La conférence suivant a été présentée lors de l'université d'été 2021 du Parti de l'égalité socialiste (US), qui s'est tenue du 1er au 6 août, par Tom Carter, rédacteur pour le «World Socialist Web Site».
Ces derniers mois, la guerre de factions dans l’establishment politique américain autour de la «théorie critique de la race» s’est fortement intensifiée. Cette controverse est une lutte entre deux positions fondamentalement de droite et anti-marxistes ; aucune ne peut prétendre avoir quoi que soit de gauche ou de progressiste.
D’un côté de l’establishment politique américain, le Parti républicain mobilise toutes les forces réactionnaires dont il dispose – milices fascistes, suprémacistes blancs et intégristes religieux – pour lancer une attaque en règle contre l’enseignement de toute idée de gauche, socialiste ou marxiste dans les écoles et les universités américaines ; les républicains entendent mener cette campagne sous le drapeau de la lutte contre la «théorie critique de la race».
À ce jour, les parlements contrôlés par les républicains dans au moins dix des États ont promulgué des lois interdisant l’enseignement de la ‘théorie critique de la race’ et vingt-six en sont à différents stades de la promulgation de telles lois. Nombre de ceux-ci, à des degrés divers, utilisent le prétexte d’une lutte contre la ‘théorie critique de la race’ pour cibler la véritable menace perçue par les républicains: le marxisme.
Une nouvelle loi du Tennessee, par exemple, interdit, au même titre que la théorie critique de la race, tout matériel qui encourage «la division entre, ou le ressentiment envers, une… classe sociale, ou une classe de personnes». Il n’est pas difficile d’imaginer comment de telles lois – entre les mains de gouvernements dirigés par les républicains – seront invoquées pour interdire que les articles du World Socialist Web Site soient discutés dans les salles de classe. Ces lois ont été accompagnées de la demande provocatrice d’installer des caméras dans les salles de classe pour surveiller le contenu des cours donnés par les enseignants.
Les républicains, tout juste sortis de leur tentative violente du 6 janvier pour annuler le résultat de l’élection présidentielle de 2020, prévoient de faire de la prétendue lutte contre la ‘théorie critique de la race’ une pièce maîtresse de leurs prochaines campagnes, électorales et autres. Steve Bannon, l’agent politique fasciste qui a joué un rôle important dans la victoire électorale de Trump en 2016, a déclaré au magazine Politico en janvier: «Je regarde ça et je me dis: “Hé, c’est comme ça qu’on va gagner”».
Le calcul de Bannon et de ses semblables est que la répulsion populaire vis-à-vis des préceptes et méthodes associées à la ‘théorie critique de la race’ fera leur jeu. Dans cette optique, dès septembre 2020, le Bureau de la gestion et du budget (OMB) du gouvernement Trump avait émis une directive interdisant les dépenses d’agences relatives à une quelconque formation dans cette théorie.
De l’autre côté de ce «débat» il y a la ‘théorie critique de la race’, un corpus d’écrits universitaires apparu aux États-Unis à la fin des années 1980 et au début des années 1990, qui unit le postmodernisme et la philosophie idéaliste subjective au révisionnisme historique, au sectarisme racial et à une orientation vers le Parti démocrate et ses satellites.
L’ascension de la théorie critique de la race et d’autres théories de «justice sociale» au cours des décennies précédentes a coïncidé avec le déplacement du centre de gravité idéologique du Parti démocrate vers les questions de race, de genre et d’identité ; et avec l’abandon par ce parti des derniers vestiges de programme réformiste pouvant encore le rendre vraiment attrayant pour les masses.
Parallèlement à cette évolution, la théorie critique de la race et les théories similaires postmodernes de l’identité sont devenues, d’obscures tendances académiques qu’elles étaient, une idéologie dominante dans les universités, les suites exécutives, les studios d’Hollywood, les conglomérats médiatiques, les syndicats, au Parti démocrate même et à sa périphérie.
Ces théories dites de «justice sociale» ont un jargon caractéristique, tendancieux, que tout le monde a déjà rencontré, par exemple: «appropriation culturelle», «privilège blanc», «dire sa vérité», «suprématie blanche», «espaces sûrs», «violence discursive», «micro-agressions», «masculinité toxique», «patriarcat», «culture du viol», «intersectionnalité», «trigger warning», etc.
La réponse du Parti démocrate à l’offensive républicaine contre la ‘théorie critique de la race’ a été de la promouvoir plus agressivement encore en mobilisant, pour lutter en sa faveur, ses partisans de la pseudo-gauche petite-bourgeoise et de la bureaucratie syndicale. Charles Blow, écrivant dans le New York Times, a défendu dans un éditorial en vedette la ‘théorie critique de la race’ comme une «lentille à travers laquelle on peut examiner les structures de pouvoir». Et peu après son entrée en fonction, Biden a annulé la directive de l’OMB de septembre 2020 interdisant les dépenses fédérales relatives à cette théorie.
Randi Weingarten, présidente du syndicat enseignant American Federation of Teachers, a publié une déclaration la défendant et des responsables syndicaux au niveau des États et au plan local, dans tout le pays, ont publié des déclarations similaires.
Les tendances de la pseudo-gauche à la périphérie du Parti démocrate affirment quant à elles que d’une manière ou d’une autre la ‘théorie critique de la race’ et les théories identitaires postmodernes similaires devraient être estimées des socialistes, voire accordées avec le marxisme. Dans un article intitulé «Pourquoi la théorie critique de la race devrait être enseignée dans les écoles », paru dans le magazine Current Affairs, Nathan J. Robinson, rédacteur en chef et figure éminente des DSA, défend cette théorie au motif qu’elle est «provocante et devrait susciter d’importantes discussions».
Les démocrates ont célébré une victoire en juin, lorsque nul autre que le général Mark Milley, le chef d’état-major interarmées, a semblé aligner le Pentagone sur ceux qui défendaient l’enseignement de la ‘théorie critique de la race’ aux élèves-officiers. Répondant aux attaques d’un parlementaire républicain à une audience de la Commission des forces armées de la Chambre, il en a justifié l’enseignement à West Point: «L’Académie militaire des États-Unis est une université, et il est important que nous nous formions et que nous comprenions… Je veux comprendre la rage blanche. Et je suis blanc».
L’apparente défense de cette théorie par le général Milley a suscité, dans les rangs républicains et chez Trump, une vague de dénonciations déçues et amères, et du côté démocrate des applaudissements enthousiastes.
L’offensive républicaine contre la ‘théorie critique de la race’ est une réaction au ‘Projet 1619’ du New York Times et a été rendue possible dans une large mesure par l’adhésion des démocrates à ce Projet. Les républicains y ont répondu par le «Rapport 1776», publié dans les derniers jours de la présidence Trump, qui exigeait que les États-Unis «restaurent l’éducation patriotique» et expurgent écoles et universités de tout enseignement «contraire aux principes de l’Amérique». Les républicains mettent à présent ces menaces en pratique.
Une croyance centrale de tout ce «débat» officiel est que la ‘théorie critique de la race’ représente quelque chose qui est de gauche, voire même marxiste. Cela est souvent considéré comme allant de soi, tant par ses détracteurs d’obédience républicaine que par ses défenseurs alignés sur les démocrates.
Les marxistes authentiques s’opposent certainement à la campagne des républicains visant à purger les écoles de toute littérature «antipatriotique» ; mais il faut dire clairement que la ‘théorie critique des races’ n’a pour sa part absolument rien à voir avec le marxisme.
Les origines de la théorie critique de la race dans l’idéalisme subjectif postmoderne
La ‘théorie critique de la race’ est un large courant. De nombreux affluents s’y jettent et de nombreuses branches en sortent. On peut aller dans une bibliothèque et arpenter rayons après rayons de ce matériel, qui, à première vue, comprend de nombreuses tendances diverses, voire contradictoires, ayant émergé et évolué au fil du temps.
Pour caractériser l’ensemble de ce courant, il est donc utile de commencer au niveau le plus élémentaire, par ses conceptions philosophiques fondamentales, dont l’héritage peut être retracé jusqu’au postmodernisme et aux conceptions avancées par l’école de Francfort, la «théorie critique» d’où émerge la ‘théorie critique de la race’.
Cette longue route idéologique a été analysée en détail, notamment dans «Marxisme, histoire et conscience socialiste» (Marxism, History & Socialist Consciousness – 2007) de David North et «L’école de Francfort, le postmodernisme et la politique de la pseudo-gauche: une critique marxiste» (The Frankfurt School, Postmodernism and the Politics of the Pseudo-Left: A Marxist Critique 2015). Mais il suffira, pour les besoins de cette conférence, de passer en revue quelques-unes des conceptions caractéristiques.
Dans le livre « Dialectique des Lumières » (1944), Theodor Adorno et Max Horkheimer, deux chefs de file de l’École de Francfort, ont conclu que les Lumières étaient responsables de l’autoritarisme et de la barbarie qui ont caractérisé la première moitié du XXe siècle, au motif que tout était le résultat inévitable d’une tentative malavisée d’exercer un contrôle sur la nature à travers la science et la raison. Adorno affirmera dans la « Dialectique négative » (1966) que toute pensée systémique est intrinsèquement autoritaire.
Les postmodernes ont pris comme point de départ ce rejet ou ce dénigrement de la science, de la raison et du rationalisme des Lumières – c’est là la «modernité» qu’ils prétendent avoir dépassée – et ont commencé par déclarer leur «incrédulité à l’égard de tous les méta-récits», pour reprendre l’expression du philosophe postmoderne Jean-François Lyotard.
Selon les postmodernes, la compréhension scientifique ne constitue qu’un «tissu de la réalité» ou une «manière de savoir», un «récit» ou un «discours» parmi d’autres – et un discours discrédité et autoritaire de surcroît – de sorte qu’il est inadmissible de parler en termes de vérité universelle, ou d’une réalité objective extérieure et indépendante de l’esprit humain, à laquelle les pensées humaines peuvent correspondre de manière fiable et que l’activité collective humaine peut effectivement modifier ou améliorer.
Pour citer un exemple caractéristique, il existe une anthologie d’écrits intitulée «Les tissus de la réalité: perspectives sociales sur la science et la religion» (Webs of Reality: Social Perspectives on Science and Religion), publiée par Rutgers University Press en 2002, qui présente ainsi son sujet:
«Nous explorons certaines des similitudes entre la religion et la science, qui ressortent lorsqu’elles sont traitées comme des structures sociales et des systèmes de signification… Ce que nous constatons, c’est que la vision du monde dite scientifique est elle-même implicitement religieuse».
Je ne considère pas ce livre comme particulièrement significatif. Il n’est que l’une des innombrables illustrations possibles de l’application du cadre postmoderne. Selon le postmodernisme, il n’y a pas de compréhension scientifique du monde qui corresponde à la réalité objective. La science et la religion ne sont que des «communautés» différentes, des «discours» différents, chacun avec son propre «tissu de réalité», aucun n’étant foncièrement plus légitime que l’autre.
Les conceptions qui découlent de ces idées philosophiques postmodernes de base trouvent leur expression dans les écrits des partisans de la ‘théorie critique de la race’, qui utilisent des expressions telles que «nommer sa propre réalité» et «dire sa vérité».
Parce que le raisonnement scientifique est un «récit» discrédité associé à l’oppression passée, selon la ‘théorie critique de la race’, une importance particulière est accordée à ce qu’on appelle le «récit personnel» et en particulier au récit dramatique d’expériences intensément émotionnelles.
Comme le dit Jeanette Haynes Writer, partisane de la ‘théorie critique de la race’: «Le but de la TCR [théorie critique de la race] est de construire une réalité d’alternative en nommant sa propre réalité par le biais de la narration et du contre-récit; ainsi, l’avantage de la TCR est la voix qu’elle donne aux personnes de couleur».
Le concept de «narration personnelle» donne à la théorie critique des races, en tant que corpus d’écriture, l’une de ses caractéristiques distinctives. On ouvre un traité sur un sujet historique ou sociologique et on trouve des chapitres consacrés aux réminiscences personnelles de l’auteur. «Dire sa vérité» de cette manière est considéré comme un moyen tout à fait légitime de «prouver» une idée – et même plus légitime que la vieille méthode discréditée consistant à utiliser des faits, chiffres et arguments logiques objectifs.
Quelles que soient les intentions des adeptes de ce cadre théorique, il faut dire d’emblée que ces conceptions en elles-mêmes ne sont pas sans implications condescendantes et franchement racistes. C’est comme si l’on disait: «Les faits et le raisonnement logique sur la réalité objective sont pour les Blancs, alors les gens de couleur utilisent bien plutôt des récits personnels».
Nonobstant l’invocation occasionnelle de Marx, ces conceptions constituent, en termes philosophiques précis, diverses formes d’idéalisme subjectif ou des conceptions découlant d’une croyance au primat de la pensée sur la matière et d’un scepticisme à l’égard de la corrélation entre la pensée et une réalité objective indépendante de la conscience individuelle.
L’idéalisme subjectif est l’opposé polaire de la philosophie du marxisme, le matérialisme historique, qui se fonde sur les conceptions que la matière précède la pensée et que la pensée humaine peut saisir et comprendre la réalité objective – la même réalité objective dans laquelle vivent les personnes de toutes les races – et, par une activité humaine consciente et collective, la changer et l’améliorer.
Ces conceptions philosophiques de base sont essentielles pour distinguer la ‘théorie critique de la race’ du marxisme – et c’est pourquoi il est impossible de parler d’un mélange ou d’une combinaison des théories postmodernes de «justice sociale», comme la ‘théorie critique de la race’, avec une critique marxiste du capitalisme.
Nous espérons que cette conférence, si elle ne fait que cela, rendra ce point parfaitement clair: lorsque nous parlons de ‘théorie critique de la race’ contre marxisme, nous parlons de deux cadres théoriques complètement différents, complètement irréconciliables et complètement incompatibles, et ce, jusqu’à leurs racines philosophiques les plus fondamentales.
Au cours de la période qui a précédé la Révolution russe, Lénine a été obligé en 1909 de produire un traité entier de philosophie, « Matérialisme et Empiriocriticisme », dans lequel il a vigoureusement défendu le marxisme contre diverses formes d’idéalisme subjectif passant pour être des «améliorations» des fondements philosophiques du marxisme. De même, au cours de la lutte avec l’opposition petite-bourgeoise au sein du SWP, Trotsky s’est vu obligé d’écrire, en 1939 « L’A-B-C de la dialectique matérialiste », dans lequel il a patiemment réitéré des conceptions fondamentales qui, pour les marxistes, sont si fondamentales qu’elles sont comme apprendre l’alphabet.
Cliff Slaughter, dans « Lénine sur la dialectique », explique: «C’est seulement en s’appuyant sur la vision de l’existence d’une réalité objective indépendante de la conscience humaine comme ‘la chose principale’, que Lénine est capable de réaliser la grande contribution […] qu’il fait dans les Cahiers [philosophiques]. Seule une compréhension matérialiste du rôle actif de la pratique humaine dans le monde réel pouvait être la base de la richesse des conceptions de Lénine, car c’est de ce monde réel qu’est déduite la vérité s’étendant et s’enrichissant à l’infini de l’entendement humain».
À l’approche d’un nouveau cycle de bouleversements révolutionnaires à notre époque du XXIe siècle, il faut s’attendre à ce que nous soyons de même contraints, toujours et encore, de défendre les conceptions les plus fondamentales du marxisme contre l’influence corruptrice des figures libérales de l’université et de l’establishment, qui chercheront de plus en plus agressivement à les déloger par diverses formes d’idéalisme subjectif.
Les racines idéalistes subjectives et postmodernes de la théorie critique de la race s’expriment dans le concept de la construction d’une «réalité d’alternative» selon le désir individuel, de la «vérité» comme étant propre à chaque personne et dans la fixation sur une police du langage quotidien – ou ce que les postmodernes appelleraient «problématiser les discours dominants».
Les racines subjectives, idéalistes et postmodernes de la théorie critique de la race s’expriment également dans un autre trope commun à la politique identitaire et adopté par la ‘théorie critique de la race’: seules certaines minorités ont «qualité» pour parler du racisme et les déclarations des non-minorités sont présumées illégitimes en raison du «point de vue» de la personne qui parle. Cette conception, qui est au cœur de la théorie critique de la race, est qualifiée d’«épistémologie du point de vue».
«Le statut de minorité», écrivent Richard Delgado et Jean Stefancic, principaux partisans de la ‘théorie critique de la race’, «apporte avec lui une compétence présumée pour parler de la race et du racisme».
Ce précepte central de la ‘théorie critique de la race’ revient à soutenir qu’un médecin ne peut diagnostiquer un patient parce qu’il n’a pas fait personnellement l’expérience du malaise subjectif résultant de la maladie de celui-ci. Selon ce cadre postmoderne, le malade serait la seule personne «présumée compétente» pour se prononcer sur son état, parce qu’il en a vécu les symptômes, tandis que les diagnostics du médecin seraient présumés illégitimes en raison du «point de vue» du médecin.
Ces conceptions anti-scientifiques sont fausses au plan le plus fondamental du fonctionnement de la connaissance et de l’entendement humains. Dans cet exemple, le médecin n’a pas personnellement ressenti le malaise subjectif du malade mais il peut découvrir et comprendre objectivement la bactérie qui le cause ; et il peut, à travers des méthodes scientifiques, faire un diagnostic et prescrire un traitement qui sauvera la vie du patient ; alors que la sensation subjective de malaise du patient ne lui donne pas automatiquement d’idée précise sur la cause objective de sa maladie. Les êtres humains ont souffert de maladies bactériennes pendant des millénaires sans en comprendre la cause et sans pouvoir les guérir. Le patient va chez le médecin parce que l’expérience subjective des symptômes de la maladie ne suffit pas en soi pour comprendre de quelle maladie il s’agit ou comment la guérir.
Ceci nous amène au concept de race même, tel qu’il est utilisé par les théoriciens critiques de la race. La race, il faut le dire d’emblée, n’est pas, du point de vue du marxisme comme de la science moderne, une catégorie biologique ou même sociologique cohérente.
Depuis la découverte et l’analyse de l’ADN, on peut affirmer catégoriquement que, du point de vue de la biologie, la race n’existe pas. En outre, toute tentative à l’heure actuelle de catégoriser les Américains comme appartenant à une «race blanche» et à une «race noire» serait elle-même arbitraire et réactionnaire. Comment une telle détermination se ferait-t-elle? Sur la base de quels critères? Il faudrait nécessairement faire revivre et rétablir des tropes racistes comme la «règle de l'unique goutte de sang», associée à l’époque de l’apartheid «Jim Crow», qui classait comme noir tout individu ayant un seul ancêtre noir.
La ‘théorie critique de la race’ reconnaît que la race est socialement construite, en ce sens qu’elle n’est pas biologique, mais cela ne fait que rendre possible l’utilisation des conceptions idéalistes subjectives empruntées au postmodernisme en vue de donner un nouveau souffle à ces catégories raciales.
Kimberlé Crenshaw, l’une des fondatrices de la ‘théorie critique de la race’, le dit plus ou moins directement: «Si le projet descriptif du postmodernisme de remettre en question la manière dont le sens est socialement construit est généralement sain… dire qu’une catégorie comme la race ou le genre se trouve socialement construite ne signifie pas qu’une telle catégorie n’a aucune signification dans notre monde. Au contraire, un projet important et continu pour les personnes subordonnées – et effectivement, l’un des projets pour lesquels les théories postmodernes ont été très utiles – est de réfléchir à la façon dont le pouvoir s’est concentré autour de certaines catégories et s’exerce contre d’autres».
Crenshaw fait la distinction entre l’affirmation «Je suis noir» d’une part et l’affirmation «Je suis une personne qui se trouve être noire» d’autre part, et elle adopte la première au motif qu’elle «prend l’identité imposée par la société et l’habilite en tant qu’ancrage de la subjectivité».
Dans son livre «Appropriation de la négritude: performance et politique de l’authenticité» (Appropriating Blackness: Performance and the Politics of Authenticity) – pour citer un autre exemple de comment ces concepts sont employés – E. Patrick Johnson décrit la «négritude» comme «la façon dont le fait de “vivre la négritude” devient une manière matérielle de savoir».
L’implication qui découle de ces concepts postmodernes est que la race est comprise non pas comme une forme de préjugé subjectif dans l’esprit du fanatique, mais comme une caractéristique fondamentale définissant l’existence distincte de chaque personne et sa «façon de connaître», un «point d’ancrage de la subjectivité» selon les mots de Crenshaw, une condition à laquelle sont subordonnées toutes les connaissances et croyances d’une personne sur le monde. L’aboutissement logique de l’opération de ces conceptions postmodernes et idéalistes subjectives est que la race d’une personne détermine non seulement la «réalité» dans laquelle elle vit, mais encore que des personnes de races différentes habitent, littéralement, des «réalités» différentes.
La théorie critique de la race et le sectarisme racial
Si ses racines philosophiques se trouvent dans le postmodernisme et l’idéalisme subjectif, ce qui donne à la ‘théorie critique de la race’ son caractère essentiel c’est l’ajout d’un autre ingrédient: le chauvinisme et le séparatisme racial, qui a lui-même ses origines dans l’aile droite du nationalisme noir petit-bourgeois américain.
La ‘théorie critique de la race’ prend le rejet des Lumières par l’École de Francfort et le postmodernisme et y ajoute un biais racial. Selon Delgado et Stefancic, cette théorie défie le «rationalisme des Lumières» par le fait qu’elle demande à savoir si «la philosophie occidentale est intrinsèquement blanche de par son orientation, ses valeurs et sa méthode de raisonnement.»
Delgado lui-même a publié une bibliographie annotée en 2012, observant candidement: «Une souche émergente au sein de la TCR soutient que les personnes de couleur peuvent mieux promouvoir leurs intérêts en se séparant du courant dominant américain. Certains pensent que la préservation de la diversité et de la séparation profitera à tous, et pas seulement aux groupes de couleur.»
Cela n’est rien qu’un renouveau pervers du vieux slogan ségrégationniste «séparé, mais égal», associé au Ku Klux Klan et au régime d’apartheid Jim Crow qui a duré cent ans dans le sud des États-Unis. Selon cette théorie, il est dans l’intérêt de toutes les races de vivre séparément et de ne pas s’intégrer.
Cette perspective droitière est réactionnaire au sens le plus direct et le plus littéral. Elle reviendrait à défaire le travail progressif de générations de gens qui ont travaillé, se sont battus et sacrifiés ensemble pour surmonter les divisions et les préjugés raciaux, pour faire tomber les barrières, pour s’unir et s’intégrer.
Ce sectarisme racial réactionnaire – qui se traduit par des demandes, dans le Parti démocrate et sa périphérie, de réparations raciales, quotas raciaux et préférences raciales, ainsi que de salles de classe à ségrégation raciale, qu’on appelle «espaces de sécurité» ou «programmes d’immersion culturelle afro-américaine» – est tout à fait conforme au cadre théorique essentiel, aux conceptions et méthodes de la ‘théorie critique de la race’.
Dans cette théorie, l’inégalité et l’injustice sont expliquées comme le résultat du «privilège blanc» ou du «privilège de peau blanche», qui est un système d’avantages raciaux autours desquels la société américaine est prétendument organisée, donnant aux Blancs en prenant aux Noirs.
Dans le langage de la ‘théorie critique de la race’, la «blancheur» est une forme de «propriété» prétendument possédée par tous les Blancs, peu importe leur position occupée dans la société, et si ces personnes sont conscientes ou non de leur participation à la «suprématie blanche». Cette conception, pièce maîtresse de la théorie critique de la race, a été avancée dans un article de Cheryl Harris paru en 1993 dans une revue de droit, qui cherchait à interpréter une longue liste de décisions juridiques du système judiciaire américain comme employant implicitement ce concept.
Cela signifie qu’un sans-abri qui dort dans les rues de Los Angeles et se trouve être blanc a un intérêt «de propriété» dans sa «blancheur» qui le rend, d’une certaine manière, plus riche qu’Oprah Winfrey (richesse nette 2,7 milliards de dollars), du moins du point de vue de cette forme cruciale de «propriété», et le rend donc complice du régime du «privilège blanc» et de la «suprématie blanche».
Lorsque les théoriciens critiques de la race emploient des termes comme «suprématie blanche» et «racisme structurel», leur argument n’est pas seulement qu’il y a une discrimination de fait répandue aux États-Unis, ce qui est indubitablement vrai comme fait de statistique. Ces termes renvoient bien plutôt à la conception que la société entière est organisée positivement autour du principe d’avantager les «Blancs» au détriment des «Noirs». Pour les adeptes de cette théorie, la question n’est donc pas de savoir si le racisme se manifeste dans un phénomène social donné, mais de comment le racisme s’exprime dans ce phénomène étant donné qu’un racisme généralisé de la part de tous les Blancs est prétendument le principe d’organisation de la société tout entière.
Comment la ‘théorie critique de la race’ explique-t-elle l’épidémie de brutalité policière? Sa réponse est que c’est un produit d’un racisme généralisé de la part de tous les Blancs. Les incarcérations de masse? Même réponse. La politique gouvernementale qui favorise les riches? Même réponse. Bas salaires? Conditions de travail dangereuses? Loyers élevés? Conditions dans les écoles? Même réponse. Guerre impérialiste? L’empoisonnement de l’eau à Flint? La victoire de Trump en 2016? Même réponse. La tentative de coup d’État du 6 janvier? Un racisme généralisé de la part de tous les Blancs. C’est l’explication pour tout.
Cette approche déprécie la lutte réelle pour affronter et éliminer les préjugés et en détourne, tout en contribuant à masquer les causes sociales plus profondes de l’inégalité et de l’injustice. La majorité des victimes de meurtres commis par la police aux États-Unis, par exemple, est blanche. Si le racisme peut expliquer les motivations subjectives de certains policiers qui ciblent de manière disproportionnée les jeunes noirs ou pratiquent des passages à tabac, asphyxies et fusillades particuliers, il ne suffit pas à expliquer le phénomène dans son ensemble – et encore moins à expliquer pourquoi l’establishment politique et les deux partis politiques officiels des États-Unis défendent ce régime arbitraire de terreur policière.
En expliquant l’épidémie de brutalité policière comme étant le résultat d’un racisme généralisé et omniprésent de la part de tous les Blancs, la ‘théorie critique de la race’ en fait passer la responsabilité de la classe dirigeante et de l’ordre social existant à la masse des travailleurs blancs qui n’en sont en aucun cas responsables et en sont eux-mêmes fréquemment les victimes.
Pour cette théorie, des concepts tels que «privilège blanc», «fragilité blanche» et «suprématie blanche» opèrent parallèlement à des concepts féministes bourgeois comme «culture du viol», «patriarcat» et «masculinité toxique» ; le «sexisme» remplace ici le «racisme» en tant que prétendu préjugé généralisé et «structurel», à l’origine de tous les problèmes de la société.
En dernière analyse, il s’agit là de cadres permettant de transformer des phénomènes sociaux qui sont fondamentalement les produits du capitalisme et de la société de classe en formes assimilables par les politiques identitaires de la classe moyenne.
Le concept d’«intersectionnalité», central à la ‘théorie critique de la race’, est une tentative de réconcilier ces divers cadres identitaires postmodernes en concurrence les uns avec les autres, chacun des divers préjugés opérant selon l’axe d’une catégorie identitaire distincte, comme la race, le genre, le poids corporel ou l’orientation sexuelle.
La principale fonction du cadre de l’«intersectionnalité» dans sa forme actuelle est de déplacer le rôle décisif des classes dans l’histoire et la société et de reléguer le capitalisme en tant que système économique mondial au «classisme», à l’un des nombreux autres «-ismes» ou formes de préjugés subjectifs – si ce n’est d’éliminer tout à fait les classes de la discussion.
Le livre «Tout le monde est-il vraiment égal?» (Is Everyone Really Equal?), est présenté comme un manuel d’«éducation à la justice sociale» destiné aux étudiants, «du lycée à l’université». Robin DiAngelo et Özlem Sensoy y utilisent le cadre de l’«intersectionnalité» pour attaquer quiconque tente d’introduire la classe dans une discussion sur l’injustice et l’inégalité. Les auteurs imaginent quelqu’un disant: «La véritable oppression est la classe. Si vous éliminez le classisme, alors toutes les autres oppressions disparaissent». Ils assimilent cette déclaration à une forme de «changement de canal», l’une des nombreuses formes de «déni et de résistance» psychologiques et d’«ignorance délibérée» manifestée par les «membres dominants du groupe».
Ils reviennent sur ce thème à maintes reprises, classant ensuite sous le sous-titre «fausses idées sur la classe» cette affirmation: «La classe sociale est la véritable oppression. Si nous éliminons le classisme, nous éliminerons le racisme».
Dans une autre publication intitulée «Blancs recevant des commentaires sur le racisme et réagissant à partir du cadre général: haut et bas» (Whites Receiving Feedback on Racism and Responding from the Mainstream Framework: Above & Below), DiAngelo suggère qu’une personne blanche disant «la véritable oppression est de classe» a pour fonction de «maintenir la solidarité blanche», de «protéger le privilège blanc» et de «protéger le racisme».
Cette opinion de base, soit dit en passant, a été reprise par Alexandria Ocasio-Cortez, qui a récemment attaqué ceux qui défendaient une position «essentialiste de classe» comme étant essentiellement racistes.
Permettez-moi de répondre à cela juste un instant. Pour les marxistes, oui, nous plaidons coupables, nous sommes des «essentialistes de classe». Pour nous, la classe n’est pas seulement une autre forme de préjugé subjectif. La contribution de Marx à la connaissance et à la compréhension de l’humanité n’était pas simplement l’observation que certaines personnes avaient plus de richesse et de pouvoir que d’autres. Cela, tout le monde en a connaissance depuis des millénaires.
Ce que Marx a découvert n’était rien moins que la dynamique opérant selon certaines lois et poussant le développement de la civilisation humaine ; il s’est appuyé en cela sur un examen scientifique du développement des forces productives qui révélait la façon dont les classes sociales correspondaient à des relations sociales de production spécifiques issues de ces forces productives et entrant ensuite en contradiction avec elles. En examinant toute l’histoire antérieure de l’humanité, Marx a pu démontrer partout le fonctionnement de ces lois de développement socio-économique, offrant une nouvelle compréhension du passé.
Et en regardant vers l’avenir, la découverte de Marx a rendu possible, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, une politique pleinement consciente, permettant d’aligner délibérément le programme et la stratégie d’un mouvement révolutionnaire – ou d’un gouvernement révolutionnaire – sur les intérêts objectifs de forces sociales objectivement existantes. Il est donc possible pour les marxistes actifs dans la lutte des classes d’étudier et d’analyser comment les intérêts objectifs des classes sociales s’expriment d’une manière ou d’une autre dans ce processus historique – par exemple, à travers le choix des profits au détriment de la vie humaine dans le refus de contenir la pandémie.
On peut parler objectivement de classe historiquement révolutionnaire, mais il n’est pas possible de parler de «race historiquement révolutionnaire» ; ni d’ailleurs d’une «race historiquement réactionnaire». Toute tentative de fonder la politique sur de supposés «intérêts raciaux» dans notre monde serait totalement fausse et réactionnaire. Des millions de gens de toutes races sont mortes d’une pandémie évitable, non pas à cause d’intérêts raciaux mais à cause d’intérêts de classe. Cela répond à «l’intersectionnalité». Comparer race et classe, c’est comparer des choses qui ne sont pas comparables – deux catégories complètement différentes et deux choses complètement différentes. Le racisme, d’une part, est une forme de préjugé subjectif et non scientifique; la classe, d’autre part, est la clé pour comprendre toute l’histoire, la société et la politique humaines.
Quelle perspective ces praticiens de la politique raciale offrent-ils à quelqu’un voulant lutter contre le racisme et d’autres formes d’injustice, mais qui se trouve être blanc? Vu le racisme prétendument intrinsèque au fond existentiel de chaque personne blanche, le pronostic est sombre. Comme nous l’avons expliqué plus haut, selon la ‘théorie critique de la race’ les Blancs n’ont pas «qualité» de discuter du racisme ou même de le comprendre, on ne peut donc que leur apprendre à se taire et leur prescrire une forme bizarre de thérapie.
Le livre «Moi et la suprématie blanche» (Me and White Supremacy), de Layla F. Saad, propose un tel cours de quatre semaines au lecteur blanc repentant: «Jour 1: Vous et le privilège blanc. Jour 2: Vous et la fragilité blanche. Jour 3: Vous et la police du ton. Jour 4: Vous et le silence blanc. Jour 5: Vous et la supériorité blanche. Jour 6: Vous et l’exception blanche. Jour 7: Bilan de la semaine 1».
Ce traité de plus de 200 pages, que les historiens catalogueront à l’avenir comme spécimen d’une intelligentsia désorientée ayant totalement perdu la raison, est caractéristique de toute une industrie artisanale de livres d’«auto-assistance» s’auto-flagellant, publiés aujourd’hui pour le prétendu bénéfice des Blancs, ainsi que de séminaires de leadership d’entreprise et d’ateliers sur la diversité, conçus pour forcer les Blancs à «affronter» leur propre racisme inconscient.
Il y a pas mal d’argent à gagner pour ceux qui ont accroché leur wagon à ces absurdités tendancieuses. DiAngelo elle-même a récemment demandé 12.000 dollars pour un seul séminaire à l’Université du Kentucky et 20.000 dollars pour un atelier de trois heures et demie à l’Université du Connecticut. Elle facture généralement entre 10.000 et 15.000 dollars par événement. Tim Wise, auteur du livre «Blanc comme moi» (White Like Me), demande également des honoraires de 10.000 à 20.000 dollars pour ses interventions.
Par contre, une journée de huit heures au salaire minimum apporte 58 dollars, soit environ 15.000 dollars pour une année de travail à temps plein.
Ces «ateliers» onéreux destinés aux Blancs ressemblent à s’y méprendre à la «thérapie de conversion gay» pratiquée par les fondamentalistes chrétiens. Mais ni la blancheur, ni l’homosexualité, ne peuvent être purgées entièrement, on ne peut que méditer sur elles comme sur une source perpétuelle de honte et de culpabilité pour la personne qui a eu la malchance de naître dans un tel état de péché.
L’une des manifestations les plus toxiques de ce courant intensément subjectif est son insistance pour que toutes les relations personnelles (mariages, amitiés, liens familiaux) soient transformées en champs de bataille privilégiés où se mène une lutte «politique» pour le «changement transformationnel». Les adeptes de cette idéologie sont invités à «éduquer» leurs amis, conjoints, amants, collègues et parents afin de les forcer à «lutter contre» leur prétendu «racisme inconscient».
On a le sentiment que quiconque tente honnêtement de mettre ces préceptes en pratique avec ses amis se retrouvera rapidement sans ami aucun. La leçon à tirer pour quiconque envisage une relation amoureuse au-delà des frontières de la race est que tout effort pour combler le fossé entre ces «réalités» totalement séparées sera si exigeant et périlleux qu’il faudrait abandonner avant même d’essayer. En pratique, si ces théories se présentent comme «antiracistes», leur effet est inverse: elles empoisonnent l’atmosphère par une fixation obsessionnelle sur la race dans chaque interaction sociale.
Il s’agit là de déchets peu odorants – et franchement, l’expression souvent de préjugés raciaux tels quels. Une anthologie d’écrits intitulée «Études critiques de la blancheur» (Critical Whiteness Studies), éditée par Delgado, présente de manière non critique une interview de Noel Ignatiev, co-éditeur d’un magazine intitulé «Race Traitor» (Traître à sa race), ancien stalinien et ancien participant aux «Étudiants pour une société démocratique» [un mouvement des étudiants aux États-Unis dans les années 1960: Students for a Democratic Society – SDS], qui déclare: «Nous pensons que tant que la race blanche existe, tous les mouvements contre ce qu’on appelle le “racisme” échoueront. Par conséquent, notre objectif est d’abolir la race blanche».
Ces praticiens de la politique raciale sont expressément hostiles à toute aspiration à unir les êtres humains du monde entier dans une culture mondiale, progressiste et égalitaire. Dans un chapitre de «Moi et la suprématie blanche» consacré à «l’appropriation culturelle», un concept constituant un principe idéologique majeur de la ‘théorie critique de la race’, Saad soutient directement que l’idée de «partage culturel» comme «moyen de résoudre le racisme» est «erronée».
Selon le concept rétrograde, répressif et anti-artistique d’«appropriation culturelle», qui implique de juger l’art sur la base de la race, différents objets, motifs, genres et styles artistiques sont «possédés» par différentes races ; ils ne peuvent être interprétés ou appréciés que par les membres de cette race particulière, qui seuls peuvent en tirer profit. Par conséquent, toute personne qui tente de créer un art qui n’appartient pas à sa race est coupable d’une «appropriation» illégale.
Dans ce cadre réactionnaire, les artistes sont priés de «rester dans leur voie», de se limiter à l’interprétation et à la consommation des produits culturels de «leur» race. Ce cadre fait directement le jeu de l’extrême droite, et les Proud Boys et les néonazis suprématistes blancs l’approuveraient avec enthousiasme.
À une époque où l’humanité est de plus en plus intégrée à l’échelle mondiale par le biais d’Internet, une évolution pleine de potentiel progressiste pour l’art et la culture dans le monde entier – où les jeunes improvisant, adaptant et explorant danses et musiques du monde entier via TikTok et autres réseaux sociaux – les adhérents sectaires raciaux de la ‘théorie critique de la race’ lèvent les mains au ciel et s’opposent au «partage culturel».
Dans le même chapitre de «Moi et la suprématie blanche», Saad rejette encore toute aspiration au «daltonisme». Dans un passage très révélateur, elle rejette l'idée que «nous devrions agir comme si une culture humaine géante qui partage tout de manière égale fonctionnerait s'il n'y avait seulement pas le racisme et l'existence de privilèges».
Cela revient à répudier tout ce qui a été progressiste en fait dans les luttes pour les droits civiques aux États-Unis dans les années 1950 et 1960, qui ont uni des masses de personnes de toutes races autour de la revendication de l’égalité juridique.
Il existe une critique de gauche des luttes pour les droits civils, dans la mesure où ces luttes de masse se limitaient à un cadre réformiste national et où elles ont réalisé une égalité juridique formelle sans réaliser une véritable égalité sociale. Et l’inégalité et l’injustice ont persisté dans les décennies qui ont suivi le recul de ces luttes, et persistent à ce jour. Mais la ‘théorie critique de la race’ tire de ces expériences une conclusion essentiellement pessimiste et réactionnaire, rejetant comme erronée l’aspiration à une lutte unie pour l’égalité même.
L'adoption de la théorie critique de la race par le parti démocrate
La théorie critique de la race est apparue comme une tendance distincte à la fin des années 1980 et dans les années 1990, dans d’obscurs quartiers du monde universitaire américain, au cours de la période coïncidant avec la liquidation de l’URSS et le recul de la vague de luttes pour l’égalité sociale qui avait caractérisé les décennies précédentes ; la période aussi du rejet par le Parti démocrate des derniers vestiges d’engagement en faveur de la réforme sociale.
Bien qu’on puisse retrouver certains de ces concepts et thèmes dans les décennies précédentes, notamment dans les écrits de Derrick Bell, professeur de droit à Harvard, on considère généralement que le premier événement universitaire centré sur la ‘théorie critique de la race’ dans sa forme actuelle est un atelier de réflexion tenu en 1989 près de Madison (Wisconsin), intitulé «Nouveaux développements de la théorie critique de la race» (New Developments in Critical Race Theory). Comme l’a candidement reconnu son organisatrice Kimberlé Crenshaw, il n’y avait pas « eu de nouveaux développements» car c’était le tout premier événement consacré à la discussion de cette théorie: «Parfois, on doit faire semblant jusqu’à ce qu’on y arrive», a-t-elle déclaré plus tard.
Les années 1990 ont été une période de réaction dans le monde entier et aux États-Unis en particulier, marquée par une succession de guerres d’agression impérialiste sous des gouvernements tant démocrates que républicains, les démocrates se faisant les champions des campagnes «loi et ordre» à l’intérieur du pays tandis que les républicains adoptaient les «valeurs familiales».
Dans ce contexte, la ‘théorie critique de la race’ n’est pas née de luttes sociales de masse ou de campagnes en faveur de l’égalité ou de réformes démocratiques, mais est éclose et a couvé dans les recoins du monde universitaire petit-bourgeois durant une période de réaction. Nourrie dans une atmosphère de déception amère et de démoralisation subjective, elle s’est rassemblée dans les anthologies de critiques littéraires, de commentaires juridiques et autres nodules des facultés de sciences humaines.
Malgré toutes ses prétentions à être «radicale» et même «révolutionnaire», son contenu a toujours été essentiellement anti-ouvrier, anti-marxiste et anti-socialiste: des universitaires de la classe moyenne ont évacué leur colère envers la classe ouvrière pour l’échec des luttes précédentes, concluant que ces luttes avaient échoué parce que la grande majorité des «Blancs» étaient désespérément racistes et sexistes et indignes de jouer un rôle quelconque dans l’histoire.
La ‘théorie critique de la race’ a également représenté, pour être tout à fait franc, un moyen pour les universitaires ex-radicaux de la classe moyenne de se créer un espace confortable où gagner de l’argent. Le secret honteux de ce vaste exercice d’hypocrisie est que, malgré toutes les dénonciations des «privilèges», ce sont des personnalités comme DiAngelo, dont la valeur nette se situe probablement dans les six ou sept chiffres et Nikole Hannah-Jones, dont la valeur est estimée à environ 3 millions de dollars, qui sont les véritables bénéficiaires des privilèges.
Dans toute une suite de campagnes présidentielles, notamment les campagnes électorales d’Obama en 2008 et 2012, et celle d’Hilary Clinton en 2016, puis avec la promotion de la campagne #MeToo à partir de 2017 et le ‘Projet 1619’ de 2019, le Parti démocrate s’est tourné de plus en plus nettement vers les questions de race, de genre et d’autres formes d’identité pour mobiliser des sections de professionnels, d’étudiants et de jeunes de la classe moyenne derrière sa politique impérialiste de droite. Dans ce processus, la ‘théorie critique de la race’ a rapidement pris de l’ampleur et, à ce jour, on peut dire qu’elle a été adoptée à tous égards comme la philosophie principale du plus ancien parti impérialiste américain.
En tant que tendance théorique, elle est tout à fait compatible avec le nationalisme, le capitalisme et les exigences idéologiques de l’impérialisme américain. Crenshaw elle-même a récemment donné une interview, largement diffusée sur CNN, où elle affirmait : «la théorie critique de la race n’est pas antipatriotique. En fait, elle est plus patriotique que ceux qui s’y opposent…».
Les praticiens de la politique raciale s’adressent aux jeunes en colère face à la brutalité policière et la persistance du racisme. Les jeunes des États-Unis, comme leurs homologues du monde entier, détestent instinctivement toutes les formes de sectarisme et de préjugés. Ils se méfient de la version patriotique, agiteuse de drapeau, de l’histoire de leur pays et sentent intuitivement que quelque chose ne va pas du tout dans la société tout entière. Mais le but de la politique raciale est de capter ces sentiments naturels et sains et de les faire dérailler, les détournant de la solidarité de classe et du marxisme révolutionnaire pour leur faire intégrer le cadre de la politique opportuniste petite bourgeoise du Parti démocrate et de sa périphérie
La ‘théorie critique de la race’ n’a pas de perspective internationale unifiée. Ses adhérents se concentrent presque exclusivement sur ce qui se passe à l’intérieur des frontières des États-Unis et se demandent rarement quelles seraient les implications de leur théorie une fois appliquée ailleurs qu’en Amérique.
Par exemple, si la division raciale expliquait tous les conflits et maux de la société américaine, il s’ensuivrait que des pays plus homogènes sur le plan ethnique, comme l’Islande et le Japon, seraient des paradis exempts de toute forme d’inégalités et d’injustices sociales. Malheureusement pour la ‘théorie critique de la race’, ce n’est de toute évidence pas le cas.
Lorsque les praticiens de la politique raciale portent leur attention hors des frontières des États-Unis, les résultats peuvent être repoussants et tout à fait horrifiants, comme lorsque Nikole Hannah-Jones, l’auteure du projet 1619, a abordé en 2019 la question de l’Holocauste
Le socialisme, quant à lui, a toujours défendu l’égalité et la lutte des socialistes scientifiques pour l’égalité dans le monde a commencé un siècle et demi avant que le terme de «théorie critique de la race» ne soit prononcé. Depuis leur arrivée sur la scène il y a quelques décennies, les partisans de la ‘théorie critique de la race’ n’ont rien fait qui ait contribué à cette lutte. Ils n’ont fait que polluer l’air avec leur jargon postmoderne pompeux et leurs incitations virulentes à l’hostilité raciale.
Les marxistes ont une longue et fière histoire d’opposition à toutes les formes de préjugés et de division dans la classe ouvrière. Ils ont toujours rejeté la catégorie de la race comme possédant une quelconque valeur explicative dans le processus historique. Même la longue tradition d’utilisation du mot «camarade» dans le mouvement marxiste souligne que chaque combattant qui rejoint la lutte pour le socialisme le fait sur un pied d’égalité.
Une méthode qui part de l’hypothèse que les divisions raciales, socialement construites ou non, constituent un facteur primaire ou décisif de l’histoire et du conflit social n’a aucune valeur. De telles conceptions doivent être rejetées de façon absolue et catégorique.
Chercher à expliquer la tentative de coup d’État de Trump le 6 janvier, par exemple, comme le produit de la «rage blanche» est tout aussi inutile que la recherche d’un astrologue qui voudrait découvrir dans ce même phénomène une manifestation des mouvements de la planète Jupiter. D’un point de vue scientifique objectif, l’un ne contribue tout simplement pas à expliquer l’autre.
L'adoption de la ‘théorie critique de la race’ par le Parti démocrate a atteint son apogée, du moins à ce jour, par sa promotion du ‘Projet 1619’ du New York Times. Mais le Parti démocrate n'a montré aucun signe de changement de cap.
Il est important de rappeler qu’à une époque antérieure, la classe dirigeante américaine a rejeté le révisionnisme historique obsédé par la race qu’on a à la longue associé à la théorie critique de la race. Il était un temps où le New York Times défendait vigoureusement Lincoln contre ceux qui l’accusaient et prétendaient qu’on ne pouvait le considérer que comme un raciste. Le maintien d’une «idée nationale» indépendante de la race était auparavant considéré comme la clé de la stabilité à long terme de la société et de la politique américaines.
La volte-face plus récente consistant à embrasser le sectarisme racial est tant myope que désespérée. Incapables de lancer un appel populaire sur la base d’une véritable amélioration des conditions de vie et de travail pour la masse de la population, les démocrates doivent recourir à des appels émotionnels à diverses formes de préjugés, d’envie et de méfiance. Mais le discours incessant sur le «privilège blanc» et la «fragilité blanche», devant lequel Bannon se frotte les mains, aura pour effet de pousser les travailleurs dans les bras de l’extrême droite et, en fait, de saper la véritable lutte pour dénoncer et éliminer les préjugés.
Trente ans se sont écoulés depuis le début des guerres de Yougoslavie, qui ont été déclenchées par la réintroduction du capitalisme dans l’ex-Yougoslavie.
Les mouvements nationalistes rapidement créés par les ex-bureaucrates staliniens nouvellement enrichis, incapables de donner une coloration progressiste à leurs opérations de pillage éhontées, se sont ouvertement basés sur la résurrection et l’exploitation des haines ethniques.
Au long d’une décennie de conflits sanglants, le terme «purification ethnique» est entré dans le lexique mondial. Ces guerres ont fait plus de cent mille morts et plus de quatre millions de personnes ont été déplacées. Des guerres et des conflits similaires ont été déclenchés par la restauration capitaliste dans l’ex-URSS, comme le conflit fratricide actuel entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie au sujet du Nagorno-Karabakh.
Il faut avertir que l’aboutissement logique de tout ce rabâchage obsessionnel sur la race à l’intérieur des États-Unis est une forme ou une autre de «balkanisation» alors que le capitalisme sort des égouts les vieilles haines et les vieux préjugés pour lancer les travailleurs les uns contre les autres et préserver la domination de classe.
Si la ‘théorie critique de la race’ s’affiche comme une continuation des luttes de masse pour les droits civiques des années 1950 et 1960 rien ne pourrait être plus loin de la vérité. Cette théorie insiste pour dire que les Blancs et les Noirs constituent essentiellement des espèces incompatibles qui se sont fait la guerre durant toute l’histoire. Une telle orientation a moins de choses en commun avec Martin Luther King qu’elle n’en a avec Adolf Hitler. Parmi les précurseurs idéologiques de la ‘théorie critique de la race’, on trouve de ce point de vue la pseudoscience racialiste du «darwinisme social», apparue à la fin du XIXe siècle. Celle-ci prétendait remplacer la lutte des classes dans l’histoire par des concepts empruntés aux découvertes de Darwin relatives à l’évolution biologique. Elle imagine de nouveau l’histoire non pas comme une lutte entre classes sociales, mais comme un processus de compétition et de «sélection naturelle» entre races biologiquement distinctes.
À l’époque de la Révolution russe, les bolcheviks furent eux aussi confrontés à des efforts visant à attiser les haines raciales, religieuses et nationales, afin de déstabiliser et de diviser le mouvement ouvrier.
«Lorsque la maudite monarchie tsariste vivait ses derniers jours, elle a tenté de pousser les ouvriers et les paysans ignorants contre les Juifs», expliquait Lénine dans un discours radiodiffusé en 1919. «Les propriétaires terriens et les capitalistes ont essayé de détourner la haine des ouvriers et des paysans torturés par la pénurie contre les Juifs».
«Ce ne sont pas les Juifs qui sont les ennemis des travailleurs», a déclaré Lénine. «Les ennemis des travailleurs ce sont les capitalistes de tous les pays. Parmi les Juifs, il y a des travailleurs, et ils sont la majorité. Ce sont nos frères, qui, comme nous, sont opprimés par le capital; ce sont nos camarades dans la lutte pour le socialisme. Parmi les Juifs, on trouve des koulaks, des exploiteurs et des capitalistes, comme en on trouve l’équivalent parmi les Russes, et parmi les gens de toutes les nations».
«Les capitalistes s’efforcent de semer et de fomenter la haine entre les travailleurs de différentes confessions, de différentes nations et de différentes races», poursuit Lénine, concluant son discours par ces mots: «Vive la confiance fraternelle et l’alliance de combat des travailleurs de toutes les nations dans la lutte pour renverser le capital.»
Cent ans plus tard, les conceptions de base articulées par Lénine restent une pièce maîtresse de la tradition marxiste. Dans chaque prétendue «race», il y a une majorité de travailleurs qui sont opprimés par le capital et sont les frères et sœurs et les camarades naturels de tous les autres travailleurs de la planète. Et dans chaque «race», il y a une minorité composée de la classe capitaliste et de ses agents privilégiés.
Les socialistes du monde entier sont engagés dans une lutte complexe et difficile pour unir la classe ouvrière – qui comprend des gens de différentes nationalités, genres, langues, religions, âges et coutumes – dans un combat commun pour la paix, le progrès et l’égalité.
Cela implique certainement de combattre et de dénoncer les préjugés et l’injustice partout où nous les rencontrons, comme cela a toujours été le cas – si nous les voyons, nous ne les tolérerons pas – mais nous comprenons que les préjugés survivent non pas parce qu’ils sont fixés éternellement dans la psychologie humaine, mais parce que le capitalisme survit pour les nourrir. Nous expliquons aux travailleurs et aux jeunes comment les préjugés sont cultivés et exploités pour saper la solidarité de classe, et pourquoi surmonter ces préjugés n’est pas simplement moralement juste mais historiquement nécessaire.
Les bouleversements révolutionnaires à venir dans le monde amèneront des centaines de millions de personnes à lutter. Les forces exercées sur le mouvement révolutionnaire seront énormes. Un mouvement fissuré et fracturé selon des critères raciaux, nationaux ou de genre ne pourra y résister et se brisera rapidement dès que cette pression s’exercera vraiment. Un mouvement mondial capable de résister au maelström révolutionnaire doit être prêt à proposer une perspective mondiale unifiée, applicable à tous les travailleurs. Celle-ci doit comporter une compréhension commune de sa propre histoire, de ses fondements philosophiques et de sa méthode, de son orientation de classe, de sa conception de l’époque et de sa stratégie pour la victoire. C’est là la véritable force d’un mouvement politique – la colle qui le maintiendra uni à travers toutes les crises.
Pour ces raisons, pour répondre au sectarisme des républicains et de Trump il ne faut pas céder un pouce au sectarisme racial des démocrates et à la théorie critique de la race. Il faut bien plutôt construire la solidarité internationale des travailleurs, qui est une condition essentielle pour l’avancée de la civilisation et de la culture humaines et pour la défaite finale de toutes les formes de préjugés.
(Article paru d’abord en anglais le 30 août 2021)