann, et la maîtrise de ce médium par Homer lui donna une immense puissance expressive. Produites plus rapidement que les huiles, les aquarelles permirent à Homer de mieux gagner sa vie ; en effet, pendant une seule saison, il remit plus de cent aquarelles à sa galerie pour la vente.
Toutefois, même ici, le côté pittoresque d’Homer est ancré dans des événements spécifiques. Waiting for Dad (Longing) (En attendant papa [désir ardent] (1873), par exemple, pourrait paraître comme une image sentimentale, jusqu’à ce qu’on apprenne qu’une tempête particulièrement dévastatrice avait noyé une bonne partie de la population masculine en mer cette année-là, laissant de nombreux ménages sans père, et des familles sans leur principal gagne-pain.
La puissance de la mer et notre rapport à elle deviendra un thème de plus en plus dominant de l’œuvre d’Homer au cours des années 1880. En 1881, il fit son deuxième voyage en Europe et resta presque deux ans à Cullercoats, un village côtier du Nord de l’Angleterre avec une économie de pêche très semblable à celle de Gloucester. Là, il peignit principalement les poissonnières qu’il observait – alors que leurs maris étaient probablement au travail en mer – et qui s’opposaient tenacement aux forces de la nature, comme dans Perils of the Sea (Les périls de la mer) (1881), Inside the Bar (dans la baie) (1883), et The Gale (la tempête) (1883-1893).
Il peignit aussi plusieurs sauvetages extraordinaires à partir de navires en perdition, dont il avait été témoin. En particulier The Life Line (la corde de sauvetage) (1884) est exceptionnel non seulement pour la puissance de sa composition – la femme presque noyée et son sauveteur sont suspendus au centre de la composition et des ondes mugissantes – mais il démontra aussi l’usage d’une nouvelle technologie, la bouée-culotte qui permettait d’effectuer de tels sauvetages dangereux. L’importance de la technologie dans la maîtrise des forces de la nature apparaît aussi dans Eight Bells (huit cloches) (1886), où deux pêcheurs utilisent un sextant et un chronomètre pour déterminer la position de leur bateau dans une mer houleuse.
Homer examina les mêmes rapports fondamentaux entre le travail humain et les forces de la mer dans l’environnement très différent des tropiques, dans les aquarelles qu’il peignit pendant ses deux séjours aux Caraïbes en 1885 et 1898. Commanditées en partie par The Century Magazine pour promouvoir la beauté naturelle des îles comme destination touristique pour des habitants du nord fortunés, les aquarelles éblouissantes d’Homer montrent encore un environnement aussi bien social que naturel. Ici, de jeunes pêcheurs noirs, au lieu de harengs et de flétans, tirent des tortues et des éponges des ondes irisées, mais les aléas de l’effort à gagner sa vie de cette manière étaient fondamentalement les mêmes, quoique différents dans des aspects cruciaux.
Les aquarelles Rest (repos) et A Garden in Nassau (un jardin à Nassau ) (tous deux en 1885) sont des images puissantes d’exclusion et d’inégalité. Une jeune femme noire posant son fardeau de fruits et un enfant noir se tiennent à l’extérieur de hauts murs revêtus de stuc derrière lesquels tout ce que nous pouvons voir – comme eux – sont des palmiers verdoyants et des fleurs vibrantes suggérant qu’un « paradis » tropical pour quelques-uns se basait sur la privation des droits et l’exploitation du travail d’autrui, tout autres que paradisiaques.
La représentation sans fioritures, typique d’Homer, d’une réalité sociale minutieusement observée est implicitement critique. Son approche avait beaucoup en commun avec, et était éclairée par celle de Courbet, d’une génération son aîné, qui proclama : « Être à même de traduire les mœurs, les idées, l'aspect de mon époque, selon mon appréciation, être non seulement un peintre, mais encore un homme, en un mot, faire de l'art vivant, tel est mon but. (Le réalisme ,1855.)
Il y a des similitudes entre les deux peintres, non seulement dans leur approche, mais dans l’attention qu’ils portent aux rapports de classe et au travail rural dans une période de transition sociale et politique. Tous deux vivaient des événements titanesques – Courbet la révolution de 1848 et la Commune de Paris de 1871, Homer la Guerre de sécession et la montée en puissance de la société industrielle américaine. Tous deux adoptaient un réalisme sans compromis. Il est difficile de ne pas voir l’influence de Courbet et d’autres dans une œuvre telle que Prisoners from the Front (prisonniers du front)d’Homer.
En même temps, il existe des différences considérables, ancrées surtout dans des conditions sociales différentes. La lutte sociale en France au milieu du 19esiècle était dans un stade nettement plus avancé. Les travailleurs français se révoltèrent en 1830, et se soulevèrent en juin 1848, comme force indépendante à une époque où la Guerre de sécession américaine, qui ouvrit la voie à une période de développement économique et de croissance explosifs de la classe ouvrière était seulement dans une phase de préparation.
Ces différences trouvent leur expression par exemple dans l’illustration du travail rural dans The Stone Breakers (Les casseurs de pierre) (1849) de Courbet par opposition à Old Mill (The Morning Bell) (Le vieux moulin [huit cloches] (1871) d’Homer. Et les luttes explosives de la classe ouvrière dans l’Amérique des années 1880 et plus tard ne sont jamais devenues le sujet d’Homer. Il avait mûri et trouvé son orientation socio-artistique dans une ère et un contexte différents.
Néanmoins, les dernières peintures d’Homer représentant le ressac battant les rochers à Prout’s Neck, Maine, tels que Northeaster (tempête) (1895) ou Driftwood (Bois flotté) (1909), tout en transmettant le mouvement agité de l’eau, sont étonnamment ancrées dans une actualité concrète. Basées sur la capacité d’observation marquée qui était typique d’Homer, elles sont inspirées de sa compréhension que les êtres humains, de par leur travail, sont inexorablement engagés dans une lutte incessante contre ce tumulte et ce choc des éléments.
(Winslow Homer: American Passage par William R. Cross, publié en 2022, a servi de référence à cette critique.)
(Article original paru en anglais le 12 juillet 2022)