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Cet article est le quatrième d’une série en cinq parties. La première partie présente l’alliance de longue date de l’impérialisme canadien avec le nationalisme ukrainien d’extrême droite. La deuxième partie examine les origines de l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN) et la ligne éditoriale antisémite et pronazie de Krakivski Visti, un quotidien édité par Mikhailo Chomiak, le grand-père de la vice-première ministre canadienne Chrystia Freeland. La troisième partie documente la façon dont l’OUN et l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA) de Stepan Bandera ont participé à la guerre d’anéantissement menée par les nazis contre l’Union soviétique et ont servi d’hommes de main aux nazis pendant l’Holocauste.
Dans les années qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale, le gouvernement canadien, en étroite collaboration avec ses alliés américain et britannique, a ouvert les portes aux collaborateurs nazis et aux nationalistes d’extrême droite d’Ukraine et d’autres pays d’Europe de l’Est. Pour les puissances impérialistes occidentales, il n’y avait pas de meilleurs alliés dans leur croisade de la «guerre froide» contre l’Union soviétique que ces fascistes et ultranationalistes complices des crimes contre l’humanité, historiques et monstrueux, du régime nazi.
Les nationalistes ukrainiens d’extrême droite en sont venus à jouer un rôle essentiel dans la politique impérialiste canadienne au pays et à l’étranger. Par l’entremise du Comité ukrainien canadien, devenu plus tard le Congrès ukrainien canadien (UCC), Ottawa a soutenu le développement d’un réseau d’organisations niant toute participation ukrainienne à l’Holocauste et créant et promouvant une mythologie nationaliste célébrant la lutte «héroïque» des fascistes ukrainiens contre l’Union soviétique pour obtenir un État ukrainien «indépendant» – d’abord en collaboration avec le Troisième Reich, puis avec le MI6 de Grande-Bretagne et la CIA. Les groupes nationalistes de droite ont été consolidés à la direction politique de l’importante diaspora ukrainienne au Canada, qui était majoritairement de gauche avant la guerre. Ils ont même été utilisés pour infiltrer des syndicats militants et saper les luttes ouvrières.
En plus du de servir à blanchir les crimes du fascisme ukrainien et à faire la promotion d’un anticommunisme virulent, les nationalistes de droite regroupés autour de l’UCC ont joué un rôle important et de plus en plus agressif dans la politique étrangère du Canada. Lorsque le régime stalinien, sous la direction de Mikhaïl Gorbatchev, a fait des ouvertures à l’Ouest, notamment en autorisant une plus grande liberté de circulation, dans le cadre de son programme de restauration capitaliste, des nationalistes ukrainiens parrainés par l’État canadien ont été déployés pour vanter les merveilles du «libre marché» et promouvoir le nationalisme. Ils allaient rapidement jouer un rôle de premier plan dans la campagne en faveur d’une Ukraine «indépendante», à la remorque de l’impérialisme occidental.
Le parrainage de l’UCC par l’État et ses origines fascistes
Dès sa fondation en 1940, au début de la Deuxième Guerre mondiale, le Comité ukrainien canadien est une organisation ayant les liens politiques et organisationnels les plus étroits avec l’État canadien. L’UCC a été créé avec le soutien et sur ordre du ministère canadien de la Guerre, un fait révélateur que l’UCC publie aujourd’hui fièrement sur son site Web.
Un facteur clé qui a motivé l’État canadien à parrainer la création d’une organisation nationaliste ukrainienne de droite était la prédominance alors des idées de gauche et socialistes au sein de l’importante diaspora ukrainienne du Canada. L’émigration à grande échelle des parties ukrainiennes des empires tsariste russe et austro-hongrois vers le Canada a entraîné, dans les premières décennies du XXesiècle, l’émergence d’une section ukrainophone hautement politisée et militante de la classe ouvrière qu’Ottawa craignait de ne pas pouvoir contrôler.
Un exemple de ce développement est qu’en 1929, l’organisation Ukrainian Farmer Labour Temple comptait 187 sections, 62 bibliothèques et quatre journaux à travers le pays. Volodymyr Kossar, l’un des fondateurs de l’organisation d’extrême droite Organization of Ukrainian Nationalists/Ukrainian National Federation (UNF) au Canada, raconta avec indignation en 1951 que lorsqu’il est arrivé dans l’édifice de l’Ukrainian Farmer Labour Temple à Winnipeg en 1927, des photos de Lénine et de Trotsky étaient accrochées au mur.
Bien que les dirigeants de ces organisations de gauche et socialistes soient tombés sous le contrôle étouffant des staliniens à la fin des années 1930, ils représentaient toujours un obstacle aux plans de guerre de l’État canadien. Au cours des premiers stades de la guerre, le Parti communiste stalinien menait des campagnes d’opposition à l’intervention dans le conflit, en déclarant que celui-ci était impérialiste. Si les staliniens étaient motivés dans cette prise de position par les intérêts de la politique étrangère de Moscou qui venait de conclure le pacte Hitler-Staline avec l’Allemagne nazie, les positions antiguerres étaient néanmoins populaires parmi les communautés de travailleurs ukrainiens et autres immigrants auparavant inspirés par la révolution d’Octobre et la longue histoire d’opposition du mouvement socialiste à l’impérialisme et à la guerre.
Le ministère de la Guerre du Canada a vu dans la création de l’UCC un moyen de mobiliser la diaspora ukrainienne en faveur de la guerre. Comme l’UCC l’indique sur son site Web, «L’impulsion finale et décisive en faveur de l’unité est venue du Service national de guerre du Canada, qui tenait à ce que les jeunes Ukrainiens s’enrôlent dans le service militaire.»
Le gouvernement canadien a utilisé la Loi sur les mesures de guerrepour saisir les biens de l’Ukrainian Farmer Labour Temple et les vendre à l’UCC nouvellement formé pour presque rien. L’UCC fusionna toutes les organisations ukrainiennes de droite de l’époque, notamment l’Ukrainian National Federation (UNF) [Fédération nationale ukrainienne], dirigée par l’Organization of Ukrainian Nationalist (OUN) [Organisation des nationalistes ukrainiens], l’Ukrainian Catholic Brotherhood (UCB) [Fraternité catholique ukrainienne] et la United Hetman Organization (UHO) [Organisation des Hetman unis]. Ces forces vouaient déjà une admiration ouverte au fascisme avant le début de la Deuxième Guerre mondiale. En 1933, alors que le régime nazi, porté au pouvoir par la bourgeoisie allemande, commence à éradiquer violemment toutes les organisations indépendantes de la classe ouvrière, Nowiy Schliakh, le journal officiel de l’UNF, déclare: «Nous pouvons accueillir avec joie le triomphe du Nouveau Monde allemand sur le vieux monde.»
Comme les nazis d’Hitler, les forces nationalistes ukrainiennes derrière l’UCC lient une haine sauvage de l’Union soviétique et du socialisme à un antisémitisme vicieux. En 1939, le père Wasyl Kushnir – qui allait devenir président de l’UCC pendant plus de deux décennies – déclara lors d’une réunion publique à Winnipeg, organisée pour contrer les récentes victoires électorales du Parti communiste: «Que notre culture (ukrainienne) soit nationale plutôt que de servir la 'Juiverie internationale'». Le chef de l’organisation Hetman au Canada exhortait les forces ukrainiennes à s’aligner sur l’Allemagne nazie, car «l’Allemagne a inscrit la destruction du bolchevisme sur son drapeau.»
Le 8 mai 1939, le Nowiy Schliakhde l’UNF publiait un article écrit, sous un pseudonyme, par Yaroslav Stetsko qui un peu plus de deux ans plus tard lira la proclamation, très célébrée dans la tradition nationaliste ukrainienne d’extrême droite, de la formation du «pouvoir d’État ukrainien». Intitulé «Les Juifs et nous», l’article de Stetsko pousse au paroxysme le canard judéobolchevique. «La Juiverie, déclare-t-il, aide le bolchevisme russe ainsi que d’autres ennemis de l’Ukraine. Elle prend le commerce en main et vit sur les terres ukrainiennes par la tromperie, l’exploitation et la soumission aux ennemis de l’Ukraine. Un peuple d’escrocs, de matérialistes et d’égoïstes qui démoralise et corrompt les nations du monde... un peuple qui n’est intéressé que par le profit personnel et la satisfaction des instincts les plus bas, qui veut corrompre la culture héroïque des nations guerrières... Dispersé dans le monde entier, le Juif a accepté comme sienne l’idéologie internationale communiste marxiste socialiste et l’utilise pour aider Moscou à désintégrer l’Occident.»
La campagne de l’UCC pour faire venir les criminels de guerre au Canada
Après la dévastation de la Deuxième Guerre mondiale, l’une des premières actions de l’UCC a été de mener une campagne de lobbying pour faire admettre au Canada les collaborateurs ukrainiens des nazis de l’OUN et de la 14edivision Waffen-SS dite Galicie. Cette campagne permet à l’UCC d’acquérir une notoriété nationale dans un contexte où l’élite dirigeante du Canada collabore étroitement avec ses alliés impérialistes américains et britanniques pour faire venir des fascistes et des nationalistes de droite en Amérique du Nord dans le cadre des opérations de guerre froide des agences de renseignement occidentales.
À partir de 1947, l’État canadien accepte plus de 165.000 réfugiés comme immigrants dans le pays. Loin d’être motivée par des considérations altruistes, cette politique est née du besoin désespéré de l’industrie canadienne de disposer d’une main-d’œuvre supplémentaire. Un «groupe spécial» composé d’agents de la GRC et de responsables du renseignement, créé en 1947, est chargé d’exclure les communistes ou les sympathisants de gauche parmi les personnes demandant à entrer au Canada.
Pour obtenir des renseignements sur ces nouveaux immigrants, le Canada s’en remet largement aux services de renseignements britanniques et américains, qui ont établi des relations collaboratives avec l’OUN et d’autres nationalistes ukrainiens d’extrême droite dès 1946. La CIA nouvellement créée avait conclu qu’ils pourraient être des alliés précieux dans leurs efforts pour espionner et déstabiliser l’URSS. En fait, la relation naissante de la CIA avec les fascistes ukrainiens allait rapidement devenir le modèle de tout son dispositif de subversion et de «changement de régime» de la guerre froide, selon l’histoire confidentielle de la CIA elle-même. À l’instar de leurs homologues américains et britanniques, les autorités canadiennes étaient parfaitement au courant du contexte politique et des activités des nationalistes ukrainiens d’extrême droite, mais elles ont choisi de s’aligner sur eux lorsque la guerre froide s’est intensifiée.
L’UCC a fait pression sur le Sénat canadien en mai 1946, puis en juin 1947 pour faire venir au Canada des anciens combattants de l’OUN et de la division Galicie. L’Association of United Ukrainian Canadians (AUUC), l’organisation qui succéda à l’Ukrainian Farmer Labour Temple Association, mit alors en garde explicitement le Comité sénatorial de l’immigration et du travail que les camps de réfugiés comprenaient de nombreux criminels de guerre. Ces avertissements, qui faisaient notamment référence à l’appartenance de la division Galicie à la Waffen-SS, ont été délibérément ignorés.
Le gouvernement libéral de droite et contrôlé par la grande entreprise de Louis St-Laurent n’était que trop disposé à fermer les yeux lorsqu’il s’agissait d’accepter des collaborateurs fascistes, et pas seulement ukrainiens. Des fascistes et des collaborateurs nazis slovaques, roumains, hongrois, croates et des États baltes ont été admis au Canada au cours de cette période.
En 1948, le gouvernement canadien commença à accepter en masse des immigrants ukrainiens provenant des camps de réfugiés. La majorité des personnes acceptées étaient des cadres et des partisans de l’OUN et de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne de l’OUN (B), ainsi que leurs familles. Parmi eux se trouvait Mykhailo Chomiak, rédacteur en chef du quotidien ukrainien pronazi Krakivski Visti(Nouvelles de Cracovie) et futur grand-père bien-aimé de Chrystia Freeland, vice-première ministre de l’actuel gouvernement libéral du Canada.
En 1950, l’OUN (B) comptait 30 sections à travers le Canada. Elle a également créé la Canadian League for the Liberation of Ukraine [Ligue canadienne pour la libération de l’Ukraine], qui resta distincte de l’UCC pendant une décennie, jusqu’en 1959, en raison de son soutien inconditionnel à Stepan Bandera. Ce dernier continuait à proclamer ouvertement son fascisme tout en aidant à organiser une violente campagne terroriste contre l’URSS.
Dans un premier temps, les vétérans de la division Galicie sont restés interdits de séjour au Canada. La Waffen-SS avait été déclarée organisation criminelle dans son ensemble lors du procès de Nuremberg, ce qui signifiait que tous les membres de la Division Galicie étaient des criminels de guerre. Toutefois, cette réticence initiale de l’État canadien à admettre les collaborateurs nazis les plus explicites a été rapidement surmontée grâce aux efforts de lobbying de l’UCC et aux impératifs de la guerre froide d’Ottawa et de Washington. Finalement, plus de 2.000 anciens combattants de la Division Galicie ont été réinstallés au Canada, où ils ont été protégés de toute responsabilité pour leurs crimes horribles au cours des décennies suivantes grâce aux efforts combinés de l’UCC et de l’État canadien et de son establishmentpolitique.
Le rôle démesuré de l’UCC dans la politique étrangère et intérieure impérialiste canadienne
L’UCC et bon nombre des collaborateurs nazis que l’organisation a contribué à faire venir au Canada ont ensuite joué un rôle important dans des domaines clés de la politique intérieure et étrangère d’Ottawa.
En 1952, le gouvernement canadien a collaboré avec l’UCC pour établir une émission radio en langue ukrainienne en Europe pour transmettre de la propagande antisoviétique en URSS. Comme l’explique le site Web de l’UCC, «Pour combattre la propagande soviétique, le service en ukrainien de Voice of America et Radio Canada International ont brisé le blocus de l’information et diffusé en Union soviétique... Ce résultat a été obtenu en grande partie grâce au travail acharné de l’UCC et de l’Ukrainian Committee of America.»
Sur le plan national, le géant de l’extraction du nickel Inco, sous l’œil vigilant du service de sécurité de la GRC, a engagé des fascistes ukrainiens et hongrois pour faire de l’agitation au sein de sa main-d’œuvre contre le syndicat militant Mine Mill, qui était aligné sur le Parti communiste stalinien du Canada. Les fascistes ont fait de l’agitation contre le syndicat au cours d’une grève acharnée en 1958, au cours de laquelle la société a réussi à imposer ses demandes de concessions, et ils ont servi d’hommes de main dans la campagne soutenue par le gouvernement et l’Église catholique, qui a finalement réussi à remplacer Mine Mill par le syndicat des Métallos (Métallurgistes unis – USW), pro-impérialiste et anticommuniste.
Pour maintenir l’illusion que les puissances impérialistes occidentales luttaient pour la «liberté» et la «démocratie» contre l’Union soviétique «totalitaire», les gouvernements canadien et américain ont apporté un soutien considérable à des activités pseudo-académiques et de propagande visant à dissimuler la complicité des nationalistes ukrainiens dans les crimes de guerre. Toute une industrie de propagande idéologique a été créée au Canada et aux États-Unis à cette fin.
Aux États-Unis, le criminel sadique et ancien chef de la sécurité de l’OUN (B) Mykola Lebed s’est vu remettre par la CIA les clés pour la création de la Prolog Research Corporation. Cette maison d’édition produisait de la propagande de la CIA en ukrainien destinée à être diffusée en Union soviétique, mais promouvait également la culture ukrainienne et une version soigneusement éditée de l’histoire ukrainienne auprès de la diaspora au Canada et aux États-Unis.
Les vétérans de la Waffen-SS Galicie ont formé un groupe dont le nom même est une tentative de dissimuler leur passé nazi, la «Fraternité des anciens soldats de la Première division de l’Armée nationale ukrainienne». Ce nouveau nom, «Première division de l’Armée nationale ukrainienne», a été inventé en avril 1945, quelques jours seulement avant la capitulation nazie, dans le but de faire passer les soldats de la Waffen-SS pour des «combattants de la liberté» ukrainiens avant leur reddition aux troupes alliées. Leur siège social se trouve à Toronto depuis 1960 et leur publication, Visti Kombatanta(Nouvelles des vétérans), s’est consacrée à la falsification de leurs véritables activités pendant la guerre, tant pour eux-mêmes que pour la diaspora ukrainienne.
Au cours des années 1950 et 1960, l’UCC a pu étendre ses activités grâce au patronage de l’État canadien. Tant le premier ministre Saint-Laurent que son successeur, le conservateur John Diefenbaker, ont pris la parole lors des congrès et des réceptions de l’UCC. «C’est tout à votre honneur, déclarait le premier ministre Diefenbaker lors d’une réception du UCC, qu’une des tâches que vous vous êtes fixées consiste à faire retentir les sirènes pour avertir les nations des dangers de l’apaisement, de la complaisance ou de la fausse sécurité face à la menace monstrueuse du communisme international.»
Les activistes ukrainiens étaient le fer de lance de l’«Anti-Bolshevik Bloc of Nations» (ABN) [Bloc des nations antibolchevique], dirigé par Yaroslav Stetsko, mentionné précédemment, qui était en réalité «la plus grande organisation au monde d’anciens criminels de guerre nazis», selon ses commanditaires de la CIA. Le premier ministre conservateur Diefenbaker et le libéral Lester Pearson ont tous deux rencontré des membres de l’ABN, alors qu’ils dirigeaient le gouvernement canadien, et leurs discours anticommunistes ont paru dans les publications de l’ABN. Lorsque Stetsko a visité le Canada en 1967, il a été fait citoyen honoraire de Winnipeg.
L’UCC a également mené une lutte idéologique déterminée contre la vieille garde de gauche des générations précédentes d’immigrants ukrainiens, l’AUUC qui était dominée par les staliniens. Cette lutte s’est manifestée dans les efforts pour la commémoration de personnalités culturelles ukrainiennes comme Taras Shevchenko et Lesya Ukrainka, et de criminels de l’OUN/UPA comme Roman Shukevych, le commandant militaire de l’UPA, à qui l’UCC a érigé une statue en 1973 à Edmonton.
Selon l’historienne Kassandra Luciuk, «l’organisation a réussi à faire pression sur le gouvernement sur des questions importantes, à insérer les Ukrainiens dans le récit national du Canada, à contrôler et à promouvoir les histoires racontées, et à influencer la politique étrangère du Canada sur l’Union soviétique. L’UCC a également consolidé la réalité des Ukrainiens en tant que bloc de vote ethnique, obligeant le gouvernement et l’État à des négociations et à une interaction continues. En conséquence, les membres de l’UCC se sont transformés de mercenaires du contrôle sociopolitique en une force politique elle-même.»
En 1976, le Canadian Institute of Ukrainian Studies (CIUS) [Institut canadien d’études ukrainiennes], a été fondé à l’Université de l’Alberta par l’ancien officier de la Waffen-SS Peter Savyryn et d’autres personnes. Savyryn était très influent dans la politique conservatrice de l’Alberta, dirigeant pendant un certain temps l’organisation du Parti progressiste-conservateur provincial, en plus d’être chancelier de l’Université de l’Alberta dans les années 1980. Savyryn ne cachait pas la fierté qu’il éprouvait à l’égard de son affiliation aux SS.
La même année, Volodymyr Kubiyovych, ancien chef du Comité central ukrainien (UTsK) collaborationniste nazi et éditeur de Krakivski Visti, s’est rendu à Edmonton pour organiser le transfert de son projet d’encyclopédie ukrainienne, élaboré après la guerre, entre les mains de Savyryn et de l’Institut canadien d’études ukrainiennes de l’Université d’Alberta. La cérémonie de signature ayant été photographiée, on a pu documenter la participation au projet d’autres membres importants de l’UTsK, notamment Antanas Figol, représentant de l’UTsK dans le Berlin nazi pendant la guerre, et Ivan Lysiak-Rudnytksy, un ancien auteur publié dans Krakivski Visti. L’Encyclopédie ukrainienne crée un récit fictif de l’histoire du nationalisme d’extrême droite ukrainien qui dissimule sa collaboration avec les nazis et sa participation à des crimes de guerre. L’entrée de l’Encyclopédie sur la Division Galicie, par exemple, ne mentionne aucunement les nombreux crimes de guerre auxquels elle a participé ni le fait que la Waffen-SS a été déclarée organisation criminelle par le Tribunal de Nuremberg.
Le grand-père de Chrystia Freeland, Mykhailo Chomiak, est resté en contact régulier avec Kubiyovych après 1945, avec qui il a échangé des lettres jusqu’à sa mort. En 1978-1979, il travaillait avec Kubiyovych sur l’Encyclopédie en France. En 1986, la jeune Chrystia Freeland avait un emploi d’été comme étudiante à la rédaction d’entrées pour l’Encyclopédie. Son travail était mené sous la direction d’un autre historien nationaliste, Bohdan Krawchuck, qui devint par la suite conseiller de la Rada centrale (parlement ukrainien).
Commentant la qualité de «l’érudition» du CIUS, l’historien Grzegorz Rossliinski-Liebe écrit:
«Dès le début, le CIUS a refusé d’aborder de façon critique et professionnelle l’histoire contemporaine de l’Ukraine. Au moment de la rédaction de cet article (2013), le CIUS n’a lancé aucun programme visant à enquêter sur l’histoire ukrainienne pendant la Deuxième Guerre mondiale, à examiner les questions entourant la collaboration de l’OUN et de l’UPA avec les nazis, le fascisme ukrainien, le rôle joué par les Ukrainiens dans l’Holocauste ou tout autre sujet connexe.»
Mais le CIUS n’était, et n’est toujours pas, une institution académique de premier plan. Il s’agit plutôt d’un forum de propagande idéologique soutenu par le financement du gouvernement canadien. Le CIUS fait partie d’une série d’initiatives soutenues par l’État visant à honorer et à commémorer les nationalistes ukrainiens d’extrême droite, avec l’érection notamment de nombreuses statues et monuments commémoratifs à travers le pays à l’effigie de Bandera, de l’OUN et même de la division Waffen-SS Galicie.
Le soutien du gouvernement canadien à la réécriture de l’histoire et à la création de mythes par les nationalistes ukrainiens est une composante importante de sa politique officielle de «multiculturalisme», qui s’est développée rapidement à partir des années 1960, et qui a été annoncée par Pierre Elliot Trudeau lors d’un discours devant l’UCC en 1971! Le «multiculturalisme», incessamment promu par les organisations de «gauche» et «progressistes» depuis les cinq dernières décennies, est en fait politiquement rétrograde. Il favorise la conception selon laquelle le Canada est composé de diverses communautés ethniques, raciales et religieuses distinctes», dont les membres sont et ne peuvent être représentés que par leurs «propres» organisations. Dans le cas de la diaspora ukrainienne, cette fonction est assumée par l’UCC. Mais une politique similaire a été poursuivie à l’égard d’autres minorités des États baltes et de l’Europe de l’Est, d’où un grand nombre de collaborateurs nazis ont été accueillis au Canada pendant la période d’après-guerre tout comme pour les Ukrainiens.
La Commission Deschênes: Quand l’État canadien couvre les crimes de guerre des nationalistes ukrainiens
En février 1985, le gouvernement conservateur de Brian Mulroney a créé une commission chargée d’enquêter sur les criminels de guerre nazis au Canada, en réponse à la pression de l’opinion publique. Le Centre Simon Wiesenthal, qui avait découvert des preuves révélant la présence de milliers de criminels de guerre au Canada, a joué un rôle majeur dans la demande de création de cette commission. Organisée sous la direction de l’ancien juge de la Cour supérieure du Québec Jules Deschênes, la commission a siégé jusqu’en décembre 1986.
Le rapport de la Commission, vieux de 35 ans, est constamment cité par les apologistes des nationalistes ukrainiens d’extrême droite. Cela s’explique par le fait que le processus et le rapport de la Commission équivalaient à un camouflage de l’establishment, conçu pour parvenir à la conclusion qu’il n’y avait peu, voire aucun, criminel de guerre au Canada, et que l’État canadien était totalement innocent de toute relation avec l’extrême droite fasciste.
Les défauts structurels de la Commission ont assuré un tel résultat:
- Elle ne disposait initialement que de 11 mois pour rassembler des preuves.
- Elle a été chargée de NE PAS enquêter sur les décisions passées des gouvernements canadiens précédents.
- Son mandat se limitait à déterminer s’il existait une base pour poursuivre les criminels de guerre uniquement en vertu des lois canadiennes en vigueur à l’époque.
- La Commission a accordé un statut officiel à deux organisations représentant les intérêts des criminels de guerre présumés: la «Fraternité des anciens combattants de la Première division de l’Armée nationale ukrainienne au Canada», représentant la division Galicie, et l’UCC. Ce statut officiel a permis aux deux organisations de contre-interroger les témoins et de faire pression de façon agressive pour l’exclusion des témoignages et des preuves.
L’UCC a fait campagne sans relâche pour interdire toute preuve en provenance de l’Union soviétique et de la Pologne – les deux pays où la plupart des crimes de guerre présumés ont été commis – en raison de prétendus vices de procédures judiciaires de la République populaire de Pologne et de l’Union soviétique. L’UCC et les nationalistes ukrainiens d’extrême droite dont il se fait le porte-parole avaient le plus à perdre de l’exposition des criminels de guerre nazis au Canada puisqu’il avait fait pression pour que les anciens combattants de la division Galicie puissent trouver refuge au Canada. De plus, les preuves soviétiques exposant les crimes de guerre commis par l’OUN-UPA auraient fait exploser l’édifice de mensonges qu’ils construisaient depuis des décennies sur la façon dont ils avaient vaillamment combattu les totalitarismes soviétique et nazi. Cela aurait même pu obliger la Commission Deschênes à élargir le champ de son enquête. En fait, l’enquête ne s’est concentrée que sur l’activité de la Waffen-SS, dont les anciens membres au Canada étaient comparativement peu nombreux. La Commission n’a jamais enquêté sur l’OUN/UPA.
Malgré le mandat limité de la Commission et l’influence substantielle que les groupes nationalistes ukrainiens exerçaient sur elle, l’UCC était livide et ne ménagea aucun effort pour tenter de discréditer toutes les allégations selon lesquelles des Ukrainiens auraient collaboré avec les nazis. L’UCC a créé une «Commission des libertés civiles» (CLC) pour faire pression sur les responsables gouvernementaux et influencer la couverture médiatique de la Commission Deschênes. L’Institut canadien d’études ukrainiennes de l’Université d’Alberta a travaillé jour et nuit pour organiser des «conférences universitaires» afin de contribuer à l’exercice de dissimulation.
Avec John Sopinka comme conseiller juridique, les tactiques dilatoires d’UCC/CLC ont permis de supprimer toutes les preuves soviétiques. Sous la pression de Sopinka, la Commission a établi des règles strictes pour l’admission des preuves soviétiques, s’attendant à ce qu’elles soient rejetées. Lorsque les autorités soviétiques ont accepté les conditions canadiennes au cours de l’été 1986, la Commission Deschênes a déclaré qu’il n’y avait soudainement «plus suffisamment de temps» pour recueillir ces preuves et a proposé de mettre un terme à la procédure. Peu de temps après, Sopinka a été nommé à la Cour suprême du Canada, bien qu’il n’eût jusqu’alors pas siégé un seul jour comme juge.
Lubomir Luciuk, dont le grand-père maternel était membre de l’UPA, a mené la campagne de l’UCC contre l’existence même de la Commission Deschênes, la qualifiant de «campagne de diffamation soviétique». La réaction de la droite s’est également caractérisée par une éruption ouverte d’antisémitisme. Le journal Student, l’organe de la SUSK, l’Union des étudiants ukrainiens canadiens, a publié une caricature et un éditorial antisémites, déclarant: «Les quelques Ukrainiens en position de s’exprimer sur cette question avec un certain degré de crédibilité au nom de la communauté ukrainienne ont, pour la plupart, été réduits au silence par crainte de représailles dans leur vie professionnelle. Ils sont parfaitement conscients de la formidable présence juive dans tous les domaines de l’emploi et évitent de mordre la main qui les nourrit.»
Les nationalistes d’extrême droite ukrainiens auraient difficilement pu tirer plus du rapport de la Commission Deschênes s’ils l’avaient écrit eux-mêmes.
Les conclusions du rapport leur ont donné essentiellement deux cartes de sortie de prison, qui, de façon révélatrice, étaient toutes deux prévues dans le mandat même de la commission:
La première – la conclusion selon laquelle les membres de la division Waffen-SS Galicie «ne devraient pas être inculpés en tant que groupe» – était fondée sur une technicalité juridique. Le Canada n’a signé ni l’Accord de Londresni le Statut du Tribunal militaire internationalde Nuremberg, en vertu desquels la SS dans son ensemble, y compris la 14eDivision Galicie, a été déclarée organisation criminelle, faisant de l’appartenance à cette dernière un crime de guerre. Selon Deschênes, «aucun tribunal canadien ne pouvait donc prétendre exercer sa juridiction sur ce type particulier d’infraction.»
Deschênes a également proclamé l’«innocence» générale de tous les membres de la Division Galicie résidant au Canada à titre individuel, au motif qu’ils «ont été contrôlés individuellement pour des raisons de sécurité avant d’être admis au Canada.» En d’autres termes, la décision initiale de l’État canadien d’autoriser l’entrée dans le pays de ceux qui avaient servi dans la SS plus de trois décennies et demie auparavant – une politique au sujet de laquelle il était interdit à la Commission Deschênes d’enquêter et de procéder à des interrogatoires – a été invoquée pour les disculper, dans un argument totalement circulaire.
Les nationalistes d’extrême droite ukrainiens n’ont cessé depuis de claironner cet exercice de dissimulation.
L’alliance de l’État canadien avec les forces politiques qui ont servi et collaboré avec les nazis pendant la guerre d’extermination contre l’URSS et l’Holocauste signifiait qu’il ne pouvait et ne voulait tolérer aucune autre issue. De plus, alors que la commission Deschênes suscitait la fureur, l’establishmentpolitique canadien se préparait à déployer ses alliés ukrainiens d’extrême droite dans leur pays, à mesure que la crise du régime stalinien à Moscou s’aggravait.
Le rôle de la diaspora d’extrême droite ukrainienne dans et après la restauration capitaliste
Lorsque le régime de Gorbatchev a adopté la glasnostet la perestroïkaau milieu des années 1980, les puissances impérialistes ont commencé à renforcer leurs efforts pour encourager les forces nationalistes visant à l’éclatement de l’URSS. Dans le cas de l’Ukraine, l’impérialisme canadien s’est appuyé sur les relations qu’il avait soigneusement entretenues pendant des décennies avec les collaborateurs nazis pour envoyer un réseau d’espions et d’éléments antisoviétiques afin de promouvoir l’«indépendance» de l’Ukraine, puis d’aider à la mettre en œuvre.
L’UCC a joué un rôle clé dans cette campagne. Le journal Studentexhortait les étudiants ukrainiens voyageant en Union soviétique à agir, comme ils l’ont dit sans ambages, «comme espion» pour eux. L’une des étudiantes qui répondirent à cet appel est Chrystia Freeland. Ce n’est pas le fruit du hasard puisque la famille Freeland est imprégnée par le nationalisme ukrainien et a longtemps été associée au journal Student, qui a fait la promotion du mythe selon lequel Bandera et l’UPA étaient des combattants pour une «libération nationale» avec enthousiasme. Sa tante, Chrystia Chomiak, a été la rédactrice en chef de Studenten 1969-1970.
Freeland a poursuivi des études de littérature et d’histoire russes à Harvard, et a obtenu une bourse pour étudier l’ukrainien à l’Université de Kiev en 1988-1989. Parlant déjà couramment la langue, son véritable intérêt à étudier en Ukraine était d’intervenir en tant que militante nationaliste ukrainienne dans la politique soviétique.
À l’automne 1988, le «Mouvement populaire d’Ukraine» (Rukh) a été créé. Freeland qui était présente à son congrès fondateur a fait un reportage de l’Ukraine pour le compte de Student, notant:
«Le 13 novembre (1988), lors d’une manifestation écologique à laquelle ont participé 10.000 personnes, la plus grande réunion de masse de la Kiev soviétique, la formation d’un mouvement populaire a été préconisée comme le seul moyen de résoudre la crise écologique de l’Ukraine. Dix jours plus tard, 33 personnes, dont d’éminents écrivains et universitaires ainsi que des représentants de groupes sociaux 'non officiels' et de collectifs de travailleurs d’usine, ont formé un groupe d’initiative, basé sur l’Union des écrivains, afin de prendre la tête de la création d’un mouvement populaire ukrainien.»
Des sections du mouvement Rukh, issu de la classe moyenne, ont appelé à «la participation active des travailleurs à la gestion de la vie économique, politique et culturelle», affirmant vouloir une Ukraine indépendante où toutes les minorités nationales pourraient vivre ensemble dans la paix et l’harmonie. Il ne fait aucun doute que la grande majorité des Ukrainiens qui ont participé à Rukh, ayant fait l’expérience de décennies de mensonges et de falsifications staliniennes, entretenaient sincèrement ces illusions. Mais des acteurs plus calculateurs, à savoir les nationalistes ukrainiens de la diaspora et leurs partisans dans l’impérialisme mondial, avaient d’autres plans.
En 1989, tout appel ouvert à l’extrême droite fasciste en Ukraine aurait été accueilli avec horreur et rejet. Le programme de restauration capitaliste et de création d’un État ukrainien totalement soumis à l’impérialisme a donc reçu un vernis «démocratique» afin de dissimuler ce qui était en réalité une contre-révolution sociale dans l’intérêt de l’impérialisme et des bureaucrates staliniens, désireux de profiter du pillage des biens de l’État.
L’un des efforts journalistiques de Freeland pendant son séjour a été de faciliter un reportage sur les fosses communes de Bykivnia pour le journaliste du New York TimesBill Keller. Freeland a organisé son voyage, et a fait office de traductrice. Bykivnia était, avec Vynitsia, l’un des endroits où le NKVD de Staline avait enterré les personnes exécutées dans le cadre de sa campagne de génocide politique menée contre la direction du Parti bolchevique entre 1937 et 1939. L’article de Keller, «Behind Stalin’s Green Fence», publié le 6 mars 1989 a mis en colère le Kremlin qui, pendant des années, a prétendu que les victimes avaient été assassinées par les nazis.
Freeland est alors dénoncée dans la presse soviétique, et le KGB lui donne le nom de code «Frida». Freeland agissait dans les faits comme agent politique au service de la cause nationaliste ukrainienne. Elle livrait du matériel d’enregistrement vidéo et de l’argent aux militants nationalistes ukrainiens, coopérant du coup avec le gouvernement canadien, allant même jusqu’à utiliser la valise diplomatique du gouvernement, à laquelle les autorités soviétiques ne pouvaient toucher, pour ses communications. En suivant l’injonction «Espionnez pour ‘Student’»et en la mettant en pratique, elle a été déclarée ennemie de l’Union soviétique pour ses efforts et interdite de retour en 1989.
Lorsque le Canada devient le premier gouvernement à reconnaître l’indépendance de l’Ukraine, le 2 décembre 1991, le Congrès ukrainien canadien fournit 2 millions de dollars pour la construction de l’ambassade du Canada à Kiev, une indication de son immense influence sur les relations entre le Canada et l’Ukraine.
L’Ukraine est alors rapidement inondée d’expatriés canadiens, y compris d’anciens collaborateurs fascistes et leurs descendants familiaux et politiques. Le mentor de Freeland lors du projet d’encyclopédie de l’Ukraine, Bohdan Krawchenko, s’est immédiatement installé à Kiev pour occuper une série de puissants postes de conseiller auprès du Parlement ukrainien (Rada) et des cabinets successifs. La mère de Freeland, avocate et ancienne candidate du NPD Halyna Chomiak, s’est rendue en Ukraine pour établir la «Fondation juridique ukrainienne». L’organisation a participé à la rédaction d’un grand nombre de ses lois, y compris sa constitution et ses codes de procédure civile et criminelle. Mais l’élément crucial que la diaspora ukrainienne a essentiellement réimporté en Ukraine est sa politique nationaliste de droite virulente. Cette graine maligne a mis du temps à pousser.
Dans son essai de 2015 intitulé «My Ukraine, Putin’s Big Lie» (Mon Ukraine, le grand mensonge de Poutine), Chrystia Freeland a fait remarquer que dans les années qui ont précédé et immédiatement suivi la dissolution de l’Union soviétique, «la conscience nationale de l’Ukraine était faible.» En effet, un objectif essentiel de l’UCC et d’autres groupes d’émigrés de droite après 1991 était de promouvoir et de renforcer un nationalisme ukrainien de droite, virulemment anticommuniste et antirusse. Ce faisant, ils ont exploité les crimes du régime stalinien, notamment sa renaissance du chauvinisme grand-russe et sa trahison de la perspective socialiste-internationaliste qui sous-tendait la fondation de l’URSS. Ce nationalisme d’extrême droite, qui présente la Russie et l’Union soviétique comme le grand obstacle, aujourd’hui comme hier, à la réalisation des aspirations nationales de l’Ukraine, est lié à une orientation «occidentale», à une orientation vers ceux qui ont soutenu l’«indépendance» de l’Ukraine au lendemain de la Première Guerre mondiale et pendant la Deuxième Guerre mondiale, et qui ont entretenu la «flamme» du nationalisme ukrainien pendant la guerre froide.
Si l’UCC et ses semblables ont pu exercer une influence politico-idéologique croissante, c’est avant tout grâce à l’opération de démantèlement menée par les factions rivales de la bureaucratie stalinienne. Tout en poursuivant la restauration capitaliste, la bureaucratie stalinienne en URSS, comme en Yougoslavie, a encouragé les nationalismes rivaux afin de justifier le pillage des biens de l’État et, non moins important, afin de confondre et de diviser une classe ouvrière agitée et militante, mais brutalement supprimée politiquement et à laquelle on avait refusé tout accès à l’opposition révolutionnaire au stalinisme, le trotskysme, pendant des décennies.
L’«indépendance» de l’Ukraine, sous la tutelle des impérialismes américain et canadien, s’est avérée désastreuse pour la classe ouvrière. Le PIB de l’Ukraine s’est effondré de 50% entre 1990 et 1994. La privatisation des biens socialisés s’est accompagnée de gangstérisme, de meurtres politiques et d’intimidation. Le taux d’homicide a doublé entre 1990 et 2000. Le niveau de vie des travailleurs ukrainiens s’est effondré et, à partir de 1991, l’espérance de vie est restée stable, alors qu’elle augmentait dans les autres pays industrialisés. En 1991, 38% des Ukrainiens vivaient dans la pauvreté. En 2000, ce taux était de 50%, après avoir atteint un pic de 54% en 1998.
La frustration des puissances impérialistes nord-américaines et européennes a augmenté devant les liens économiques étroits qui persistaient entre l’Ukraine et la Russie. Désireux d’amener Kiev à se soumettre davantage à la domination de l’impérialisme afin de faciliter leur volonté de soumettre la Russie au statut de semi-colonie et d’assurer leur domination incontestée sur la masse continentale eurasienne, l’impérialisme américain et son allié canadien ont financé une série d’organisations de la «société civile» dans le but de provoquer un «changement de régime».
La première opération de «changement de régime» a eu lieu en 2004, lorsque les manifestations de masse qui ont suivi la victoire électorale de Viktor Ianoukovitch ont abouti à l’installation du candidat proaméricain Viktor Iouchtchenko dans le cadre de la «révolution orange». Le gouvernement de Iouchtchenko ne comptait pas moins de trois ministres ouvertement fascistes issus du mouvement Svoboda. Le groupe de la «société civile» Pora(dont le nom signifie «il est grandement temps») a organisé ces manifestations, avec un soutien de plus de 14 millions de dollars provenant de fonds américains.
La révolution orange a également marqué le début d’une campagne concertée visant à réhabiliter ouvertement l’héritage politique de l’OUN-UPA fasciste et à promouvoir le culte de la personnalité de ses dirigeants, notamment Stepan Bandera. Des monuments ont alors commencé à être érigés et des timbres-poste émis à son image. Ceux-ci reflétaient les monuments à Bandera, à Roman Shukhevych et même à la division Waffen-SS Galicie, érigés au Canada des décennies plus tôt. En 2010, le UCC a demandé au gouvernement canadien d’accorder des pensions de vétérans aux combattants de l’UPA, citant la décision du gouvernement ukrainien d’accorder aux vétérans de l’UPA en Ukraine une allocation mensuelle égale à celle accordée aux vétérans de l’Armée rouge qui les avaient combattus, eux et leurs alliés nazis.
Iouchtchenko a rapidement perdu le pouvoir à la suite de querelles de factions avec ses anciens alliés et de la montée de l’opposition à ses politiques de droite. Mais l’échec de la révolution orange a donné un nouvel élan aux éléments les plus à droite et les plus antirusses, tels que le mouvement Svoboda, qui étaient convaincus que leur chemin vers le pouvoir passait par un coup d’État violent, inspiré de la «révolution nationale ukrainienne» de 1941. Ces groupes d’extrême droite s’inspiraient fortement des traditions politiques qui ont été maintenues au Canada pendant des décennies par des organisations ukraino-canadiennes telles que l’UCC, la Ligue des Canadiens ukrainiens (l’OUN-B) et divers groupes religieux, avec le soutien de l’État canadien.
L’UCC a également joué un rôle essentiel dans la préparation idéologique de l’Ukraine dans sa guerre actuelle contre la Russie. L’organisation est contrôlée par des admirateurs dévoués de Bandera et de l’OUN, qui ont aidé les gouvernements Iouchtchenko et Porochenko à réhabiliter ces collaborateurs nazis dans un pays où leur héritage rencontrait une hostilité généralisée. L’historien John-Paul Himka, que nous avons déjà eu l’occasion de citer, a souligné en 2010 la «campagne largement réussie» entreprise par «l’ancien président Viktor Iouchtchenko en Ukraine et le Congrès ukrainien canadien dans la diaspora nord-américaine pour mettre la glorification de ces nationalistes de droite radicale au centre même du projet d’identité nationale ukrainienne».
Le gouvernement et l’establishmentpolitique canadiens, comme nous l’avons documenté, ont été complices d’avoir couvé et promu le nationalisme ukrainien d’extrême droite pendant des décennies. En mai 2008, il a officiellement reconnu la famine ukrainienne de 1932-1933, au cours de laquelle des millions de personnes sont mortes dans toute l’Union soviétique, en grande partie à cause des politiques de collectivisation désastreuses de la bureaucratie stalinienne, comme un «génocide» anti-ukrainien. En proclamant une «Journée commémorative de l’Holodomor» chaque mois de novembre, le gouvernement canadien souligne qu’il accepte pleinement le révisionnisme historique de l’extrême droite ukrainienne, qui cherche, en qualifiant la famine d’«Holodomor», à relativiser l’Holocauste et le rôle des forces fascistes ukrainiennes dans l’extermination industrielle des Juifs d’Europe.
Alors que les conditions économiques devenaient de plus en plus brutales en Ukraine, l’extrême droite et ses milices privées ont gagné en influence et en puissance, soutenues par de puissants industriels comme Igor Kolomoisky, mais aussi par l’impérialisme occidental. En 2013, les impérialismes américain et canadien ont joué un rôle déterminant en apportant un soutien financier et politique à la direction des manifestations de Maidan, menées par des groupes d’extrême droite et carrément fascistes comme Svoboda et Secteur droit. Le coup d’État mené par les fascistes, qui a marqué le point culminant de cette opération de changement de régime, a chassé Ianoukovitch du pouvoir en février 2014 et installé un régime docile sous la direction de Petro Porochenko, qui a collaboré avec les puissances impérialistes pour faire de l’Ukraine un champ de bataille lourdement armé contre la Russie et un membre de l’OTAN, sauf de nom.
Au cours de cette période, l’UCC a continué à jouer un rôle prépondérant dans la politique étrangère canadienne. Chaque fois que les premiers ministres Stephen Harper ou Justin Trudeau se sont rendus en Ukraine, ils étaient accompagnés d’une forte délégation du UCC. Avant l’envoi ouvert de matériel militaire et d’armes à l’Ukraine par le gouvernement canadien dans le cadre de la guerre contre la Russie, un flux régulier d’armements était déjà en cours grâce au groupe Army SOS, composé de membres du UCC. Army SOS fournissait des pièces de fusils, des drones et d’autres équipements à l’armée et à la Garde nationale, y compris au bataillon fasciste Azov, fondé en 2014 spécifiquement pour faire la guerre aux séparatistes russophones du Donbass, et incorporé depuis à l’Armée ukrainienne.
Après que 70% des forces armées ukrainiennes en Crimée aient prêté serment d’allégeance à la Russie en 2014, l’Armée ukrainienne a été purgée de près de 50% de son corps d’officiers, qui ont été remplacés par des militants d’extrême droite. En 2015, la taille maximale de l’Armée ukrainienne a été portée de 184.000 à 250.000 soldats. La réforme de l’Armée ukrainienne au cours de la période qui a suivi a été financée et organisée par l’impérialisme occidental.
Après que le soutien militaire canadien soit devenu plus officiel avec l’établissement d’une mission d’instruction du personnel militaire ukrainien par les Forces armées canadiennes (FAC), Ottawa n’a fait que poursuivre sa tradition de coopération avec les forces politiques les plus réactionnaires qu’il avait commencée depuis des décennies. Le personnel militaire canadien a formé des officiers du groupe néo-nazi Centuria dans le meilleur collège militaire d’Ukraine. Lorsque le ministère de la Défense a eu connaissance d’une réunion en 2018 entre des «officiers et diplomates» militaires canadiens et le bataillon Azov, il a cherché à la dissimuler. La réunion n’a été portée à la connaissance du public que parce qu’Azov s’en est vanté sur les médias sociaux.
En 2019, l’ambassadeur du Canada en Ukraine et plusieurs officiers des FAC étaient fiers d’être photographiés en train de dédier un monument à 17 combattants de l’OUN/UPA sur le site d’un charnier de Juifs assassinés à Sambir, en Galicie, région de l’ouest de l’Ukraine. Six mille Juifs ont été assassinés dans cette ville par des divisions de la police ukrainienne au cours d’une série de quatre massacres, d’octobre 1942 à juin 1943. L’État canadien a soutenu une campagne provocatrice visant à ériger un monument, non pas aux victimes juives, mais à une organisation qui a systématiquement participé à l’Holocauste à Sambir. Cette campagne a été menée par le maire fasciste de la ville, qui avait auparavant transformé l’ancienne synagogue de Sambir en club de strip-tease, et par l’Église catholique ukrainienne qui, en 2000, dans un acte de provocation soutenu par des voyous paramilitaires, a érigé trois croix au-dessus des tombes juives.
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L’alliance qui dure depuis plusieurs décennies entre l’État canadien et l’extrême droite ukrainienne, documentée dans cette série, révèle le véritable caractère des forces politiques avec lesquelles les puissances impérialistes collaborent dans la guerre que les États-Unis et l’OTAN mènent contre la Russie. Derrière toute la propagande bidon sur la guerre pour la «démocratie» et les «valeurs européennes», la classe dirigeante canadienne est alliée à de puissantes sections du gouvernement ukrainien, à son élite militaire et politique, et qui s’inscrit dans la tradition des forces collaborationnistes nazies ukrainiennes responsables de certains des pires crimes de l’histoire de l’humanité. En outre, elle a joué un rôle important dans la culture politique et idéologique de ces forces en promouvant depuis longtemps l’UCC et le nationalisme ukrainien d’extrême droite. Dans la dernière partie de cette série, nous examinerons l’impact que les forces fascistes ont sur la politique étrangère impérialiste canadienne et sur le plan intérieur au pays, et nous présenterons une perspective socialiste à la classe ouvrière pour s’opposer à la guerre et à la montée de l’extrême droite.
(Article paru en anglais le 23 mai 2022)