À la consternation des grandes entreprises et des médias, une grande partie du réseau ferroviaire canadien reste paralysée par les blocages mis en place par les Premières Nations pour soutenir l'opposition du chef héréditaire Wet'suwet'en au gazoduc Coastal GasLink (CGL).
Il y a près de deux semaines, la GRC, lourdement armée, a démantelé une barricade sur une route d'accès à un chantier de CGL sur les terres traditionnelles des Wet'suwet'en dans le nord-est de la Colombie-Britannique et a arrêté deux douzaines de manifestants. Des manifestations de solidarité ont suivi dans tout le Canada.
Le premier ministre Justin Trudeau a convoqué lundi une réunion du groupe secret d'intervention en cas d'incident (IRG) du gouvernement. Créé en 2018, l'IRG est officiellement décrit comme un «comité d'urgence spécialisé qui se réunira en cas de crise nationale ou d'incidents ayant des implications majeures pour le Canada».
Lors d'une brève interaction avec les journalistes à la fin de la réunion, Trudeau a déclaré: «Je comprends combien cette situation est inquiétante pour de nombreux Canadiens et difficile pour de nombreuses personnes et familles à travers le pays. Nous allons continuer à nous concentrer sur la résolution rapide et pacifique de cette situation».
Les grandes entreprises sont furieuses que Trudeau n'ait pas donné suite à la demande du chef du parti conservateur Andrew Scheer d'ordonner immédiatement à la police de démanteler les barricades «illégales», qui en sont maintenant à leur treizième jour.
Les dirigeants du Conseil canadien des entreprises, de la Chambre de commerce du Canada, de la Fédération canadienne de l'entreprise indépendante et des Manufacturiers et exportateurs du Canada ont adressé une lettre commune à Trudeau hier après-midi pour lui demander d'agir immédiatement. «Les dommages infligés à l'économie canadienne et au bien-être de tous nos citoyens augmentent chaque heure où l'on permet à ces perturbations illégales de se poursuivre», peut-on lire dans la lettre.
La plupart des premiers ministres provinciaux, dont le Québécois François Legault et l'Ontarien Doug Ford, font également pression publiquement sur le gouvernement libéral fédéral pour qu'il déploie immédiatement la police contre les manifestants. Qualifiant les blocages des voies ferrées d'«inacceptables», le premier ministre du Québec a déclaré lundi qu'«il doit y avoir des limites» aux négociations.
Personne ne doit avoir foi en les promesses de dialogue du gouvernement libéral. Il a également affirmé son engagement envers le «droit de négociation collective» des travailleurs, tout en préparant une loi pour interdire la grève des postiers à l'automne 2018.
La convocation de l'IRG par le gouvernement – en fait une déclaration selon laquelle les blocages constituent une «crise nationale» – et ses engagements répétés à faire respecter «l'État de droit» sont des signes indéniables qu'il prépare la violence d'État s’il ne parvient pas à convaincre les manifestants autochtones de démanteler leurs barricades.
Trudeau n'a pas encore lancé d'ultimatum ni déclaré publiquement une date après laquelle il ordonnera une intervention de la police. Mais suite à la réunion de l'IRG de lundi, ses assistants ont suggéré aux journalistes que le gouvernement a une date limite secrète prévue à la fin de cette semaine.
CN Rail a obtenu de multiples injonctions des tribunaux contre les barricades, mais pour la plupart, la police n'y a pas donné suite. La raison en est qu'ils craignent, eux et surtout leurs maîtres politiques, que la répression violente par l'État d'une nouvelle manifestation autochtone n'enflamme les relations déjà tendues entre la population autochtone largement appauvrie et l'État canadien.
Un affrontement violent, potentiellement fatal, avec les manifestants des Premières Nations serait particulièrement préjudiciable politiquement au gouvernement libéral minoritaire. Il briserait toute crédibilité populaire qui subsisterait pour le programme de «réconciliation avec les autochtones» tant vanté par les libéraux. Bien qu'il se couvre de la rhétorique de la justice sociale, ce programme a été conçu dès le départ pour faire avancer les intérêts des grandes entreprises canadiennes. Au nom de l'établissement d'une relation «de nation à nation» entre l'État canadien et les peuples autochtones, il cherche à promouvoir une élite autochtone petite-bourgeoise qui peut fournir une «licence sociale» pour les projets d'extraction d'énergie et d'autres ressources sur les terres autochtones traditionnelles, et être utilisée pour désamorcer l'opposition sociale croissante parmi les travailleurs et les jeunes autochtones.
Plus généralement, le recours à la violence d'État saperait les efforts des libéraux, fortement encouragés par les syndicats et le NPD, qui tentent de se présenter comme une alternative progressiste aux conservateurs de droite. Il radicaliserait également les travailleurs alors qu'un nombre croissant d'entre eux entrent en lutte, comme les 200.000 enseignants et employés de soutien scolaire de l'Ontario qui vont organiser une grève d'une journée vendredi dans toute la province.
La vérité est que les libéraux utilisent leur relation corporatiste avec les syndicats, la politique identitaire et une rhétorique creuse sur l'inégalité sociale comme un écran de fumée pour mettre en œuvre une politique de droite contre la classe ouvrière.
Il est particulièrement remarquable de voir comment le gouvernement libéral, soi-disant pro-dialogue, «féministe» et «pacifique», poursuit impitoyablement les intérêts de l'impérialisme canadien sur la scène mondiale. Sous Trudeau, le Canada mène un programme de réarmement massif, dépensant des dizaines de milliards de dollars en nouveaux navires de guerre et en avions de chasse. En outre, le Canada est de plus en plus profondément intégré dans les offensives militaires stratégiques de Washington contre la Chine et la Russie, qui sont dotées de l'arme nucléaire, au Moyen-Orient, riche en pétrole, ainsi que dans ses intrigues de changement de régime en Amérique latine.
La fausse politique de «réconciliation autochtone» des libéraux est liée à leur volonté d'augmenter les exportations canadiennes de pétrole et de gaz naturel et à leur prise de position hypocrite sur le changement climatique.
Le gazoduc CGL, qui doit transporter le gaz naturel du nord-est de la Colombie-Britannique jusqu'au port de Kitimat sur la côte du Pacifique, est essentiel à la réalisation des plans des gouvernements libéraux fédéraux et néo-démocrates de Colombie-Britannique visant à faire du Canada un grand exportateur de gaz naturel liquéfié (GNL) vers l'Asie. Trudeau s'est vanté à plusieurs reprises que le projet de GNL de Kitimat, d'un montant de 40 milliards de dollars, serait le plus gros investissement jamais réalisé au Canada.
Prenant la parole au Parlement hier, Trudeau a lancé un avertissement contre «ceux qui voudraient que nous agissions à la hâte», appelant en fait la classe dirigeante à donner à son gouvernement plus de temps pour enrôler les dirigeants de l'Assemblée des Premières Nations et d'autres groupes autochtones reconnus par le gouvernement dans le démantèlement des barricades.
Scheer, en réponse, se moqua de Trudeau, qualifiant son discours de «réponse la plus faible à une crise nationale historique du Canada». Il a dénoncé Trudeau pour ne pas avoir condamné les actions «illégales» des «activistes radicaux», et a accusé «le premier ministre d'avoir encouragé ce genre de comportement».
Comme la direction de CN Rail, Scheer a tenté de façon démagogique de rallier le soutien à l'action de la police en invoquant les difficultés auxquelles sont confrontés les travailleurs que le CN et d'autres entreprises licencient en raison de l'effondrement du trafic de marchandises.
Pour sa part, le NPD a appelé lundi à un débat d'urgence de la Chambre des communes sur les blocages. «Le refus du premier ministre de prendre des mesures plus substantielles et plus rapides a permis aux tensions de monter, d'exercer une pression importante sur l'économie canadienne et de menacer les emplois dans tout le pays», a écrit le leader parlementaire du NPD, Peter Julian, dans sa demande.
Hier, le chef du NPD, Jagmeet Singh, a rejoint les chefs du Bloc Québécois et des Verts lors d'une réunion à huis clos avec Trudeau pour discuter de la manière de mettre fin aux protestations.
Les sociaux-démocrates du Canada, sous la forme du premier ministre de la Colombie-Britannique John Horgan, ont cautionné la première répression violente de la police sur la barricade de Wet'suwet'en les 6 et 7 février, affirmant qu'elle était nécessaire pour maintenir «l'État de droit».
Le nombre de participants aux blocus et autres manifestations de solidarité est relativement faible. Néanmoins, la population éprouve une grande sympathie pour les manifestants, car il est largement reconnu que l'État canadien a perpétré de nombreuses injustices dans l’histoire à l'encontre des peuples autochtones. Il existe également une forte hostilité à l'égard de la politique bidon des libéraux en matière de changement climatique, sans parler de l'opposition croissante à l'égard de l'élite dirigeante dans son ensemble, dans un contexte de lutte croissante de la classe ouvrière contre l'austérité, les réductions d'emplois et de salaires et les attaques contre les pensions et autres droits sociaux.
Lorsque les politiciens et les médias invoquent l'«État de droit» pour justifier leurs demandes que la police intervienne pour réprimer la contestation autochtone, c’est le comble de l’hypocrisie. L'élite dirigeante du Canada a réécrit et carrément violé la loi à d'innombrables reprises pour saisir les terres des peuples autochtones et les condamner à la pauvreté et à la misère.
Avec sa rhétorique de la «loi et l'ordre», l’élite dirigeante attise les forces politiques les plus réactionnaires. Un commentaire de la presse a exhorté Trudeau à s'inspirer de Margaret Thatcher quand elle a eu recours à la violence policière de masse pour briser la grève des mineurs de charbon britanniques de 1984-85 et de son propre père, Pierre Eliot Trudeau, qui a imposé la loi martiale au Québec à l'automne 1970 sous le prétexte que deux enlèvements perpétrés par le Front de libération du Québec constituaient une «insurrection appréhendée».
Les travailleurs doivent s'opposer énergiquement à toute tentative d'écraser violemment les barricades des autochtones. Une telle évolution ne représenterait pas seulement une attaque frontale contre les droits démocratiques. Elle créerait un dangereux précédent pour la répression violente par l'État des protestations de masse et d'autres formes d'opposition de toutes les sections de la classe ouvrière.
Cela étant dit, la politique des protestataires, basée sur une perspective nationaliste autochtone qui cherche à assurer l'«autonomie» au sein de l'État capitaliste canadien sur la base d'appels à l'établissement d'une «relation de nation à nation», n'offre aucune voie d'avenir. Si une telle initiative devait se concrétiser, elle aboutirait à la consolidation d'une minuscule élite politique privilégiée au sein de la population autochtone, chargée de maintenir l'ordre auprès des travailleurs et des jeunes autochtones appauvris, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur des réserves.
L'oppression historique des peuples autochtones et la myriade de maux sociaux qu'elle a engendrés ne peuvent être vaincus que par la mobilisation de l'ensemble de la classe ouvrière, autochtone et non autochtone, dans la lutte pour mettre fin au capitalisme et établir l'égalité sociale pour tous.