Le 16 mai 2020, Ahnaf Jazeem, un jeune poète et enseignant musulman sri-lankais, a été arrêté par le trisement célèbre Counter Terrorism and Investigation Department– Département contre-terroriste et d’investigation (CTID) - et emprisonné sur la base d'accusations forgées de toutes pièces de promotion de l'extrémisme islamique, en vertu de la draconienne loi sri-lankaise sur la prévention du terrorisme (PTA).
Dix-neuf mois plus tard, le 15 décembre 2021, il a été libéré sous caution[article en anglais] avec des conditions très strictes. Le juge de la Haute Cour a ordonné à Jazeem de produire trois cautions d'une valeur de 500 000 roupies (environ 2200 euros ou 2500 dollars américains) et de se présenter au bureau du CTID à Puttalam, à une centaine de kilomètres au sud de sa ville natale de Mannar, les premier et quatrième dimanches de chaque mois. Il est actuellement surveillé par les services de renseignements militaires.
Les autres conditions de la libération sous caution comprennent l'interdiction d'entrer en contact ou d'interférer avec les témoins impliqués dans l'affaire et l'obligation d'informer le tribunal de tout changement d'adresse permanente. Le ministère de l'Immigration a reçu l'ordre de ne pas délivrer de passeport à Jazeem.
Le poète enseignait à la School of Excellence, une école internationale privée située à Puttalam, et il était pensionnaire dans un bâtiment appartenant à Save the Pearls, une organisation caritative musulmane pour l'éducation des enfants défavorisés. La police a tenté de lier cette organisation caritative à de la propagande extrémiste islamique et a arrêté l'un des membres de son conseil d'administration, Hejaaz Hizbullah, un éminent avocat spécialisé dans les droits de l'Homme, sur la base d'accusations concoctées.
Le CTID a arrêté Jazeem au motif que son recueil de poèmes, Navarasam, écrit sous son nom de plume Manaramudhu Ahnaf, encourageait l'extrémisme et l’a accusé à tort d'enseigner l'extrémisme à ses étudiants. En fait, les poèmes condamnaient les politiques meurtrières du groupe État islamique (ÉI), ainsi que les guerres impérialistes menées par les États-Unis, et promouvaient la paix et l'unité entre les ethnies.
Une traduction littérale des poèmes, susceptible d'être mal interprétée, a été présentée au tribunal, ainsi que le rapport d'un psychiatre, qui affirmait à tort que le livre incitait à la violence, suscitait des sentiments sexuels, encourageait le suicide, glorifiait la mort et alimentait la haine contre les auteurs de violences visant les musulmans.
Le Parti de l'égalité socialiste (PES) et le Comité d'action pour la défense de la liberté d'art et d'expression (ACDFAE), initié par le WSWS, ont mené une campagne pour sa libération inconditionnelle.
Dans l'entretien suivant, Jazeem explique les conditions difficiles et les tortures qui lui ont été inffligées en garde à vue et en prison.
WSWS : Pourquoi et comment avez-vous été placé en détention ?
AJ : On m’a arrêté afin de m'utiliser dans une campagne communautariste. Je m'attendais à ce que la police vienne chez moi parce que mon livre Navarasamavait fait l'objet d'un reportage dans le journal télévisé de Hiru TV [tristement célèbre pour ses campagnes communautaristes] lorsque la police a saccagé la chambre de ma pension à Puttalam, après l'arrestation de Hejaz Hizbullah.
Peu après, la police s'est rendue chez moi à Mannar et m'a placé en garde à vue avec mes affaires, dont un téléphone portable, un ordinateur portable et des livres, en promettant de me libérer dans les trois jours après enquête. Cependant, j'ai été placé en détention à l'antenne de Vavuniya du CTID, qui m'a accusé d'enseigner l'extrémisme, de montrer des vidéos extrémistes à des enfants et de soutenir l’ÉI.
J'ai tenté de prouver que je suis contre l'extrémisme et l’ÉI en lisant mes poèmes de Navarasam, mais ils ont essayé de me forcer à accepter leurs accusations. Ils m'ont demandé pourquoi je n'avais pas de livres bouddhistes, alors que j'avais d'autres ouvrages religieux.
WSWS : Étant donné que vos poèmes prouvent que vous êtes contre l'extrémisme, quel était le but de votre détention ?
AJ : Ils voulaient me faire avouer que j'enseignais l'extrémisme aux écoliers, que je soutenais l’ÉI et que j'avais appris l'extrémisme à l'Institut d'études islamiques Naleemiah [un institut privé d'enseignement supérieur pour les Musulmans]. Ils m'ont torturé mentalement pour m'obliger à écrire une déclaration selon laquelle j'avais appris l'extrémisme à l'Institut Naleemiah. Incapable de supporter cette torture mentale, j'ai cédé et j'ai dû écrire une fausse lettre contre Naleemiah.
Ils m'ont traité de partisan de l’ÉI et ont voulu que j’accepte cette idée. Quatre personnes m'ont posé sans relâche les mêmes questions pendant toute une journée, sans me laisser dormir pendant plusieurs jours.
J'ai d'abord été attaché à une chaise pendant deux semaines. Ils m'ont enlevé mes lunettes et m'ont forcé à lire. Lire sans lunettes me faisait monter les larmes aux yeux. La police a prétendu que je pleurais parce que j'étais le coupable. Ils m'ont même empêché d'appeler chez moi.
On m'a forcé à m'agenouiller, les mains liées en arrière et les jambes pliées. On m'a poussé la tête contre la table et on m'a gardé longtemps les mains menottées derrière le dos. Ils m'ont menacé de recourir à des méthodes de torture plus brutales et plus douloureuses, comme m’attacher pieds et poings liés dansle dos.
J'ai lutté pour dormir avec des menottes pendant environ trois mois, et parfois dans des endroits où ils jetaient des ordures. Parfois, ils me mettaient des menottes aux jambes la nuit, ce qui me faisait souffrir toute la nuit car je ne pouvais pas me tourner. Je souffrais de piqûres de moustiques et j'avais des insectes, des cafards et d'énormes rats qui me couraient sur le corps. Une fois, un rat m'a mordu.
J'étais détenu au 6eétage mais les toilettes étaient au 2eétage et les officiers ne permettaient pas aux détenus d'uriner avant le matin. Nous devions continuellement les supplier de nous permettre d'aller aux toilettes. Parfois, ils ne nous permettaient pas de fermer les portes des toilettes, soupçonnant que nous pourrions essayer de nous échapper. Nous avions des éruptions cutanées, des blessures et des saignements qui n'étaient pas soignés.
Ils ont essayé de m'empêcher de rencontrer un avocat. Après que mon avocat a finalement eu l'occasion de me rendre visite au bâtiment du CTID, ils m'ont détenu pendant un mois dans une petite cellule semblable à un enfer, sans ventilation. Je transpirais toute la journée et toute la nuit.
J'ai ensuite été transféré dans une prison à Tangalle [dans le sud du pays], où j'ai subi le même genre de traitement. Parfois, ils me donnaient de la nourriture avariée. Je n'avais pas la liberté d'écrire et je n'étais même pas autorisé à regarder les informations télévisées.
Finalement, ils m'ont placé en détention provisoire à la maison d'arrêt de Colombo et m'ont amené devant les tribunaux sans en informer ma famille ni mon avocat. La maison d'arrêt était très sale et bondée de 50 personnes, alors qu'elle ne pouvait en accueillir que 30. Il n'y avait pas du tout de mesures sanitaires contre la COVID-19.
Lorsqu'une personne en détention provisoire était ramenée en prison après avoir comparu devant le tribunal, elle était fouillée par les soldats de la Special Task Force. S'il s'agissait d'un musulman, ils lui demandaient de se déshabiller et ils faisaient une fouille rectale en insérant une aiguille avec une lampe.
WSWS : Avez-vous rencontré d'autres personnes qui ont été confrontées à cette situation ?
AJ : Oui. Il y avait plusieurs personnes, y compris des Tamouls qui étaient détenus comme suspects d’appartenir aux Tigres de Libération de l'Eelam Tamoul, et qui ont subi des tortures. Certaines ont été détenues pendant huit à neuf mois. Je les ai vus torturer une personne en la suspendant et en lui perforant les parties génitales avec un stylo. Un jeune Tamoul a été sévèrement battu pendant deux semaines jusqu'à ce qu'il accepte de faire des aveux.
Les officiers pensent qu'ils sont tout puissants avec cette loi [PTA]. La police m'a dit qu'elle pouvait même me détenir pendant 18 mois, puis me placer en détention provisoire pendant 10 ou 20 ans.
Les agents de la CTID ont obtenu les signatures des détenus sur des feuilles de papier vierges, puis ils ont écrit les aveux. Mes déclarations ont été mal traduites et ils m'ont menacé si je ne les signais pas.
J'ai été libéré [sous caution] mais sans liberté. Je ne peux pas faire mon travail d'enseignant ni parler librement avec mes proches et j'ai l'impression que la police et les services de renseignements m'espionnent. Deux militaires sont venus deux fois à mon domicile. Dans cette situation, comme vous le savez, tout peut arriver et à tout moment.
WSWS : Pourquoi avez-vous été pris pour cible par le gouvernement ?
AJ : Le gouvernement voulait montrer qu'il arrêtait autant d'extrémistes que possible et essayer de montrer qu'il supprimait l'extrémisme. Leur objectif est de susciter la haine des Cinghalais envers les musulmans.
Malgré les divisions ethniques, plus de 1700 personnes ont signé la pétition en ligne lancée par l'ACDFAE pour me défendre, ce qui indique qu'il existe un véritable intérêt de la classe ouvrière pour la justice et la démocratie. Les gens veulent vivre unis et ne veulent pas de communautarisme. Les politiciens essaient de diviser les gens.
WSWS : Quelle a été votre réaction à l'attaque terroriste du dimanche de Pâques 2019 ?
AJ : J'ai écrit un poème condamnant l'attaque du dimanche de Pâques et exprimant ma solidarité avec la société chrétienne et les victimes. L’ÉIn'a rien à voir avec l'islam. Il n'y a pas de place dans l'islam pour massacrer des gens. Les personnes qui ont permis que cela se produise sont au gouvernement et dans l'opposition maintenant.
WSWS : Pouvez-vous commenter la campagne menée par le WSWS, le PES et l'ACDFAE pour votre libération ?
AJ: I learnt about it through my family members after my release. Actually, I never thought such a huge campaign would be carried out to defend me. I read the WSWS during my school time in English and Tamil but I never thought it would meet me in this way. I’m very thankful to your organisations for their campaign, which brought the issue into focus and the legal procedures.
AJ : Je l'ai apprise par les membres de ma famille après ma libération. En fait, je n'avais jamais pensé qu'une campagne aussi importante serait menée pour me défendre. J'ai lu la WSWS pendant ma scolarité en anglais et en tamoul mais je n'aurais jamais pensé qu'elle me rencontrerait de cette façon. Je suis très reconnaissant à vos organisations pour leur campagne, qui a mis en lumière le problème et les procédures légales.
J'ai confiance maintenant qu'il y a des gens qui donnent une voix à la lutte pour les droits démocratiques et lui donnent vie. Nous devons rejeter toutes les discriminations ethniques et religieuses.
WSWS : Vous avez écrit sur l'occupation du Moyen-Orient par les États-Unis et vous savez que Washington fait pression sur le Sri Lanka à propos des crimes de guerre et des violations des droits de l'Homme, pour qu'il suive la ligne des États-Unis contre la Chine. Comment voyez-vous cela ?
AJ : L'impérialisme américain, qui tue des innocents dans le monde entier, ne fait pas cela [faire pression sur le gouvernement sri-lankais] pour la démocratie.
Il y a beaucoup d'innocents emprisonnés, y compris des prisonniers politiques tamouls, depuis des années. La lutte pour la libération de tous les prisonniers politiques est importante pour la défense des droits démocratiques.
WSWS : Pouvez-vous commenter le fait que les partis politiques tamouls et musulmans ne font pas campagne pour la libération des prisonniers politiques ?
AJ : Ils ne représentent pas les droits démocratiques.
WSWS : Que pensez-vous de la politique du Parti de l’égalité socialiste concernant la pandémie de COVID-19 ?
AJ : En fait, les gouvernements ont rouvert l'économie et laissé les gens mourir pour leurs profits. Je suis d'accord avec vos politiques visant à éradiquer la pandémie sur la base de mesures sanitaires scientifiques appropriées. C'est une occasion de développer la conscience de la classe ouvrière contre la classe dirigeante. Je suis d'accord sur le fait que l'exploitation brutale des travailleurs doit être arrêtée.
WSWS : Pouvez-vous commenter notre campagne pour défendre le fondateur de WikiLeaks, Julian Assange ?
AJ : Assange n'a pas commis un seul crime et devrait être libéré. Il a été détenu parce qu'il a exposé la vérité au monde entier. Je soutiens la campagne du WSWS pour le défendre.