David North, président du comité de rédaction international du WSWS, a envoyé la lettre qui suit à un ami qui lui demandait son avis sur une récente discussion en ligne organisée dans une université américaine sur la guerre Russie-Ukraine.
Cher ami,
Je vous remercie d’avoir porté à mon attention la discussion en ligne sur la guerre Russie-Ukraine et de m’avoir donné accès à l’événement sur le campus. J’ai écouté l’émission et je vais vous donner, comme vous l’avez demandé, mon opinion «professionnelle» sur la présentation des deux universitaires. Je me concentrerai sur les remarques de l’historien, dont je connais bien les travaux dans le domaine des études sur l’Holocauste. En tout cas, c’est lui qui a fait les commentaires les plus substantiels.
Pour être franc, j'ai été déçu, voire surpris, par l’approche superficielle qui a été adoptée à l’égard de ce tournant crucial et dangereux des événements mondiaux. Comme vous le savez, mon évaluation de la guerre est celle de quelqu’un qui a été actif dans la politique socialiste internationale. Le World Socialist Web Site a publiquement condamné l’invasion russe en Ukraine. Toutefois, cette opposition de principe de la gauche politique n’a rien en commun avec le récit grotesquement unilatéral de la propagande officielle des États-Unis et de l’OTAN, qui présente l’invasion comme un acte d’agression entièrement non provoqué de la part de la Russie.
Les événements marquants tels que les guerres et les révolutions soulèvent invariablement des problèmes complexes de causalité. C’est l’une des raisons pour lesquelles l’étude de l’histoire est un fondement indispensable de toute analyse politique sérieuse. Cette vérité générale acquiert une importance exceptionnelle dans toute discussion sur la Russie. Ce pays a été le théâtre de l’événement politique sans doute le plus important du vingtième siècle, la révolution d’Octobre 1917, dont l’héritage historique, politique et intellectuel se répercute encore à notre époque. L’étude de l’histoire soviétique reste cruciale pour comprendre la politique et les problèmes du monde contemporain.
Ce constat n’est pas une question de nostalgie politique. Les remarques initiales de l’historien ont fait brièvement référence aux dernières décennies de l’URSS et ont souligné le traumatisme causé par sa dissolution. Toutefois, l’accent mis sur l’impact de cet événement sur la psychologie personnelle de Vladimir Poutine n’a pas permis de comprendre sérieusement la Russie ou la guerre actuelle. Il n’a pas tenté d’expliquer les fondements socio-économiques du régime issu de la décision de la bureaucratie stalinienne de liquider l’Union soviétique.
Les questions essentielles n’ont pas été posées. Dans l’intérêt de qui Poutine gouverne-t-il? Quel impact la privatisation des actifs de l’État a-t-elle eu sur la perception qu’a l’élite capitaliste russe de ses intérêts en matière de sécurité? Si l’on compare la politique étrangère de Poutine à celle de l’Union soviétique, quels éléments ont changé et quels éléments ont persisté?
La géographie est un facteur persistant, qui a hanté la Russie, un pays qui a été le terrain de tant d’invasions. Cela comprend, ai-je besoin de le mentionner, la guerre d’extermination lancée par l’Allemagne nazie il y a seulement 80 ans, qui a coûté la vie à 30 à 40 millions de citoyens. L’historien a mentionné l’impact sur Poutine de la scène de foule devant le siège du KGB à Berlin en 1989. J’ai du mal à croire que cet incident l’ait davantage affecté que le souvenir sociétal tenace de la «Grande guerre patriotique» et de ses répliques.
La catastrophe qui a commencé le 22 juin 1941 est ancrée dans la conscience collective des Russes. Il ne s'agit pas de justifier les conclusions nationalistes que Poutine, sans même parler des éléments d’ultradroite comme Alexandre Douguine, tire de la Seconde Guerre mondiale. Mais l’expérience de la Seconde Guerre mondiale est plus importante pour comprendre les perceptions russes, y compris parmi les travailleurs, que les rêves supposés d’un empire perdu.
Cela dit, ce que j’ai trouvé le plus troublant dans la discussion du webinaire sur la guerre, c’est l’absence de toute référence aux guerres menées par les États-Unis, souvent avec le soutien de leurs alliés de l’OTAN, au cours des 30 dernières années. Toute la couverture médiatique de cette guerre se trouve caractérisée par un niveau d’hypocrisie dégoûtant. Même si l’on accepte comme absolument vrais tous les crimes attribués aux Russes au cours du mois dernier, ils n’approchent pas l’échelle des horreurs infligées par les États-Unis et l’OTAN à l’Irak, à la Libye et à l’Afghanistan, sans parler des autres pays qui ont été la cible des bombardements, des frappes de missiles et des assassinats ciblés des États-Unis. D’après ce que l’on voit et lit dans les journaux télévisés et la presse écrite, on pourrait avoir l’impression que les États-Unis se trouvent atteints d’une forme virulente d’amnésie collective.
Personne ne se souvient-il donc du «Choc et stupéfaction» en Irak? Si le Pentagone avait planifié la guerre contre l’Ukraine, il aurait rasé Kiev et Kharkiv dès la première nuit de la guerre. Les médias américains ont agis comme si l’attaque de la maternité de Marioupol (en acceptant comme vraie la description de son utilisation contemporaine) qui a coûté trois vies était un acte d’une brutalité indescriptible. Tout le monde a-t-il oublié le bombardement américain de février 1991 sur l’abri antiaérien d’Amiriyah, dans la banlieue de Bagdad, qui a tué environ 1.500 femmes et enfants? On estime de manière crédible que les décès causés par les «guerres par choix» des États-Unis s’élèvent à plus d’un million. Et les morts continuent. Des millions d’enfants meurent de faim en Afghanistan. Les réfugiés à la peau noire du désastre créé en Libye par les bombes de l’OTAN se noient encore dans la Méditerranée. Quelqu’un fait-il attention à cela? Les vies des populations d’Asie centrale et du Moyen-Orient sont-elles moins précieuses que celles des Européens en Ukraine?
Les journalistes qui comparent maintenant Poutine à Hitler semblent avoir oublié ce qu’ils ont eux-mêmes écrits pendant la guerre aérienne contre la Serbie et l’invasion ultérieure de l’Irak. L’historien a fait référence à Thomas Friedman, du New York Times, comme à un penseur géopolitique majeur. Rappelons ce qu’il a écrit le 23 avril 1999, pendant le bombardement de la Serbie par les États-Unis et l’OTAN:
Mais si la seule force de l’OTAN est de pouvoir bombarder à l’infini, alors elle doit en tirer le maximum. Ayons au moins une vraie guerre aérienne. L’idée que des gens continuent à organiser des concerts de rock à Belgrade, ou à faire des tours de manège le dimanche, alors que leurs compatriotes serbes «nettoient» le Kosovo, est scandaleuse. On devrait éteindre les lumières à Belgrade: chaque réseau électrique, chaque conduite d’eau, chaque pont, chaque route et chaque usine liée à la guerre doit être visée.
Que cela vous plaise ou non, nous sommes en guerre contre la nation serbe (les Serbes en sont convaincus). Les enjeux doivent être très clairs: chaque semaine où vous ravagez le Kosovo est une décennie de plus où nous allons faire reculer votre pays en vous pulvérisant. Vous voulez 1950? Nous pouvons faire 1950. Vous voulez 1389? Nous pouvons faire 1389 aussi. Si nous parvenons à formuler la question de cette manière, Milosevic cillera, et nous avons peut-être vu ses premières palpitations hier.
Permettez-moi de rappeler les paroles de George Will, chroniqueur au Washington Post, qui écume maintenant de rage sur les crimes de Poutine. Mais, voici ce que Will a écrit lors de l’invasion américaine de l’Irak, dans une chronique datée du 7 avril 2004:
Le changement de régime, l’occupation, la construction de la nation, en un mot, l’empire, sont des affaires sanglantes. Les Américains doivent maintenant se préparer à administrer la violence nécessaire pour désarmer ou vaincre les milices urbaines irakiennes…
Une semaine plus tard, le 14 avril 2004, Will s’est déchaîné dans une autre tirade meurtrière dans le Post:
Après Fallujah, il est clair que le premier ordre du jour pour les Marines et autres forces américaines est leur tâche de base: infliger une force mortelle.
Les chroniques de Will n’étaient pas exceptionnelles. Elles étaient assez typiques de ce qu’écrivaient les experts américains à l’époque. Mais ce qui a changé, c’est la réaction du grand public. À l’époque, l’opposition aux guerres américaines et à la politique étrangère qui les fomentaient était très répandue. Mais il est difficile de trouver ne serait-ce que des traces d’opposition publique aujourd’hui.
L’examen de la politique étrangère agressive des États-Unis depuis la dissolution de l’URSS ne consiste pas seulement à démasquer l’hypocrisie américaine. Comment est-il possible de comprendre les politiques russes sans analyser le contexte mondial dans lequel elles sont formulées? Compte tenu du fait que les États-Unis sont en état de guerre permanent, est-il irrationnel pour Poutine de considérer l’expansion de l’OTAN avec inquiétude? Lui et d’autres responsables politiques russes sont certainement conscients de l’énorme intérêt stratégique des États-Unis pour la région de la mer Noire, la région Caspienne et, en fait, la masse continentale eurasienne. Ce n’est pas vraiment un secret que feu Zbigniew Brzezinski et d’autres géo-stratèges américaines de premier plan ont longtemps insisté sur le fait que la domination américaine sur l’Eurasie, ce qu’on appelle «l’Ile monde» — est un objectif stratégique décisif.
Cet impératif est devenu encore plus crucial dans le contexte de l’escalade du conflit américain avec la Chine.
C’est dans ce cadre que l’avenir de l’Ukraine est devenu une question de grande importance pour les États-Unis. Brzezinski a déclaré explicitement que la Russie, privée de son influence en Ukraine, est réduite au statut de puissance mineure. Plus inquiétant encore, Brzezinski a parlé ouvertement d’attirer la Russie dans une guerre en Ukraine qui s’avérerait aussi autodestructrice que la précédente intervention soviétique en Afghanistan. Un examen des événements qui ont conduit à la guerre, remontant au coup d’État de Maidan de 2014 soutenu par les États-Unis, appuie fortement l’argument selon lequel cet objectif a maintenant été atteint.
Encore une fois, le fait de reconnaître que la Russie a perçu dans les actions des États-Unis et de l’OTAN une menace sérieuse ne constitue pas une justification de l’invasion. Mais ne devrait-on pas procéder à une évaluation critique de la manière dont les politiques des États-Unis ont conduit à cette invasion, voire l’ont délibérément provoquée?
Dans un essai mis en ligne par Foreign Affairsle 28 décembre 2021, soit près de deux mois avant l’invasion, l’analyste Dmitri Trenin écrivait:
Plus précisément, le Kremlin pourrait être satisfait si le gouvernement américain acceptait un moratoire officiel à long terme sur l’expansion de l’OTAN et un engagement à ne pas stationner de missiles à portée intermédiaire en Europe. Elle pourrait également se trouver apaisée par un accord séparé entre la Russie et l’OTAN qui limiterait les forces et les activités militaires là où leurs territoires se rencontrent, de la Baltique à la mer Noire…
Bien entendu, la question de savoir si le gouvernement Biden est prêt à s’engager sérieusement avec la Russie reste ouverte. L’opposition à tout accord sera forte aux États-Unis en raison de la polarisation de la politique intérieure. Également, la conclusion d’un accord avec Poutine expose le gouvernement Biden aux critiques selon lesquelles il cède à un autocrate. L’opposition sera également forte en Europe, où les dirigeants auront le sentiment qu’un accord négocié entre Washington et Moscou les laisse sur la touche. [«Ce que Poutine veut vraiment en Ukraine: La Russie cherche à stopper l’expansion de l’OTAN, pas à annexer davantage de territoires»].
Si un accord sur le statut non-OTAN de l’Ukraine avait pu être obtenu, n’aurait-il pas été préférable à la situation actuelle? Peut-on sérieusement prétendre que la Russie n’avait aucune raison de s’opposer à l’intégration de l’Ukraine dans l’OTAN? Ceux qui ont vécu la crise d’octobre 1962 se souviennent qu’elle a été déclenchée par l’installation par l’Union soviétique de missiles balistiques à Cuba. L’installation s’est faite avec le plein consentement du régime castriste. Mais, le président Kennedy a clairement indiqué que les États-Unis n’accepteraient pas une présence militaire soviétique dans l’hémisphère occidental et qu’ils étaient prêts à risquer une guerre nucléaire sur cette question. C’était il y a 60 ans. Peut-on sérieusement croire que le gouvernement Biden agirait de manière moins agressive aujourd’hui dans le cas où le Mexique ou tout autre pays des Caraïbes ou d’Amérique latine, venait de conclure une alliance militaire avec la Chine, même si celle-ci prétendait être purement défensive?
Il y a une autre question qui n’a pas été sérieusement abordée. Les deux professeurs ont minimisé l’influence politique et culturelle persistante du fascisme en Ukraine dont témoigne la glorification renouvelée du meurtrier de masse Stepan Bandera; l’influence des forces paramilitaires lourdement armées; comme le bataillon Azov, qui s’identifient à l’horrible héritage de l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN) et de sa force armée, l’Ukrainska povstanska armiia (UPA). Le rôle crucial joué par l’OUN et l’UPA dans l’extermination des Juifs ukrainiens est un fait historique établi. Le compte rendu le plus récent de leurs crimes génocidaires est: «Les nationalistes ukrainiens et l’Holocauste: La participation de l’OUN et de l’UPA à la destruction des Juifs ukrainiens, 1941-1944» (Ukrainian Nationalists and the Holocaust: OUN and UPA’s Participation in the Destruction of Ukrainian Jewry, 1941–1944), par John-Paul Himka, qui est d’une lecture très difficile.
Les horreurs de la Seconde Guerre mondiale ne sont «pas seulement» une question d’histoire. (Je mets «pas seulement» entre guillemets, car ces deux mots ne devraient jamais être utilisés lorsqu'il est question d’évoquer des événements associés à des crimes tels que l’Holocauste). Il est bien connu que le culte de Stepan Bandera et la justification de tous les crimes auxquels il est associé sont réapparus comme un facteur puissant et extrêmement dangereux dans la vie politique et culturelle de l’Ukraine au lendemain de la dissolution de l’URSS.
Dans sa biographie de Stepan Bandera, qui fait autorité: «La vie et l’après-vie d’un nationaliste ukrainien: Fascisme, génocide et culte» (The Life and Afterlife of a Ukrainian Nationalist: Fascism, Genocide, and Cult), l’historien Grzegorz Rossoliński-Liebe écrit qu’après 1991:
Bandera et les nationalistes révolutionnaires ukrainiens sont redevenus des éléments importants de l’identité ukrainienne occidentale. Il s’agit non seulement des militants d’extrême droite, mais aussi de la majorité de la société ukrainienne occidentale, y compris les enseignants du secondaire et les professeurs d’université. Ils considèrent Bandera comme un héros national ukrainien, un combattant de la liberté et une personne qui devrait être honorée pour sa lutte contre l’Union soviétique. La politique de mémoire post-soviétique en Ukraine a complètement ignoré les valeurs démocratiques et n’a développé aucune sorte d’approche non apologétique de l’histoire. [p. 553]
Rossoliński-Liebe rapporte encoreque:
En 2009, on a inauguré une trentaine de monuments de Bandera dans l’ouest de l’Ukraine. On a ouvert quatre musées Bandera, et on a renommé un nombre indéterminées de rues en son honneur. Le culte de Bandera qui est apparu dans l’Ukraine postsoviétique ressemble au culte qu'avait pratiqué la diaspora ukrainienne pendant la guerre froide. Les nouveaux ennemis des bandéristes sont devenus des Ukrainiens de l’Est russophones, des Russes, des démocrates et, à l’occasion, des Polonais, des Juifs et d'autres. Le spectre des personnes qui pratiquent ce culte est très large. Parmi les admirateurs de Bandera, on peut trouver d’une part des activistes d’extrême droite aux crânes rasés qui font le salut fasciste lors de leurs commémorations, soutenant que l’Holocauste a été l’épisode le plus brillant de l’histoire ukrainienne, et d’autre part, des enseignants de lycée et des professeurs d’université. [p. 554]
Pendant la guerre froide, le lobby ukrainien d’extrême droite a exercé une influence internationale considérable, notamment dans l’ancienne Allemagne de l’Ouest, aux États-Unis et au Canada. Jusqu’à son assassinat par le KGB soviétique à Berlin en 1959, Bandera a donné des interviews qui ont été diffusées en Allemagne de l’Ouest. La carrière de l’adjoint de Bandera, Iaroslav Stets’ko, après la Seconde Guerre mondiale, mérite également l’attention. Il a correspondu avec Hitler, Mussolini et Franco et a tenté d’obtenir le soutien du Troisième Reich pour l’«État ukrainien libre» que Stets'ko a proclamé après l’invasion allemande de l’Union soviétique. Ce projet s’est avéré infructueux, car le régime nazi n’avait aucun intérêt à satisfaire les aspirations des nationalistes ukrainiens. Stets’ko a été placé en «captivité avec les honneurs» et emmené à Berlin. En juillet 1941, il a produit une déclaration dans laquelle il déclarait:
Je considère le marxisme comme un produit de l’esprit juif, qu’on a, cependant, appliqué en pratique dans la prison des peuples moscovites par les peuples moscovites asiatiques avec l’aide des Juifs. Moscou et les Juifs sont les plus grands ennemis de l’Ukraine et les porteurs d’idées internationalistes bolcheviques corrompues…
Ainsi, je supporte la destruction des Juifs et à l’introduction en Ukraine des méthodes allemandes d’extermination de la juiverie, en empêchant leur assimilation et ainsi de suite. [Himka, p. 106]
Stets’ko a survécu à la guerre, est devenu une figure bien connue de la politique internationale de droite et a été membre du conseil d’administration de la Ligue anticommuniste mondiale. Parmi les nombreux hommages qu’il a reçus pour sa lutte de toute une vie contre le marxisme, il a été nommé citoyen d’honneur de la ville canadienne de Winnipeg en 1966. Mais ce n’est pas tout. En 1983, rapporte Rossoliński-Liebe, Stets’ko «a été invité au Capitole et à la Maison-Blanche, où George Bush et Ronald Reagan ont reçu le «dernier premier ministre d’un État ukrainien libre». [p. 552]
Rossoliński-Liebe rappelle encore un autre événement:
Le 11 juillet 1982, pendant la semaine des nations captives, le drapeau rouge et noir de l’OUN-B, introduit lors du deuxième grand congrès des nationalistes ukrainiens en 1941, a flotté sur le Capitole des États-Unis. Il symbolisait la liberté et la démocratie, et non la pureté ethnique et le fascisme génocidaire. Personne n’a compris qu’il s’agissait du même drapeau qui avait flotté sur l’hôtel de ville de Lviv et d’autres bâtiments. Sous ce drapeau, des individus qui s’identifiaient au drapeau ont maltraité et tué des civils juifs en juillet 1941. [p. 552]
Les connexions internationales des néonazis Ukrainiens sont d’une grande signification dans la crise actuelle. Il a été révélé récemment que des responsables canadiens ont rencontré des membres du bataillon Azov. Selon un reportage publié par le Ottawa Citizen le 9 novembre 2021:
Les Canadiens ont rencontré et ont été informés de la situation par les dirigeants du bataillon Azov en juin 2018. Les officiers et les diplomates ne se sont pas opposés à la réunion et se sont même laissés photographier avec les responsables du bataillon, malgré les avertissements précédents selon lesquels l’unité se considérait comme pronazie. Le bataillon Azov a ensuite utilisé ces photos pour sa propagande en ligne, soulignant que la délégation canadienne avait exprimé «l’espoir de poursuivre une coopération fructueuse».
Le reportage poursuit:
Un an avant la réunion, la Force opérationnelle interarmées du Canada en Ukraine a produit un briefing sur le bataillon Azov, reconnaissant ses liens avec l’idéologie nazie. «De multiples membres d’Azov se sont décrits comme des nazis», ont averti les officiers canadiens dans leur briefing de 2017.
Bernie Farber, responsable du Réseau canadien anti-haine, a déclaré que les Canadiens auraient dû immédiatement quitter le briefing du bataillon Azov. «Le personnel des forces armées canadiennes ne rencontre pas de nazis; point, point final», a déclaré Farber. «C’est une erreur épouvantable qui n’aurait pas dû être commise».
Un autre aspect troublant existe aussi dans cette histoire qui est directement lié à la politique anti-russe extrêmement agressive du gouvernement canadien. Chrystia Freeland est la vice-première ministre canadienne. Son grand-père, Mykhailo Khomiak, a édité un journal nazi appelé Krakivski Visti (Kracow News) en Pologne occupée, puis brièvement à Vienne de 1940 à 1945. Bien sûr, la vice-première ministre Freedland n'a pas à être tenue responsable des péchés et des crimes de son grand-père. Mais, on a soulevé de sérieuses questions quant à l’influence du nationalisme ukrainien de droite sur ses propres opinions politiques et, par conséquent, sur les politiques du gouvernement canadien.
Le National Post du Canada a partagé le 2 mars 2022:
Freeland s'est jointe à plusieurs milliers de manifestants lors d'un rassemblement pro-Ukraine dans le centre-ville de Toronto. Sur une photo que son bureau a ensuite publiée sur Twitter, on peut voir Freeland aider à tenir un foulard rouge et noir portant le slogan «Slava Ukraini» (Gloire à l'Ukraine).
Les observateurs ont rapidement fait remarquer que le rouge et le noir étaient les couleurs officielles de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne, un groupe de partisans nationalistes actifs pendant la Seconde Guerre mondiale.
La réticence des médias à entreprendre une enquête approfondie sur les liens familiaux de Freedland et sur le lien plus large entre l’extrême droite ukrainienne et le gouvernement canadien est manifeste. Cela contraste fortement avec la chasse aux sorcières qui vise à réprimer toute trace d’influence russe dans la vie culturelle du pays. Au début du mois, le virtuose russe du piano de 20 ans, Alexander Malofeev, qui n’est en rien responsable de l’invasion russe de l’Ukraine, n’a pas pu donner les récitals prévus à Vancouver et à Montréal. Une purge similaire de l’influence culturelle russe est en cours aux États-Unis et dans toute l’Europe. Cette campagne dégradante doit être considérée comme une manifestation des impulsions et motivations politiques et idéologiques très dangereuses qui sont à l’œuvre dans la crise actuelle. Cette compagne est la négation des liens culturels entre les États-Unis et la Russie qui ont commencé à s’épanouir au milieu des années 1950, malgré la guerre froide. Loin de dénoncer et de s’opposer à l’hystérie anti-russe, les institutions intellectuelles et culturelles s’y adaptent, pour la plupart.
Il y a une dernière critique que je dois faire au webinaire. La discussion n’a fait aucune référence à la crise politique et sociale extrême que traversent les États-Unis. C’est comme si la situation intérieure n’avait absolument rien à voir avec la position très agressive adoptée par les États-Unis. De nombreuses études sérieuses sur la Première et la Deuxième Guerre mondiale se sont concentrées sur ce que les historiens appellent «Der Primat der Innenpolitik» (la primauté de la politique intérieure). Cette interprétation, développée au début des années 1930 par l’historien allemand de gauche Eckart Kehr, mettait l’accent sur le rôle des conflits sociaux intérieurs dans la formulation de la politique étrangère.
Un examen attentif des conceptions de Kehr, qui ont acquis une grande influence parmi les générations suivantes d’historiens, est certainement nécessaire pour analyser les motivations politiques du gouvernement Biden. Depuis le début de la décennie, les États-Unis se sont trouvés secoués par deux crises historiques: 1) la pandémie de COVID-19 et 2) la tentative (et la quasi-réussite) de coup d’État du 6 janvier 2021. Chacun de ces événements, même considérés isolément, a été une expérience traumatisante.
En deux ans seulement, les États-Unis ont subi, au minimum, 1 million de décès dus au COVID-19. Cela fait plus que dans n’importe quelle guerre américaine et, peut-être, plus que le nombre total de décès subits par les Américains dans toutes les guerres américaines. Le nombre réel de décès, basé sur une étude des décès excédentaires, pourrait être bien plus élevé. Cela signifie qu’un nombre extraordinairement élevé d’Américains ont connu la perte de membres de leur famille et d’amis proches. Plus d’un Américain sur 100 âgé de plus de 65 ans est décédé. Des millions d’Américains se sont trouvés infectés et un nombre important, mais non encore calculé, d’entre eux sont aux prises avec les effets du COVID long. Les schémas normaux de la vie sociale se sont trouvés perturbés comme jamais auparavant dans l’histoire des États-Unis. L’isolement social prolongé a intensifié le problème de la santé mentale, qui était déjà extrêmement grave avant même le début de la pandémie. Et le pire, c’est que les États-Unis se sont révélés incapables de mettre un terme à cette crise. La priorité donnée aux intérêts économiques sur la protection de la vie humaine a empêché la mise en œuvre de la politique du «zéro COVID» qui aurait pu mettre fin à la pandémie.
Les contradictions sociales, économiques et politiques extrêmes, qui se développent au sein d’une société en proie à des niveaux stupéfiants de richesse et d’inégalité de revenus, ont finalement explosé le 6 janvier 2021. Le président des États-Unis a tenté de bloquer les résultats de l’élection de 2020, de renverser la Constitution et de s’imposer comme un dictateur autoritaire. Depuis la guerre civile, le système politique américain ne s’est jamais trouvé face à un défi politique aussi fondamental. Et ceux qui minimisent l’importance de l’événement ou qui prétendent que la crise a été surmontée se bercent d’illusions. Biden lui-même a reconnu, lors de l’anniversaire de la tentative de coup d’État de Trump, qu'il n'est pas assuré que la démocratie américaine existe encore à la fin de cette décennie.
Est-ce vraiment invraisemblable de suggérer que l’interaction de ces deux crises a joué un rôle significatif dans la formulation de la politique étrangère américaine? Serait-ce la première fois qu’un gouvernement s’empare d’une crise internationale, voire la provoque, pour détourner l’attention de problèmes intérieurs insolubles?
En conclusion de cette lettre, je dois revenir sur un point que j’ai déjà soulevé, à savoir que l’étude de l’histoire soviétique est cruciale pour comprendre la situation mondiale actuelle. Dans le triomphalisme capitaliste qui a prévalu au lendemain de la dissolution de l’Union soviétique, on a beaucoup parlé de la «fin de l’histoire». Dans l’ancienne Union soviétique, l’équivalent de cette euphorie illusoire était la croyance, surtout parmi les intellectuels et les professionnels soucieux de leur statut, que la restauration du capitalisme apporterait des richesses incalculables à la Russie et une floraison de la démocratie. Les rêves inassouvis de la révolution de février 1917 allaient se réaliser. Le gouvernement provisoire bourgeois, renversé par les bolcheviks en octobre, allait renaître. Tous ceux qui avaient du talent, de l’ambition et des relations pouvaient devenir de riches entrepreneurs ou, du moins, des membres d’une nouvelle classe moyenne prospère. Là où le marxisme avait mis un moins, les nouveaux petits bourgeois mettaient maintenant un plus.
Le deuxième élément de cette euphorie est que la Russie, qui s’était débarrassée de ses aspirations révolutionnaires et utopiques, serait un pays «normal», accueilli avec amour dans la communauté des nations occidentales. Les références aux écrits de Lénine sur l’impérialisme, sans parler de ceux de Trotsky, étaient accueillies avec des rires. La Russie était enfin revenue à la raison, et plus personne ne prenait le «marxisme-léninisme» au sérieux. Je dois ajouter que j’ai rencontré les mêmes conceptions chez les universitaires ukrainiens que j’ai rencontrés à Kiev.
Quoi qu’il en soit, ces grandes illusions, prospérité capitaliste universelle, épanouissement de la démocratie et intégration pacifique dans le système mondial dominé par les États-Unis ont été totalement brisées.
La «thérapie de choc» économique et l’effondrement de 1998 ont ruiné de larges pans de la classe moyenne en devenir. La démocratie dont rêvait la classe moyenne s’est effondrée lors du bombardement du parlement russe en octobre 1993. La restauration capitaliste a produit un système oligarchique corrompu, avec des inégalités sociales massives, dominé par un régime bonapartiste semi-autoritaire. Enfin, au lieu d’être intégrée pacifiquement dans la communauté des nations, la Russie s’est retrouvée sous la pression militaire et économique implacable de ses «partenaires occidentaux». Les promesses qu’elle avait reçues, relatives à la non-expansion de l’OTAN, se sont avérées sans valeur. Tous les efforts déployés par la Russie pour affirmer ses intérêts indépendants se heurtent à des sanctions économiques et à des menaces militaires.
Sous la forme de la crise ukrainienne, la Russie est confrontée aux conséquences tragiques et potentiellement catastrophiques de la dissolution de l’Union soviétique. Poutine cherche à surmonter cette crise par des mesures tout à fait réactionnaires et politiquement faillies, c’est-à-dire par une guerre qui vise à renforcer les frontières de l’État national russe. Il est significatif que le discours de guerre de Poutine ait commencé par une dénonciation de Lénine, de la Révolution d’octobre et de la création de l’URSS. Ironiquement, dans sa haine du marxisme et du bolchevisme, les vues de Poutine sont totalement alignées sur celles de ses ennemis de l’OTAN.
Rejetant la politique étrangère de l’Union soviétique, Poutine tente de ressusciter la politique étrangère du tsar Nicolas et de faire appel au soutien de la «Mère Russie». Sur la base de cette politique pathétiquement rétrograde, il a produit une version moderne de la désastreuse guerre russo-japonaise de 1904. L’originelle a fatalement sapé le régime des Romanov et mis la Russie sur la voie de la révolution. Il existe des raisons de penser que cette guerre aboutira à un résultat similaire, mais ce ne sera pas le type de révolution que le gouvernement Biden accueillera favorablement. La classe ouvrière russe est une force sociale très importante, avec une tradition extraordinaire et historiquement inégalée de lutte révolutionnaire. Des décennies de répression politique, dont l’expression la plus criminelle a été l’extermination physique, pendant la terreur stalinienne, de l’intelligentsia marxiste révolutionnaire et de l’avant-garde de la classe ouvrière, ont séparé la classe ouvrière de cette tradition. Mais cette crise achève de discréditer le régime postsoviétique et créera les conditions du renouveau de l’internationalisme socialiste en Russie.
Ce n’est pas seulement en Russie que les illusions de l’après-1991 se sont trouvées brisées. Aux États-Unis et dans tous les pays capitalistes, l’intersection des crises sociales, économiques et politiques produiront une résurgence de l’opposition au capitalisme et aux politiques imprudentes de l’impérialisme qui ont amené le monde au seuil de la guerre nucléaire. Bien sûr, le résultat que je prévois n’est pas garanti. Mais, je ne vois aucune autre solution progressiste à la crise mondiale qui s’intensifie.
On ne pouvait pas s’attendre à ce que la discussion du webinaire aborde de manière exhaustive toutes les questions complexes posées par l’éruption de la guerre Russie-Ukraine. Cependant, dans la mesure où elle reflète les discussions qui ont lieu actuellement dans les universités du pays, elle est caractéristique de l’attitude dangereusement exempte de critique et complaisante à l’égard d’une crise qui menace de se transformer en catastrophe. J’espère que l’analyse présentée par le World Socialist Web Site encouragera les universitaires sérieux à s’élever contre cette dangereuse escalade et à utiliser tous les moyens à leur disposition pour élever la conscience de l’opinion publique, en opposant la connaissance historique à la propagande chauvine et belliciste.
J’espère que cette lettre répond plus qu’adéquatement à votre demande de connaître mon opinion sur le webinaire.
Avec mes meilleures salutations,
David North
(Article paru d’abord en anglais le 19 mars 2022)