Les médias bourgeois ont largement critiqué le débat présidentiel démocrate à Charleston, en Caroline du Sud, mardi soir. On a qualifié les performances des candidats de «grognements incohérents» (Politico), de «frénétiques» (The Hill) et de «véritable crise» (Frank Bruni dans le New York Times). Enfin, Dana Milbank dans le Washington Post a décrit le débat comme l’équivalent de «regarder une partie de catch».
Ce dont se plaignent les experts des médias — en particulier sur les réseaux câblés CNN et MSNBC — n’a pas grand-chose à voir avec les interruptions constantes et le refus généralisé des candidats de suivre les règles établies. Toutefois, les modérateurs, un groupe de journalistes de CBS, n’essayaient même pas de les appliquer. Les modérateurs se trouvaient surtout contrariés par le fait que, malgré les efforts des six candidats opposés au favori Bernie Sanders, ils n’ont pas réussi à coordonner leurs efforts. Ils ne semblaient pas s’entendre sur une ligne d’attaque commune, reproduisant un échec similaire lors du débat de mercredi dernier dans le Nevada.
En conséquence, le sénateur du Vermont devrait prendre une avance insurmontable parmi les délégués de son camp pour la convention lors des primaires du «Super mardi» du 3 mars. C’est le jour où 14 États votent dans les primaires, dont la Californie, le Texas, la Caroline du Nord et la Virginie. Ces concours ont lieu trois jours seulement après les primaires du 29 février en Caroline du Sud.
Malgré la cacophonie de mardi soir, il est clair que les politiciens capitalistes sur la scène de Charleston poursuivaient des stratégies bien définies, qui révèlent quelque chose sur leur propre base sociale et mettent en lumière la crise de plus en plus profonde du Parti démocrate.
Quatre des candidats étaient en compétition pour devenir l’alternative «modérée» à Sanders: le milliardaire Michael Bloomberg, l’ancien maire de South Bend, Pete Buttigieg, l’ancien vice-président Joe Biden et la sénatrice Amy Klobuchar.
Deux autres ont lancé des appels directs aux partisans de Sanders. La sénatrice Elizabeth Warren a déclaré qu’elle serait une défenseure plus efficace des politiques de Sanders, qu’elle prétendait soutenir. Le milliardaire Tom Steyer, cherchait à se positionner quelque peu à la gauche des quatre «modérés». Il a affirmé être d’accord avec le diagnostic de Sanders sur les problèmes en Amérique tout en étant en désaccord avec lui sur les solutions.
L’objectif de Bloomberg dans le débat était clairement de survivre et d’éviter une autre débâcle comme celle de Las Vegas, qui risquerait de faire de sa campagne une risée coûteuse. Il s’est positionné comme le plus à droite des candidats, déclarant son soutien à l’expansion des écoles privées, s’opposant à la légalisation de la marijuana et faisant fi de répondre lorsque Warren a souligné sa longue histoire de donateur aux candidats républicains, y compris à des figures pro-Trump aussi notoires que le sénateur Lindsey Graham de Caroline du Sud.
Dans son discours le plus révélateur, Bloomberg s’est vanté de la somme qu’il a dépensée lors des élections de 2018. Il a soutenu financièrement les candidats démocrates dont les victoires ont donné au Parti démocrate le contrôle de la Chambre des représentants. «Ils parlent de 40 démocrates», a-t-il déclaré. «Vingt et un d’entre eux sont des gens pour qui j’ai dépensé cent millions de dollars. Tous les nouveaux démocrates qui sont arrivés et ont mis Nancy Pelosi aux commandes et ont donné au Congrès la capacité de contrôler ce président, j’ai acheté…, je les ai eus».
Le milliardaire était sur le point de dire qu’il avait acheté le contrôle de la Chambre pour les démocrates, mais il a reculé à la dernière seconde pour rendre son commentaire un peu moins odieux. Mais l’implication était claire. Il suggérait qu’il était maintenant en mesure d’acheter la Maison-Blanche pour les démocrates, en utilisant des fonds essentiellement illimités de sa fortune de 60 milliards de dollars.
L’argent de Bloomberg a eu au moins un certain impact sur le débat, ayant gonflé l’audience avec des partisans qui ont dû payer 1.750 dollars au Comité national démocrate pour être admis. En conséquence, il y a eu des huées audibles lorsque Warren et Sanders ont attaqué Bloomberg pour essayer d’acheter l’investiture.
Jusqu’à présent, cependant, la capacité de Bloomberg à concrétiser cet achat est mise en doute. Le milliardaire a injecté près de 500 millions de dollars dans la publicité et l’organisation de campagnes dans les 14 États du «Super mardi», mais selon les sondages actuels, il est à la traîne de Sanders dans tous ces États. Selon une analyse détaillée du Washington Post, Bloomberg pourrait gagner moins de 100 délégués sur les quelque 1.400 qui seront choisis le 3 mars.
Buttigieg, un ancien officier de renseignement de la marine, et consultant de McKinsey pour le Pentagone, s’est joint à Bloomberg pour présenter Sanders comme le candidat soutenu par le président russe, Vladimir Poutine. Ils l’attaquent en prétendant que sa nomination assurerait la réélection du président Trump, que les démocrates attaquent depuis longtemps de la droite en disant qu’il est un pantin de la Russie.
Buttigieg, l’ancien maire de South Bend a passé tout le débat à attaquer Sanders depuis la droite, l’interrompant fréquemment au point de lui nuire délibérément. Il a cherché à se présenter comme la voix des Représentants démocrates du Congrès, en particulier ceux des districts marginaux à la Chambre des représentants. Il a dit à Sanders que les nouveaux élus en 2018 «s’enfuient de votre plateforme aussi vite que possible». Parmi eux figurent les 11 représentants qui ont des antécédents similaires à ceux de Buttigieg, soit des carrières dans l’appareil de l’armée et du renseignement avant d’entrer en politique.
La campagne de Biden n’a guère fait de secret sur le fait qu’il doit gagner les primaires de Caroline du Sud samedi, sous peine d’être confronté à un effondrement financier et politique. Compte tenu de cette position, Biden a consacré toutes ses interventions dans le débat à courtiser les électeurs noirs plus âgés, qui constituent le principal bloc de vote démocrate en Caroline du Sud. Sanders est en tête des électeurs noirs de Caroline du Sud âgés de moins de 45 ans, mais on s’attend à ce que les électeurs plus âgés, en particulier ceux de plus de 65 ans, soutiennent Biden.
Cela explique les efforts de Biden pour mentionner le président Barack Obama dans presque tous ses commentaires, ainsi que son choix de concentrer son attaque contre Sanders sur la question de la violence armée, en citant les votes de Sanders contre la législation restrictive sur les armes à feu il y a environ 30 ans. Biden a évoqué la fusillade de masse de 2015 d’un partisan de la suprématie blanche dans une église de Charleston, en Caroline du Sud, qui a tué neuf Afro-Américains.
Biden a ciblé Steyer, qui a dépensé 20 millions de dollars en publicité en Caroline du Sud et s’est hissé à la troisième place dans les sondages de l’État. L’ancien vice-président a attaqué le milliardaire pour avoir investi dans une société exploitant des prisons privées dans lesquelles de jeunes hommes noirs avaient été «ligotés» et maltraités.
Il est significatif que Biden ait reçu peu de critiques de la part de ses rivaux «modérés». Tous veulent que Biden gagne la Caroline du Sud, car l’alternative, une victoire de Sanders, rendrait sa nomination beaucoup plus probable. Mercredi, le matin suivant le débat, le représentant Jim Clyburn de Caroline du Sud, le House Minority Whip et un leader de longue date du Congressional Black Caucus, a publiquement soutenu Biden. C’était un effort supplémentaire de la part de l’establishment du Parti pour contrer une victoire certaine de la campagne Sanders sur Biden.
La quatrième «modérée», la sénatrice Amy Klobuchar, a centré son attaque contre Sanders sur le coût des réformes qu’il propose. Il s’agit de réformes telles que «Medicare (Assurance maladie pour les retraités) pour tous» et la gratuité des frais de scolarité jusqu’à l’université, en affirmant que «les calculs ne tiennent pas debout». Elle a également cité l’attaque à peine voilée de l’ancien président Obama contre Sanders il y a quelques mois, affirmant que Sanders ignorait «ce que veulent les électeurs de ce pays».
Deux des démocrates présents sur la scène à Charleston ont cherché à s’adresser plus directement aux partisans de Sanders. Steyer a déclaré que «l’analyse de Sanders est juste», en ce qui concerne les défauts d’un secteur privé non encadré, mais que les remèdes qu’il proposait étaient erronés. «Nous savons tous que le capitalisme non contrôlé a échoué», a déclaré Steyer. «La réponse n’est pas que le gouvernement prenne le contrôle du secteur privé, cependant. La réponse est que nous devons briser la mainmise des entreprises sur notre gouvernement et faire en sorte que le gouvernement travaille à nouveau pour le peuple».
Il n’a pas expliqué comment on pourrait briser la «mainmise des entreprises» tout en laissant le pouvoir des entreprises intact. Il n’a pas non plus abordé la contradiction d’un investisseur privé milliardaire qui présentait sa propre campagne comme le véhicule d’un tel effort «anti-entreprises». Au lieu de cela, il s’est vanté de ses efforts pour soutenir la mise en accusation de Trump, la seule mention de cette débâcle sur la scène de Charleston.
Steyer a délibérément cultivé une couche corrompue de la classe moyenne supérieure noire. Il a engagé des dizaines d’agents du Parti démocrate et de législateurs d’État noirs pour agir comme ses représentants politiques en Caroline du Sud et vanter ses efforts, par le biais de son fonds d’investissement, pour promouvoir les entreprises qui appartiennent à des minorités.
La sénatrice Elizabeth Warren s’est présentée comme une alliée idéologique de Sanders, mais qui serait un défenseur plus efficace de politiques similaires. Son approche de Sanders était si conciliante qu’elle semblait auditionner pour devenir sa colistière. Elle est ensuite revenue à son rôle dans le débat de Las Vegas, ciblant Bloomberg et citant son rôle de donateur de la campagne républicaine, de patron sexiste et de maire de New York de la loi et l’ordre.
Sanders, placé au centre de la scène en tant que leader des délégués et des sondages, a cherché à démontrer que ses politiques n’étaient pas «radicales», comme le prétendaient ses opposants de droite. Il a cité l’exemple des systèmes de santé financés par l’État en Europe occidentale. Il a combiné cela avec un discours «de gauche» sur les questions de politique étrangère, dénonçant le premier ministre israélien Netanyahou comme un «raciste réactionnaire». Il a déclaré que: «ce serait peut-être une bonne idée d’être honnête sur la politique étrangère américaine, et cela inclut le fait que l’Amérique a renversé des gouvernements partout dans le monde».
Ces gestes ne peuvent pas dissimuler la fraude fondamentale de la campagne de Sanders: l’affirmation qu’il peut mener une «révolution politique» sous les auspices du Parti démocrate, un parti de grandes entreprises et de l’impérialisme américain. La présence sur la scène des débats de deux milliardaires, un agent du renseignement naval, le vice-président de Barack Obama, et Klobuchar, surnommée la «démocrate préférée» des républicains du Sénat, en sont les symboles.
Le rôle de Sanders est d’enfermer les couches de travailleurs et de jeunes gens qui se déplacent vers la gauche dans le carcan du Parti démocrate et du bipartisme, bloquant ainsi toute remise en cause du capitalisme américain.
De larges pans de la population américaine sont loin à gauche de tous les candidats, y compris Sanders, un fait politique qui fait trembler l’establishment du Parti démocrate. Ils craignent non pas que les modestes politiques de réforme de Sanders aliènent les travailleurs, mais qu’elles ouvrent la porte à des revendications beaucoup plus radicales. Ces derniers menaceraient directement le système de profit et les opérations mondiales de l’impérialisme américain.
Cela explique l’apparente contradiction de l’hystérie de l’establishment du parti à l’égard de Sanders: plus il augmente le nombre de ses votes et démontre un soutien populaire, plus il crie qu’il est inéligible.
(Article paru en anglais le 27 février 2020)
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