Le plus grave affrontement frontalier entre les troupes indiennes et chinoises depuis que les deux pays ont mené une brève guerre frontalière en 1962 aurait fait des dizaines de morts.
Des combats ont éclaté lundi soir dans la vallée de Galwan, un des quatre endroits au moins, au long de la frontière sino-indienne contestée, où des troupes s’opposent de près depuis plus d’un mois.
Selon de premiers rapports du gouvernement indien, trois membres de l’armée indienne, dont un officier, sont morts au cours des combats. Mais plus tard dans la journée de mardi, le nombre de morts fut révisé de façon spectaculaire ; l’armée indienne a publié un communiqué qui déclarait que «17 soldats indiens grièvement blessés… sur le lieu de l’affrontement et exposés à des températures inférieures à zéro en haute altitude ont succombé à leurs blessures».
Jusqu’à présent, le gouvernement chinois n’a reconnu aucun décès. Mais le rédacteur en chef du quotidien chinois Global Times a indiqué dans un tweet qu’au moins quelques soldats chinois avaient été tués lors de l’affrontement qui aurait duré plusieurs heures.
Le Times of India a affirmé que les interceptions indiennes de communications chinoises ont révélé que les Chinois avaient au moins 43 victimes, dont un nombre non spécifié de morts et de blessés graves. U.S. News and World Report, quant à lui, rapporte que «les services de renseignement américains pensent que 35 soldats chinois sont morts», lors de l’affrontement, «dont un officier supérieur».
Si l’on en croit les nouvelles, aucun des deux camps n’a tiré au cours de l’affrontement. Les troupes indiennes et chinoises en patrouille frontalière s’étant entendues afin d’éviter une escalade et devant s’abstenir de porter des armes à feu. Au lieu de cela, les deux camps se seraient attaqué avec des pierres, des tiges de fer et des gourdins, dont certains avec des clous ou munis d’autres objets pointus.
Les combats se sont déroulés dans une vallée himalayenne située à plus de 4.300 mètres au-dessus du niveau de la mer. Les températures froides et le terrain inhospitalier qui existent dans cette région de l’Himalaya ainsi que les difficultés d’évacuation des blessés ont probablement alourdi le bilan des combats. Mais le grand nombre de morts témoigne aussi de leur férocité.
Dans les jours qui ont précédé l’affrontement de lundi soir, New Delhi et Pékin avaient entamé un prétendu processus de désescalade. Cependant, cette crise frontalière avait débuté début mai par deux affrontements non mortels entre les troupes indiennes et chinoises, en des endroits se trouvant séparés par plus de mille kilomètres. Par la suite, les deux parties ont déployé des milliers d’autres troupes, de l’artillerie et d’autres armements dans leurs régions frontalières respectives.
Tant New Delhi que Pékin continuent d’insister sur le fait qu’on peut et on va désamorcer la crise. Le vice-ministre chinois des Affaires étrangères, Luo Zhaohui, a rencontré mardi l’ambassadeur de l’Inde à Pékin.
Mais chaque pouvoir est catégorique: c’est l’autre qui porte la responsabilité des premiers décès survenus le long de sa frontière contestée depuis 45 ans et doit se retirer.
Le New York Times rapporte qu’un commandant indien lui a dit que des dizaines de soldats indiens étaient portés disparus. On présume ces derniers se sont fait capturer. Cela pourrait compliquer encore plus toute tentative d’apaisement des tensions.
Le ministère indien des Affaires étrangères a imputé le «face-à-face violent» à «une tentative du côté chinois de modifier unilatéralement le statu quo» sur la Ligne de contrôle réelle, la frontière non délimitée à laquelle les deux pays ont accepté d’adhérer, en attendant la résolution finale de leurs revendications territoriales rivales. Le ministère chinois des Affaires étrangères a répliqué par une déclaration selon laquelle les troupes indiennes avaient «traversé la frontière à deux reprises pour mener des activités illégales et lancé des attaques provocatrices contre le personnel chinois. Cela a conduit à un grave conflit physique entre les troupes des deux côtés».
Les événements pourraient facilement déraper. En effet, les deux côtés ont manifestement déjà commencé à perdre le contrôle.
Les deux pays les plus peuplés du monde, l’Inde et la Chine, qui possèdent en outre l’arme nucléaire, sont des rivaux pour les marchés, les ressources et l’influence géostratégique en Asie du Sud, en Asie du Sud-Est, en Asie centrale, au Moyen-Orient et en Afrique.
Mais c’est l’enchevêtrement de la rivalité sino-indienne avec la confrontation stratégique entre la Chine et l’impérialisme américain qui rend le conflit frontalier si volatile et si incendiaire.
Depuis le début du 21e siècle, Washington, sous les gouvernements Républicains et Démocrates, a travaillé assidûment pour mettre l’Inde au service de son programme stratégique prédateur. La bourgeoisie indienne, à la poursuite de ses propres ambitions réactionnaires de grande puissance et désirant à tout prix obtenir les faveurs de Wall Street et de Washington, a répondu favorablement.
Le gouvernement indien d’ultra-droite du Parti Bharatiya Janata (BJP) s’appuie sur le «partenariat stratégique global Inde–États-Unis» conclu par son prédécesseur dirigé par le Parti du Congrès. Il a transformé l’Inde en véritable État de première ligne dans l’offensive militaro-stratégique de Washington contre Pékin. Il a notamment ouvert des bases navales et aériennes indiennes aux forces américaines. Il développe un réseau toujours plus vaste de liens stratégiques militaires bilatéraux, trilatéraux et quadrilatéraux avec les États-Unis et leurs principaux alliés d’Asie-Pacifique, le Japon et l’Australie.
La Chine et le Pakistan, le grand rival historique de l’Inde, ont répondu à la menace commune qu’ils perçoivent dans l’alliance indo-américaine naissante, en renforçant leur propre partenariat militaire stratégique. Washington et New Delhi ont ainsi transformé les frontières indo-chinoises et indo-pakistanaises en mécanismes de déclenchement potentiels d’une conflagration mondiale.
Hier, le Pakistan, qui continue à échanger régulièrement des tirs d’artillerie avec l’Inde à travers la ligne de contrôle qui sépare les deux parties du Cachemire détenus par l’Inde et le Pakistan, a accusé l’Inde d’être responsable du conflit frontalier avec la Chine. «L’Inde n’aurait jamais dû construire de routes et de pistes d’atterrissage dans une zone contestée», a déclaré le ministre des Affaires étrangères de Pakistan, Shah Mahmood Qureshi.
Jeudi soir, un fonctionnaire non nommé du département d’État américain a fait des commentaires anodins sur le conflit entre l’Inde et la Chine, déclarant que Washington «suit de près» les événements et «soutient une résolution pacifique de la situation actuelle».
Le gouvernement Trump a considérablement accru les tensions avec la Chine ces dernières semaines. Il a notamment accusé Pékin d’être responsable des pertes massives en vies humaines causées par la pandémie COVID-19. En réalité, c’est le résultat de sa propre négligence et de son incompétence. De surcroît, Trump a envoyé trois groupes d’attaque de porte-avions dans le Pacifique dans le cadre de ses provocations militaires continues contre la Chine.
Fidèle à cette attitude agressive, Washington s’est manifestement immiscé dans le conflit sino-indien, incitant l’Inde à adopter une ligne dure contre la Chine. Le 20 mai, Alice G. Wells, secrétaire d’État adjointe américaine pour l’Asie du Sud et l’Asie centrale, a accusé la Chine d’«agression» contre l’Inde et a établi un lien avec le différend en mer de Chine méridionale, comme preuve d’un comportement «inquiétant» de la part de Pékin.
Trump a fait suivre cette première étape de nouvelles interventions provocatrices, y compris une offre pernicieuse pour que les États-Unis agissent comme médiateur ou même arbitrent une résolution du conflit frontalier entre l’Inde et la Chine.
Tout cela contraste fortement avec la posture publique de neutralité adoptée par Washington en 2017, lorsque les troupes indiennes et chinoises se sont affrontées pendant 73 jours sur le plateau de Doklam, une crête himalayenne revendiquée à la fois par la Chine et le Bhoutan, un minuscule royaume que New Delhi traite presque comme un État vassal.
La réponse prudente du gouvernement Trump à l’escalade dramatique des tensions sino-indiennes de lundi soir indique qu’il est toujours en train d’évaluer leur importance et de calculer la meilleure façon de les exploiter.
Mais, quelles que soient ses mesures immédiates, la stratégie impérialiste américaine ne change pas. Ce qui reste essentiel est d’abord l’utilisation de l’Inde comme moyen d’exercer une pression stratégique sur la frontière sud de la Chine. Ensuite, maintenir la domination américaine sur l’Océan indien. Ces voies maritimes sont celles des importations de pétrole de la Chine et de son commerce avec une grande partie du monde. En effet, afin d’associer davantage l’Inde aux objectifs américains, le gouvernement Trump fait publiquement pression sur les entreprises américaines pour qu’elles quittent la Chine et fassent de l’Inde leur nouveau centre de production, à la grande joie bien entendu du gouvernement BJP indien.
S’étendant à travers l’Himalaya, la frontière sino-indienne est peu peuplée et en grande partie stérile. Mais dans les conditions d’un effondrement systémique du capitalisme mondial et d’une montée en conséquence des conflits entre impérialistes et grandes puissances, il a soudain pris une importance stratégique énorme.
L’une des stratégies américaines pour affaiblir la Chine consiste à exploiter les griefs des minorités ethniques. L’Inde est limitrophe de la région autonome tibétaine de Chine et de la région autonome ouïghour du Xinjiang.
Non moins important, le Corridor économique Chine-Pakistan (CPEC), passe par la région chinoise d’Aksai Chin, territoire revendiqué par l’Inde. Le CPEC de 60 milliards de dollars, qui doit se construire avec des liaisons par pipeline, rail et route entre le port maritime pakistanais de Gwadar et la Chine, est un élément important des efforts de Pékin pour contrecarrer les plans américains d’étranglement économique par une saisie de points stratégiques de l’océan Indien et de la mer de Chine méridionale.
Les combats de lundi soir et trois des quatre zones où les troupes indiennes et chinoises se sont affrontées ces dernières semaines se trouvent le long de la ligne de contrôle effective entre le Ladakh, sous contrôle indien, et Aksai Chin.
En poursuivant sa confrontation frontalière avec la Chine, l’Inde s’est engagée dans un jeu téméraire de la politique de la corde raide. Mais, le gouvernement BJP dirigé par Narendra Modi s’est énormément investi politiquement pour projeter l’Inde comme un hégémon régional. Modi a lancé des frappes militaires dites «chirurgicales» qui étaient illégales sur le Pakistan en 2016 et 2019. Ces deux attaques ont précipité des semaines de crises guerrière — preuve d’une nouvelle Inde audacieuse selon Modi. Dimanche, le ministre de la Défense, Rajnath Singh, a déclaré que l’Inde «ne fera en aucun cas de compromis avec la fierté nationale. L’Inde n’est plus une Inde faible».
Dans les conditions actuelles où le confinement mal préparé du COVID-19 a entraîné une catastrophe sociale avec 120 millions de chômeurs et une augmentation spectaculaire des cas de coronavirus dans tout le pays, Modi et le BJP vont sans doute tenter d’exploiter le conflit avec la Chine. C’est une occasion d’intensifier leur promotion d’un nationalisme indien belliqueux et communautariste, dans le but d’entraîner la colère sociale croissante derrière la réaction et d’intimider la classe ouvrière.
Comme on pouvait s’y attendre, le Congrès et les autres partis d’opposition se sont empressés d’apporter leur soutien au gouvernement BJP. «C’est maintenant le moment où le pays doit résister à ces incursions», a déclaré hier le leader du Congrès et ministre principal du Pendjab, Amarinder Singh.
Le régime du Parti communiste chinois a restauré le capitalisme il y a trois décennies et sert maintenant d’instrument politique à une nouvelle oligarchie capitaliste. Ce régime n’a pas de réponse progressiste à la pression militaro-stratégique exercée sur la Chine par les États-Unis et d’autres puissances impérialistes avec le soutien de leurs satrapes bourgeois indiens. Incapable de faire appel à la classe ouvrière internationale, le régime de Pékin oscille entre le renforcer son armée en fouettant le nationalisme et proférant ses propres menaces belliqueuses, et chercher un accord avec les États-Unis et d’autres puissances impérialistes.
La crise capitaliste mondiale pousse les grandes puissances impérialistes, les États-Unis en tête, à la guerre et à une confrontation mondiale catastrophique. Mais elle alimente également un essor mondial de la classe ouvrière. La lutte contre la guerre est le combat pour armer politiquement ce mouvement naissant avec un programme socialiste internationaliste.
(Article paru d’abord en anglais 17 juin 2020)
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