Minamata, où comment une entreprise japonaise a empoisonné une communauté et un photographe américain s’est battu pour dénoncer ces agissements

Minamata, réalisé par l’artiste et producteur de films Andrew Levitas (Georgetown), raconte l’empoisonnement industriel d’un village de pêcheurs japonais par l’entreprise chimique Chisso, et la lutte, à partir de 1971, du célèbre photo-essayiste W. Eugene Smith pour révéler les conséquences humaines désastreuses de ce crime d’entreprise.

Entre 1951 et 1968, l’entreprise Chisso a déversé des milliers de tonnes d’eaux usées non traitées contenant du méthylmercure hautement toxique dans la baie de Minamata, un village du sud-ouest du Japon, empoisonnant ainsi les poissons locaux et autres formes de vie marine.

Les habitants de la région, qui ont toujours mangé du poisson de la baie, ont remarqué un comportement étrange et des maladies chez les chats dans les années 1950, puis, en 1956, les premiers cas sont apparus chez les humains.

Dans les années qui ont suivi, des milliers d’habitants, dont des enfants, ont souffert de faiblesse musculaire, d’invalidité, de folie, de coma et de mort à la suite d’un grave empoisonnement au mercure, l’entreprise niant toute responsabilité dans cette catastrophe sanitaire.

Aujourd’hui, 2283 personnes ont été officiellement reconnues comme patients et il est largement admis que plus de 75.000 personnes ont souffert d’un empoisonnement au mercure à Minamata. Plus de 1700 actions en justice sont toujours en cours.

Aileen Mioko (Minami Bages) et W. Eugene Smith (Johnny Depp) dans Minamata[Photo: Metalwork Pictures] [Photo: Metalwork Pictures]

Minamataest un examen percutant des tentatives impitoyables de Chisso pour empêcher que la moindre lumière soit faite sur ses opérations et la souffrance qu’elle a infligée à ses victimes. Basé sur le livre Minamata: A Warning to the World, de W. Eugene Smith et Aileen Mioko, ce film de 115 minutes a mis son réalisateur en conflit avec MGM, le distributeur nord-américain du film.

Le film de Levitas a été achevé à la fin de 2019 et présenté en avant-première au Festival du film de Berlin au début de 2020. Il était censé sortir aux États-Unis et au Royaume-Uni en février 2021, mais cela ne s’est pas produit.

MGM, nonobstant une poignée de projections internationales cette année, a «enterré» le film, refusant d’annoncer une date de sortie nord-américaine en raison des prétendus «problèmes personnels» de l’acteur principal du film, Johnny Depp. Nous reviendrons plus loin sur la censure scandaleuse venant de MGM.

Minamatas’ouvre sur Smith (Depp) en train de photographier «Le bain de Tomoko», son célèbre cliché d’une mère berçant sa fille nue et gravement déformée, atteinte de la maladie de Minamata, dans un bain japonais traditionnel.

Cette image en noir et blanc extraordinairement émouvante, considérée par la suite par beaucoup comme l’une des plus grandes réussites de Smith, ainsi que d’autres de la série Minamatapubliées par le magazine Life, ont fait découvrir au public américain et international l’horreur de l’empoisonnement au mercure commis par Chisso.

Le bain de Tomoko par W. Eugene Smith, Japon, 1972 [Photo: Wikipédia]

Le film revient ensuite à l’année précédente. Smith, semi-reclus dans son loft de Manhattan, est dans une impasse de créativité. Aliéné de son ancienne femme et de ses enfants, le célèbre photographe est frustré par les éditeurs, souffre toujours de stress post-traumatique suite à de graves blessures et à des expériences éprouvantes pendant la Seconde Guerre mondiale et boit beaucoup. (Le documentaire de 2015 de Sara Fishko, The Jazz Loft According to W. Eugene Smith, est un complément précieux au film de Levitas [voir la critique du WSWSet notre entretienavec la réalisatrice]).

Au courant du travail photographique empreint de conscience sociale de Smith, Aileen Mioko (Minami Bages) l’approche pour lui demander de l’aider à faire connaitre la situation à Minamata. «Il y a certes une résistance sur le terrain, mais nous avons besoin d’une attention mondiale», lui dit-elle.

D’abord réticent, Smith décide finalement d’approcher Robert Hayes (Bill Nighy), collaborateur de longue date et rédacteur en chef du magazine Life, et insiste pour que ce dernier l’envoie au Japon afin de faire éclater l’histoire.

À son arrivée, Smith découvre que les villageois, après des années de lutte contre Chisso, sont épuisés et intimidés. Armé de toutes les caméras que les villageois ont pu trouver et d’une chambre noire de fortune, Smith entreprend de gagner la confiance des villageois et de rassembler des preuves contre l’entreprise.

Smith, Aileen et l’activiste Kiyoshi (Ryo Kase) se rendent déguisés à l’hôpital de l’entreprise Chisso et photographient les personnes les plus touchées par la maladie. Ils découvrent également des documents montrant que l’entreprise a caché les résultats de recherches privées, prouvant que l’eau de la rivière était effectivement toxique depuis plus de 15 ans.

Le président de Chisso, Junichi Nojima (Jun Kunimura), au courant de l’arrivée de Smith dans la communauté, tente de mettre en place un certain nombre de tactiques – y compris la corruption et la violence physique – pour dissuader ou bloquer le travail du photographe.

Parallèlement aux efforts de Smith, il y a un autre groupe représentant une minorité de victimes toujours déterminées à combattre la compagnie. Bien que certains aient peur de défier l’entreprise, le chef du groupe, Mitsuo Yamazaki (Hiroyuki Sanada), les encourage dans une scène émouvante. «Il ne s’agit pas seulement de cette ville, déclare-t-il. Les grandes entreprises envahissent les petites villes du monde entier et polluent leur existence... C’est pas nouveau, et ça arrivera encore!»

Smith finit par gagner la confiance de la mère de Tomoko Uemura et est enfin autorisé à prendre la photographie qui deviendra bientôt célèbre. Cette photo et d’autres images exceptionnelles de Minamata publiées par Life ont constitué le dernier essai photographique de Smith, qui est décédé en 1978.

Minamatamontre clairement que la catastrophe qui a frappé la communauté de pêcheurs du sud-ouest du Japon n’est pas un cas isolé. Le film se termine par une longue liste de tragédies similaires survenues au cours des décennies qui ont suivi la catastrophe de Minamata: pollution au mercure en Indonésie, radiations à Tchernobyl et à Fukushima, empoisonnement par déchets miniers toxiques en Afrique, en Amérique latine et en Amérique du Sud, empoisonnement au plomb des réserves d’eau de Flint dans le Michigan et de nombreux autres cas.

Les critiques de Minamatasont pour la plupart positives, mais certaines critiques ont été acerbes, notamment de la part d’Indiewireet des journaux britanniques Independentet Telegraph. Ces critiques insistent sur le fait que personne ne devrait s’émouvoir de la catastrophe, et encore moins s’engager avec passion à faire connaitre le sort des victimes de Minamata. Tout réalisateur qui s’aventure en dehors de ce cadre agit de façon inacceptable.

Aileen Mioko (Minami Bages) et W. Eugene Smith (Johnny Depp) avec un patient atteint de la maladie de Minamata [Photo: Metalwork Pictures] [Photo: Metalwork Pictures]

Le critique d’Indiewire Eric Kohn, par exemple, qualifie le film de «drame larmoyant» dans un article intitulé Johnny Depp’s Gonzo Performance Can’t Rescue an Overzealous Biopic(La performance décalée de Johnny Depp ne peut sauver un biopic trop zélé).

«L’observation poignante occasionnelle ne peut sauver un film qui essaie autant de tirer toutes les cordes sensibles à sa disposition», déclare Kohn qui accuse le film de «tomber dans le mélodramatique».

Geoffrey McNab, dans The Independent, estime que le film «tire dans tous les sens» et lui donne deux étoiles. «On n’arrive pas à savoir s’il s’agit d’un drame social en croisade ou de l’histoire de la rédemption d’un artiste en difficulté. Le résultat est un film qui n’engage ni n’émeut le spectateur de la façon dont on aurait pu l’attendre.»

Le Telegraphdéclare que Minamataest un biopic «auto-glorifiant» et accuse Levitas de «façonner l’histoire pour flatter Smith avec un arc de rédemption assez grotesque».

Contrairement à ces affirmations arrogantes et auto-satisfaites, nous voyons en Minamataune œuvre passionnée et parfaitement objective, qui montre de façon réfléchie comment la détermination de Smith à jeter la lumière sur les crimes de Chisso et les victimes de l’entreprise a revigoré son esprit créatif.

S’il n’est pas possible ici d’examiner de façon critique toute la profondeur et l’importance de l’ensemble de l’œuvre de Smith (voir la collection en ligne de l’International Center for Photography), sa contribution à la photographie – en tant que puissant outil journalistique et médium artistique – est significative et motivée par une profonde humanité.

Les essais photographiques d’après-guerre de Smith – Spanish Village(1951), Nurse Midwife(1951), Country Doctor(1954) et d’autres – ont établi un nouveau paradigme dans le photojournalisme contemporain.

Par-dessus tout, Smith était animé par la conviction passionnée que le fait de se battre pour montrer la vérité pouvait animer les autres et améliorer la société. Comme il l’a dit un jour, «La photon’estqu’une petite voix, au mieux, mais parfois– parfoisseulement – une photographie ou un grouped’entre elles peuvent attirer nos sens vers une prise de conscience».

Alors que ces sentiments sous-tendent fortement Minamata, Levitas est maintenant confronté à une société médiatique hostile à ces préoccupations qui utilise une campagne en cours de type #MeToo contre Depp pour «enterrer» le film et punir tous ceux qui ont participé à sa production.

En 2018, l’ancienne épouse de Depp, Amber Heard, a écrit une tribune dans le Washington Post, affirmant avoir été victime de violences conjugales. Cela a déclenché l’hystérie médiatique habituelle et une campagne de destruction de carrière contre Depp, qui n’était pourtant pas nommé dans l’article du Post. Aucun des incidents allégués par Heard n’a fait l’objet d’une enquête criminelle, et encore moins d’accusations.

Depp a été rapidement écarté de la prochaine production prévue de la franchise Pirates of the Caribbean, puis l’année dernière, on lui a demandé de «démissionner» de son rôle de Gellert Grindelwald dans le troisième film de la franchise de Fantastic Beasts. Le retrait de Depp est intervenu après qu’il ait perdu un procès en diffamation contre le tabloïd britannique Sun, propriété de Murdoch, qui avait publié des articles sensationnels le dénonçant comme un «batteur de femmes».

La semaine dernière, Levitas a rendu publique une lettre qu’il a envoyée à MGM, condamnant le géant du divertissement. «MGM [au début de 2020] avait l’intention de mettre en lumière la souffrance des milliers de victimes de l’un des incidents de pollution industrielle les plus odieux que le monde ait jamais connus.

«Ravivant leur douleur en partageant leur histoire, cette communauté longtemps marginalisée n’espère qu’une chose: sortir l’histoire de l’ombre afin que d’autres innocents ne soient jamais affligés comme eux... et il semblait à ce moment-là, avec le partenariat de MGM, que leur souhait, vieux de plusieurs décennies, se réalisait enfin», peut-on lire dans la lettre.

«Imaginez maintenant leur dévastation lorsqu’ils ont appris la semaine dernière, qu’en dépit d’une promotion mondiale déjà réussie, MGM a décidé «d’enterrer le film» (pour reprendre les mots mêmes du responsable des acquisitions, Sam Wollman) parce que MGM se préoccupe de la possibilité que les problèmes personnels d’un des acteurs dans le film puissent se refléter négativement sur eux et que, de leur point de vue, les victimes et leurs familles doivent passer après cela.»

Andrew Levitas en compagnie de Johnny Depp (Photo: MinamataMovie Instagram) [Photo: Minamata Movie Instagram]

Levitas mentionne dans sa lettre à MGM avoir parlé à M. Uemura, père dont la fille «a souffert chaque jour de sa vie» parce qu’«une grande entreprise sans visage n’a pas respecté son obligation morale envers l’humanité, la décence et la droiture.» Dans sa lettre, il demande aux dirigeants de MGM de parler à M. Uemura et aux autres victimes de Minamata et «de leur expliquer pourquoi vous pensez que la vie privée d’un acteur est plus importante que la mort de leurs enfants, de leurs frères et sœurs, de leurs parents et de toutes les victimes de la pollution industrielle et des méfaits des grandes sociétés.»

La lettre souligne que «des personnes dans le monde entier sont victimes de sociétés qui ne les estiment pas ou les considèrent sans importance» et demande instamment à MGM de revenir sur sa décision «d’entraver activement la distribution et la promotion de Minamata.» La lettre se termine par une vidéo YouTubede l’une des victimes, Shinobu Sakamoto, qui parle de son expérience.

MGM a répondu par une déclaration méprisante et anodine. «Le film a été acquis pour une sortie via American International Pictures, une division de MGM qui s’occupe de décider des dates de ces sorties. Minamatafait toujours partie des sorties à venir d’AIP mais, pour l’instant, la date de sortie du film aux États-Unis reste à déterminer.» Toute décision de MGM, maintenant rachetée par Amazon, sera sans aucun doute influencée par des calculs économiques.

(Article paru en anglais le 4 août 2021)

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