Hier a marqué le 150e anniversaire de la naissance de Vladimir Ilyitch Lénine dans la ville russe de Simbirsk, le 22 avril 1870. Connu historiquement sous le nom de Lénine, c’était le fondateur du Parti bolchévique, le dirigeant de la révolution d’octobre 1917 et, sans aucun doute, une figure colossale dans l’histoire politique et intellectuelle du 20e siècle.
Léon Trotsky a écrit une fois que tout Lénine était résumé dans la révolution d’octobre. Trotsky a illuminé le contenu de cette observation en écrivant, à propos de l’histoire des événements de 1917: «A côté des usines, des casernes, des villages, du front, des soviets, la révolution avait encore un laboratoire: la tête de Lénine.»
Cette tête travaillait déjà au problème de la révolution depuis des décennies. La prise du pouvoir par la classe ouvrière russe en octobre 1917 représentait l’intersection de deux processus de l’histoire mondiale: (1) le développement des contradictions du capitalisme russe et mondial; et (2) la lutte prolongée de Lénine, fondée sur une analyse philosophique matérialiste (c’est-à-dire marxiste) des conditions socio-économiques objectives, pour construire le parti révolutionnaire socialiste dont les travailleurs avaient besoin afin d’établir leur indépendance envers les agences politiques de la bourgeoisie.
Pour tenter de décrire le génie et le rôle historique unique de Lénine, on peut dire ceci. Aucune autre figure de l’histoire du mouvement socialiste, hormis Marx et Engels, n’exprimait dans son travail politique si explicitement, si systématiquement, et d’une manière si unifiée la relation entre l’application consciente du matérialisme philosophique – enrichie par les dernières découvertes des sciences naturelles (surtout la physique) – et le développement de l’analyse politique et de la stratégie révolutionnaire.
Le trait le plus frappant du travail politique-théorique de Lénine est son effort concentré, sur des décennies, pour élever la conscience de classe de la classe ouvrière et, ainsi, la permettre d’aligner sa pratique avec la nécessité socio-économique. D’innombrables moralisateurs bourgeois, universitaires, et autres ennemis du léninisme l’ont souvent dénoncé pour avoir été «impitoyable». Mais ils abusent de ce mot. L’essence politique de l’impitoyabilité de Lénine était, pour de nouveau citer Trotsky, «l’appréciation qualitative et quantitative la plus élevée de la réalité, du point de vue de l’action révolutionnaire».
On peut remarquer qu’un des premiers écrits de Lénine, intitulé Ce que sont les «amis du peuple» et comment ils luttent contre les social-démocrates (écrit en 1894 et publié dans le tome 1 de ses Œuvres complètes), était une défense passionnée du matérialisme philosophique, dirigée contre la «sociologie subjective» du théoricien populiste, Nikolaï Mikhailovsky. Lénine écrit que la position matérialiste que «le cours des idées dépend du cours des choses est seule compatible avec la psychologie scientifique». Lénine continue:
«Jusqu'ici les sociologues avaient peine à distinguer, dans le réseau complexe des phénomènes sociaux, ceux qui étaient importants et ceux qui ne l'étaient pas (là est la racine du subjectivisme en sociologie); à cette distinction ils ne pouvaient trouver un critérium objectif. Le matérialisme a fourni un critérium parfaitement objectif en dégageant les "rapports de production" comme structure de la société, et en offrant la possibilité d'appliquer à ces rapports le critérium scientifique général de la répétition, que les subjectivistes jugeaient inapplicable à la sociologie.» (Oeuvres complètes, tome 1, p. 154)
A travers sa défense du matérialisme, Lénine clarifiait des questions décisives de perspective et de stratégie politique: vers quelle force le travail du mouvement socialiste devait-il s’orienter, vers les paysans ou la classe ouvrière?
En insistant sur une analyse rigoureuse des processus socio-économiques objectifs, Lénine ne préconisait pas la passivité politique, où le socialiste devait simplement attendre que l’histoire prenne son chemin. Lénine contrastait le matérialisme avec l’objectivisme. En une attaque supplémentaire contre le populisme écrite en 1894-5, Lénine écrit:
«L’objectiviste parle de la nécessité d’un processus historique donné; le matérialiste constate avec précision l’existence d’une formation économique et sociale donnée, ainsi que les rapports antagoniques qu’elle fait naître. L’objectiviste risque toujours, en démontrant la nécessité d’une suite de faits donnés, d’en devenir l’apologiste; le matérialiste met en valeur les contradictions de classe et c’est ainsi qu’il détermine son point de vue. L’objectiviste parle de "tendances historiques invincibles"; le matérialiste parle de la classe qui "dirige" tel ou tel régime économique, en provoquant telles formes concrètes d’opposition de la part des autres classes. Ainsi donc le matérialiste est, d’une part, plus conséquent que l’objectiviste; son objectivisme est plus profond, plus complet. Il ne se contente pas d’indiquer la nécessité du processus; il montre avec clarté et précision quelle est la formation économique et sociale qui donne un contenu à ce processus, et quelle est la classe qui en détermine la nécessité. … le matérialisme suppose en quelque sorte l’esprit de parti, dans toute appréciation d’un événement, à nous tenir ouvertement et sans équivoque au point de vue d’un groupe social déterminé.» (Œuvres complètes, tome 1, p. 433)
Ce passage est une réponse à Pyotr Strouvé, le «marxiste légal» et futur dirigeant des libéraux bourgeois russes. Mais il anticipe la lutte de Lénine, une décennie plus tard, contre la tendance menchévique qui appelait la classe ouvrière à accepter que la classe capitaliste occupe le rôle politique dirigeant dans une révolution démocratique bourgeoise à venir.
En 1895 la police tsariste arrêta Lénine, qui dut passer 5 ans en prison puis en exil en Sibérie. Ce furent des années précieuses de travail théorique intense pendant lesquelles il se plongea dans la philosophie hégélienne afin d’étudier et finalement maîtriser la dialectique.
L’exil de Lénine prit fin en 1900 et il se rendit en Europe de l’Ouest où, malgré une rencontre initiale difficile, il lança une collaboration étroite avec le «père du marxisme russe», G. V. Plekhanov.
A l’aube du 20e siècle, le mouvement social-démocrate européen était confronté à une tendance révisionniste dirigée par Eduard Bernstein contre le marxisme. Politiquement, le révisionnisme tentait de remplacer le programme de la révolution socialiste avec un réformisme travailliste bourgeois. Théoriquement, il avançait une philosophie idéaliste de néokantisme opposée au matérialisme dialectique.
Il est particulièrement important, à la lumière des événements ultérieurs de la social-démocratie européenne entre 1898 et l’éruption de la Première Guerre mondiale en 1914, que les contributions les plus importantes à la lutte politique et théorique contre le révisionnisme sont venues non pas de social-démocrates allemands, mais de la marxiste polonaise Rosa Luxemburg, et des deux grandes personnalités du Parti ouvrier social-démocrate russe (POSDR), Plekhanov et Lénine.
Réforme sociale ou révolution? par Luxemburg est une critique dévastatrice des conséquences politiques du révisionnisme de Bernstein. La critique par Plekhanov du révisionnisme néokantiste de Bernstein et de ses partisans est, encore à ce jour, une des expositions les plus brillantes du développement historique et de la méthodologie théorique du matérialisme dialectique.
Mais ce fut la contribution de Lénine à la lutte contre le révisionnisme et l’opportunisme, Que faire?, qui s’avéra la plus théoriquement lucide et politiquement perspicace. Avec plus de profondeur et de cohérence que tout autre marxiste de l’époque, y compris Kautsky, Lénine a révélé et exposé l’importance objective et les conséquences politiques d’une minimisation de la théorie marxiste.
De plus, Lénine démontra le lien inextricable entre la lutte contre l’influence de l’opportunisme sous toutes ses formes diverses – théoriques, politiques et organisationnelles – et la construction du parti révolutionnaire et l’établissement de l’indépendance politique de la classe ouvrière.
Traitant d’opportuniste toute tendance à minimiser l’importance de la lutte explicite pour le développement d’une conscience socialiste et à glorifier plutôt le développement spontané (c’est-à-dire sans intervention marxiste) de la conscience et de la pratique de la classe ouvrière, Lénine écrit:
«Du moment qu’il ne saurait être question d’une idéologie indépendante élaborée par les masses ouvrières elles-mêmes au cours de leur mouvement, le problème se pose uniquement ainsi: idéologie bourgeoise ou idéologie socialiste. Il n’y a pas de milieu (car l’humanité n’a pas élaboré une "troisième" idéologie; et puis d’ailleurs, dans une société déchirée par les antagonismes de classes, il ne saurait jamais y avoir d’idéologie en dehors ou au-dessus des classes). C’est pourquoi tout rapetissement de l’idéologie socialiste, tout éloignement vis-à-vis cette dernière implique un renforcement de l’idéologie bourgeoise. On parle de spontanéité. Mais le développement spontané du mouvement ouvrier aboutit justement à le subordonner à l’idéologie bourgeoise.» (Oeuvres complètes, tome 5, p. 391)
Établissant un contraste net entre conscience socialiste et syndicalisme, qu’il qualifiait d’idéologie bourgeoise de la classe ouvrière, Lénine écrit:
«C’est pourquoi notre tâche, celle de la social-démocratie, est de combattre la spontanéité, de détourner le mouvement ouvrier de cette tendance spontanée qu’a le trade-unionisme à se réfugier sous l’aile de la bourgeoisie et de l’attirer sous l’aile de la social-démocratie révolutionnaire.» (Ibid, p. 392)
Que faire? a été publié en 1902. Mais ce n’était qu’en 1903, au Deuxième Congrès du POSDR, que la profondeur de l’analyse et les conséquences politiques de la lutte contre l’opportunisme se virent confirmées. La scission qui s’est déroulée au Deuxième Congrès – apparemment à cause d’un différend «mineur» sur les conditions de l’adhésion au parti, donnant naissance aux fractions bolchévique et menchévique – a été initialement vue par de nombreux délégués comme une rupture injustifiée, voire malveillante, de l’unité du parti, causée par le factionnalisme excessif de Lénine.
Lénine a répondu à cette accusation par une analyse détaillée des actes du congrès, avec ses 37 sessions organisées sur une période de trois semaines. Cette analyse, publiée sous le titre Un pas en avant, deux pas en arrière, démontra que la fraction menchévique était une manifestation, au sein du mouvement socialiste russe, de tendances politiquement opportunistes – penchant vers le compromis et la conciliation avec les partis libéraux et réformistes de la bourgeoisie – qui s’étaient développées dans les partis social-démocrates de toute l’Europe.
Les événements ultérieurs en Russie, surtout pendant et après la révolution de 1905, ont confirmé cette analyse du caractère de classe et de l’orientation démocratique-libérale des tendances révisionnistes et opportunistes. Tracer l’écart croissant qui sépara les tendances bolchéviques et menchéviques dans les années qui suivirent le Deuxième Congrès demanderait d’aller trop loin, toutefois, pour cette commémoration de la vie de Lénine.
Cependant, il faut souligner que la compréhension par Lénine de la «lutte au sein du parti» contre l’opportunisme dans toutes ses formes diverses différait profondément de celle qui régnait dans la Seconde Internationale. Lénine analysait les conflits sur le programme, les tactiques, et l’organisation en tant que manifestation au sein des partis et des fractions de divisions objectives au sein de la société. Il refusait d’y voir une distraction par rapport à l’engagement du mouvement socialiste dans la lutte des classes: c’était plutôt un élément essentiel et incontournable de cette lutte.
Voulant mettre à nu les processus socio-économiques qui sous-tendaient la lutte des tendances, Lénine voyait dans l’opportunisme une manifestation d’intérêts et de pressions bourgeoises et petites-bourgeoises sur l’avant-garde révolutionnaire. La réponse correcte à de telles pressions, quelles qu’en soient les formes, n’était pas de chercher les accommodements et le compromis. L’opportunisme n’était pas, pour Lénine, une partie légitime du mouvement ouvrier. C’était plutôt une force débilitante, démoralisante et réactionnaire qui visait à détourner la classe ouvrière du programme de la révolution sociale pour la pousser vers la capitulation à la bourgeoisie.
C’était cette hostilité intransigeante envers l’opportunisme qui caractérisa le bolchévisme de tous les autres partis ou tendances au sein de la Deuxième Internationale avant l’éruption de la Première Guerre mondiale.
L’importance historique de la lutte menée par Lénine contre l’opportunisme s’est vue confirmée en 1914. Presque du jour au lendemain, les principaux partis de la Deuxième Internationale ont abandonné leurs promesses de défendre la solidarité de la classe ouvrière internationale et ont capitulé aux classes dirigeantes de leurs pays. L’opposition de Lénine à cette trahison par la Deuxième Internationale, et son appel à construire une Troisième Internationale, l’a élevé lui et le Parti bolchévique à l’avant-garde du mouvement socialiste mondial.
Les caractéristiques exceptionnelles de la réaction de Lénine à l’effondrement de la Deuxième Internationale étaient d’abord qu’il a démontré le lien entre la trahison d’août 1914 et la montée antécédente du révisionnisme et de l’opportunisme dans les partis social-démocrates. Ensuite, Lénine a démontré que la croissance de l’opportunisme ne pouvait s'expliquer en termes de trahison personnelle (même s’il y eut certainement trahison) mais par des tendances socio-économiques puissantes émergeant du développement de l’impérialisme à la fin du 19e siècle et la première moitié du 20e. Dans une série d’oeuvres théoriques brillantes – surtout le monumental Impérialisme, stade suprême du capitalisme – Lénine a fourni une analyse exhaustive de l’essence économique de l’impérialisme, de sa place dans l’histoire du capitalisme, et de son rôle dans la montée de l’opportunisme et la corruption généralisée des organisations ouvrières liées à la Deuxième Internationale et, finalement, son lien au développement de la révolution socialiste mondiale.
Dans un résumé concis de son oeuvre sur les causes et l’importance de la guerre, intitulé L'impérialisme et la scission du socialisme, Lénine a écrit:
«L’impérialisme est un stade historique particulier du capitalisme. Cette particularité est de trois ordres: (1) le capitalisme monopoliste; (2) le capitalisme parasitaire ou pourrissant; (3) le capitalisme agonisant. La substitution du monopole à la libre concurrence est le trait économique capital, l’essence de l’impérialisme. Le monopolisme se manifeste sous cinq formes principales: 1. les cartels, les syndicats patronaux, et les trusts; la concentration de la production a atteint un degré tel qu’elle a engendré ces groupements monopolistes de capitalistes; 2. la situation de monopole des grosses banques: trois à cinq banques gigantesques régentent toute la vie économique de l’Amérique, de la France, de l’Allemagne; 3. l’accaparement des sources de matières premières par les trusts et l’oligarchie financière (le capital financier est le capital industriel monopolisé, fusionné avec le capital bancaire); 4. le partage (économique) du monde par les cartels internationaux a commencé. Ces cartels internationaux, détenteurs du marché mondial tout entier qu’ils se partagent «à l’amiable» – tant que la guerre ne l’a pas repartagé – on en compte déjà plus que cent! L’exportation des capitaux, phénomène particulièrement caractéristique, à la différence de l’exportation des marchandises à l’époque du capitalisme non monopoliste, est en relation étroite avec le partage économique et politico-territorial du monde; 5. le partage territorial du monde (colonies) est terminé.» (Oeuvres complètes, tome 23, p. 116-117)
Lénine attirait l’attention sur plusieurs aspects politiques critiques de l’époque impérialiste:
«La différence entre la bourgeoisie impérialiste démocratique républicaine, d’une part, et réactionnaire monarchiste, d’autre part, s’efface précisément du fait que l’une et l’autre pourrissent sur pied … En second lieu, la putréfaction du capitalisme se manifeste par la formation d’une vaste couche de rentiers, de capitalistes vivant de la "tonte des coupons". … En troisième lieu, l’exportation des capitaux est du parasitisme au carré. En quatrième lieu, "le capital financier vise à l’hégémonie, et non à la liberté". La réaction politique sur toute la ligne est le propre de l’impérialisme. Vénalité, corruption dans des proportions gigantesques, panamas de tous genres. En cinquième lieu, l’exploitation des nations opprimées, indissolublement liée aux annexions, et surtout l’exploitation des colonies par une poignée de "grandes" puissances, transforme de plus en plus le monde "civilisé" en un parasite sur le corps des peuples non civilisés, qui comptent des centaines de millions d’hommes. Le prolétaire de Rome vivait aux dépens de la société. La société actuelle vit aux dépens du prolétaire contemporain. Marx a particulièrement souligné cette profonde remarque de Sismondi. L’impérialisme change un peu les choses. Une couche privilégiée du prolétariat des puissances impérialistes vit en partie aux dépens des centaines de millions d’hommes des peuples non civilisés.» (Ibid, p. 117-118)
Malgré tous les développements de l’économie mondiale au siècle dernier, l’analyse faite par Lénine des caractéristiques tant économiques que politiques de l’impérialisme conserve une grande actualité. Un passage qui résonne avec une force exceptionnelle dans notre époque fait appel aux socialistes «d’aller plus bas et plus profond, vers les masses véritables: là est toute la signification de la lutte contre l’opportunisme et tout le contenu de cette lutte». (Ibid, p. 132)
Lénine a rédigé L’impérialisme et la scission du socialisme en octobre 1916. Il vivait à Zurich, qui lui servait de base politique alors qu’il dirigeait politiquement l’opposition révolutionnaire internationaliste à la guerre. En janvier 1917, Lénine a prononcé une conférence pour commémorer le 12e anniversaire de l’éruption de la révolution de 1905. Il a dit:
«Le silence de mort qui règne actuellement en Europe ne doit pas nous faire illusion. L’Europe est grosse d’une révolution. Les atrocités monstrueuses de la guerre impérialiste, les tourments de la vie chère engendrent partout un état d’esprit révolutionnaire, et les classes dominantes, la bourgeoisie ainsi que leurs commis, les gouvernements, sont de plus en plus acculés dans une impasse, dont ils ne peuvent se tirer sans de très graves bouleversements.» (Ibid, p. 276)
A peine six semaines plus tard, la révolution qu’anticipait Lénine naissait dans les rues de Petrograd. Un soulèvement ouvrier a renversé le régime tsariste et amené au pouvoir le Gouvernement provisoire bourgeois, soutenu par les partis menchévique et socialiste-révolutionnaire. Lénine étant coincé à Zurich, la direction du Parti bolchévique à Petrograd, principalement Lev Kamenev et Joseph Staline, ont offert un soutien critique au Gouvernement provisoire et à la poursuite de la participation russe à la guerre mondiale.
Lénine a envoyé ses «Lettres de loin» à Petrograd, dans lesquelles il développait son opposition au Gouvernement provisoire. Mais ce n’est qu’en rentrant en Russie, à bord d’un «wagon plombé» en avril, que Lénine a pu lancer la lutte politique qui a produit un changement fondamental dans le programme et l’orientation stratégique du Parti bolchévique et l’a mis en route pour diriger la conquête du pouvoir en octobre 1917.
La lutte lancée par Lénine à son retour en Russie était la lutte la plus politiquement lourde de conséquences de sa vie. Ses «Thèses d’avril» ont répudié le programme de la «dictature démocratique du prolétariat et des paysans» qui avait dirigé la stratégie et la pratique politiques du Parti bolchévique depuis la révolution de 1905. Ce programme avait défini la lutte pour le renversement du régime tsariste en tant que révolution démocratique bourgeoise. La formule bolchévique insistait sur le rôle dirigeant de la classe ouvrière dans la révolution à venir, et aspirait à la destruction de tous les vestiges féodaux et antidémocratiques du régime tsariste. Mais le programme des bolchéviks n’appelait pas au renversement de la bourgeoisie russe ni à l’élimination des rapports de propriété capitalistes.
En plus, la formule programmatique des bolchéviks, qui définissait le régime révolutionnaire à venir de «dictature démocratique du prolétariat et des paysans», contenait une nette ambiguïté sur la nature précise du pouvoir étatique qui succéderait au régime tsariste après son renversement.
Entre 1905 et 1907, la critique de gauche la plus exhaustive du programme bolchévique de la dictature démocratique du prolétariat et des paysans était celle formulée par Léon Trotsky. Sa théorie de la révolution permanente envisageait que le renversement du tsarisme mènerait, plus ou moins rapidement, à la conquête du pouvoir par la classe ouvrière. Malgré le retard économique de la Russie, le développement mondial du capitalisme et la géopolitique impérialiste fermaient la porte à toute possibilité du développement de la révolution russe sur une ligne bourgeoise-démocrate et capitaliste, comme l’avaient traditionnellement anticipé les marxistes. La révolution russe présenterait à la classe ouvrière la tâche de renverser la bourgeoisie et de prendre elle-même le pouvoir. Voyant en la révolution russe l’ouverture de la révolution mondiale, Trotsky insistait sur le fait que la survie de la dictature prolétarienne en Russie dépendrait du renversement du capitalisme par la classe ouvrière dans les pays avancés, surtout en Allemagne.
Avant 1914, Lénine avait qualifié la théorie de la révolution permanente de Trotsky d’«absurdement à gauche». Mais il n’y a aucun doute que l’éruption de la Première Guerre mondiale a amené Lénine à réévaluer la vieille formule bolchévique et à reconsidérer son attitude envers le programme de Trotsky. Ce n’était pas du plagiat politique. Lénine est arrivé à des conclusions très proches de celles de Trotsky, voire identiques, par son analyse de la dynamique politique et économique de la guerre mondiale. Homme de principes dans son approche à la politique, Lénine a reconnu la nécessité de changer le programme du parti. Au courant d’une lutte politique qui a duré plusieurs semaines, il a pu réorienter le Parti bolchévique et le mettre sur une voie allant à la conquête du pouvoir en octobre.
Un épisode supplémentaire du drame de 1917 témoigne du lien extraordinaire entre la théorie et la pratique dans le travail de Lénine. Après la défaite subie par la classe ouvrière de Petrograd pendant les journées de juillet, l’éruption de la contre-révolution a forcé Lénine à se cacher. Sous les conditions politiques les plus difficiles, sa vie étant constamment en danger, Lénine a préparé le renouveau de la lutte pour le pouvoir en écrivant L’État et la révolution. La conception de Lénine de comment le parti marxiste se préparait et préparait la classe ouvrière à de grandes tâches politiques s’exprime de manière caractéristique dans sa préface à cette oeuvre remarquable, dont l’importance n’est pas diminuée même plus d’un siècle plus tard.
«La lutte pour soustraire les masses laborieuses à l’influence de la bourgeoisie en général, et de la bourgeoisie impérialiste en particulier, est impossible sans une lutte contre les préjugés opportunistes à l’égard de "l’État". …
«Ainsi la question de l’attitude le la révolution socialiste du prolétariat envers l’État n’acquiert pas seulement une importance politique pratique; elle revêt le caractère d’actualité brûlante, car il s’agit d’éclairer les masses sur ce qu’elles auront à faire, pour se libérer du joug du capital, dans un très proche avenir.» (Oeuvres complètes, tome 25, p. 416)
La prise du pouvoir par la classe ouvrière russe, dirigée par le Parti bolchévique, s’est déroulée le 25-26 octobre. Dans son récit des Dix jours qui ébranlèrent le monde, John Reed a assisté à l’entrée triomphale de Lénine au soviet de Petrograd et écrit cette description évocatrice du grand dirigeant révolutionnaire: «Son costume était râpé, son pantalon beaucoup trop long. Peu impressionnant pour une idole des foules, aimé et vénéré comme peu de chefs l’ont été au cours de l’histoire. Un singulier chef populaire, chef par la seule puissance de l’esprit, sans éclat, sans humour, intransigeant, distant, sans aucune particularité pittoresque, mais possédant le pouvoir d’expliquer des idées profondes en termes simples, d’analyser une situation concrète, et doué, en même temps que de sagacité, de la plus grande audace intellectuelle.»
On peut légitimement mettre en doute la description par Reed de Lénine comme étant «sans éclat» et «sans humour». D’autres récits de la personnalité de Lénine mettent en évidence les qualités que Reed n’a pas observées quand le chef bolchévique était absorbé par le renversement de l’État bourgeois et l’établissement du gouvernement révolutionnaire. Mais la caractérisation par Reed de Lénine en tant que «chef par la seule puissance de l’esprit» est, malgré un certain unilatéralisme, justifiée. Lénine était un nouveau type de dirigeant politique, qui fondait le programme et la pratique de son parti et de la classe ouvrière sur une compréhension scientifique de la réalité objective.
Le problème d’établir le bon alignement de la théorie avec la pratique a été une préoccupation centrale de toute la vie politique de Lénine. «La tâche la plus noble de l’humanité», écrit-il dans Matérialisme et empirio-criticisme, «est d’embrasser cette logique objective de l’évolution économique (évolution de l’existence sociale) dans ses traits généraux et essentiels, afin d’y adapter aussi clairement et nettement que possible, avec esprit critique, sa conscience sociale et la conscience des classes avancées de tous les pays capitalistes.» (Œuvres complètes, tome 14, p. 339)
Il y a 50 ans, en 1970, le centenaire de la vie de Lénine fut l’occasion d’innombrables meetings, séminaires, symposiums, manifestations et rassemblements pour célébrer sa vie. Mais pour la plupart, ces événements visaient à falsifier son travail politique. On y éliminait toute trace de son étroite collaboration avec Trotsky. Lénine, qui avait lutté toute sa vie contre le capitalisme, y était transformé en partisan de la voie parlementaire au socialisme et de la coexistence pacifique entre les classes. L’Union soviétique existait toujours et la bureaucratie dirigeante dépensait de vastes ressources pour promouvoir un récit de la vie de Lénine compatible avec ses besoins.
Ayant relégué son corps momifié dans un mausolée, les imposteurs du Kremlin ont tenté de se présenter en héritiers légitimes du grand révolutionnaire. En fait, les responsables du Kremlin, qui se tenaient sur le mausolée Place Rouge pour célébrer le centenaire, étaient les héritiers de Staline, le criminel contre-révolutionnaire, et les bénéficiaires de la trahison des principes et du programme de la révolution d’octobre.
Lénine, dans le premier chapitre de L’État et la révolution, avait anticipé sa propre destinée. «Du vivant des grands révolutionnaires», écrit-il, «les classes d’oppresseurs les récompensent par d’incessantes persécutions; elles accueillent leur doctrine par la fureur la plus sauvage, par la haine la plus farouche, par les campagnes les plus forcenées de mensonges et de calomnies. Après leur mort, on essaie d’en faire des icônes inoffensives, de les canoniser pour ainsi dire, d’entourer leur nom d’une certaine auréole afin de "consoler" les classes opprimées et de les mystifier; ce faisant, on vide leur doctrine révolutionnaire de son contenu, on l’avilit et on en émousse le tranchant révolutionnaire.» (Œuvres complètes, tome 25, p. 417)
Mais à présent que nous marquons le 150e anniversaire de la naissance de Lénine, la boucle de l’histoire est bouclée. Au milieu d’une crise mondiale sans précédent, le legs du vrai Lénine – que le mouvement trotskyste a défendu – va à nouveau éduquer et inspirer une nouvelle génération de travailleurs et de jeunes révolutionnaires.