Richard Carwardine, professeur émérite de l’Université d’Oxford, est l’auteur d’une biographie de Lincoln récompensée par le Prix Lincoln: «A Life of Purpose and Power » (Une vie de sens et de pouvoir). Il est aussi auteur et éditeur de nombreux autres livres et articles sur l’histoire américaine de la Guerre de Sécession et de l’Antebellum (la période précèdant cette guerre).
Q. Permettez-moi de débuter en vous demandant votre réaction à la lecture de l’essai principal du Projet 1619, de Nikole Hannah-Jones?
R. En plus de cet essai, j’ai lu vos interviews avec James McPherson et James Oakes. Je partage leur sentiment que, pour le dire poliment, il s’agit d’une lecture tendancieuse et partiale de l’histoire américaine.
Je comprends d’où vient ce projet, politiquement et culturellement. Bien sûr, le bien-être économique des États-Unis et des colonies qui les ont précédé s’est construit pendant plus de deux siècles et demi sur le travail et les souffrances des esclaves; bien sûr, comme tous les détenteurs de pouvoir bien établis, l’élite politique blanche a résisté aux efforts visant à lui faire céder ses privilèges. Mais je trouve l’idée que l’article principal du projet de 1619 représente une histoire complète de l’Amérique – avec des relations entre les races si dures et si inflexibles – tout à fait choquante. Le fait que cet essai soit conçu pour faire son chemin dans les salles de classe comme la véritable histoire des États-Unis me trouble, parce que, comme je l’ai dit, il est si partial. Il est également erroné sur certains points fondamentaux.
Je suis tout à fait en faveur de la récupération et de la célébration de l’histoire de ceux dont la voix a été historiquement étouffée. Je comprends certainement l’inquiétude des historiens de ces derniers temps, noirs et blancs, que la contribution des Noirs aux États-Unis n’ait pas été pleinement reconnue. Mais l’idée que l’histoire centrale, fondamentale des États-Unis est celle du racisme blanc et que la protestation des Noirs et leur rejet de la supériorité des Blancs ont été la force motrice essentielle et indispensable du changement – que je considère être le message central de cet article principal – me semble être une lecture absurde et unidimensionnelle du passé américain.
Q. Je suis d’accord avec tout ce que vous avez dit. Il y a eu une longue période dans l’historiographie américaine où on a exclu l’apport des Afro-Américains. Ce qui a prévalu, c’est une présentation fondamentalement fausse dans laquelle les problèmes de l’esclavage furent occultés. Mais il semble que le ‘Projet 1619’ a simplement fait la soustraction là où cette historiographie antérieure, l’école de Dunning et cetera, avait fait l’addition?
R. Oui. Lorsque j’étais étudiant de premier cycle à Oxford dans les années 1960, j’ai eu connaissance de travaux qui ont apporté une compréhension nouvelle et plus profonde de l’histoire afro-américaine. C’était une époque de percées dans les études sur l’esclavage et l’anti-esclavage. Aussi, plus largement sur «l’histoire d’en bas», ce fut une évolution qui s’accordait avec une grande partie de la meilleure historiographie radicale et marxiste britannique. C’était une époque stimulante pour l’étude de l’histoire américaine. Comme vous le dites, l’historiographie afro-américaine s’est transformée depuis. Je suis heureux, mais pas surpris, que certains historiens afro-américains s’avancent pour contester le récit qui a paru dans le New York Times.
Q. Permettez-moi de vous interroger sur le traitement réservé à Abraham Lincoln. Nikole Hannah-Jones nous parle de deux épisodes: la réunion sur la colonisation avec les principaux Afro-Américains en 1862 et la citation bien connue des débats Lincoln-Stephen Douglas, dans laquelle Lincoln désavoue l’égalité sociale des Noirs. Pourriez-vous commenter ces deux épisodes, leur présentation par le New York Times, ou les situer dans l’évolution de la pensée de Lincoln en matière de race et d’esclavage?
R. Il y a effectivement une évolution, mais je vais d’abord faire deux remarques générales. La première est que le contexte est tout. En 1858, l’Illinois était un des États de l’Union les plus fixés sur la race. Alexis de Tocqueville a conclu que l’hostilité des Blancs envers les Noirs était la plus forte dans les États du nord-ouest. Les lois sur les Noirs de l’Illinois étaient parmi les plus sévères du pays. Lincoln savait qu’il ne pouvait être élu s’il était vu comme un égalitariste racial. Je ne dis pas qu’il était un égalitariste racial, mais nous devrions tenir compte du contexte politique qui a motivé ses déclarations clairement défensives, à Ottawa et à Charleston, selon lesquelles il ne recherchait pas l’égalité politique et sociale des Noirs. Ces déclarations sont très peu nombreuses, elles sont faites à contre-cœur et parfois même, je crois, satiriques, comme lorsqu’il dit que les Noirs ne sont pas «égaux… en couleur».
Lorsque Lincoln a abordé la question de l’esclavage dans ses discours entre 1854 et 1860, il était en terrain solide: l’esclavage était largement détesté et la perspective de sa propagation était malvenue pour son public politique. Mais sur la question de la race, les républicains étaient vulnérables. Leur appel à mettre fin à l’esclavage devait expliquer les conséquences pour les relations entre les Noirs et les Blancs. Cela rendait bien sûr Lincoln extrêmement vulnérable au racisme de Stephen Douglas et à son assaut contre lui en tant qu’«amoureux des Noirs» – quoiqu’il aurait utilisé un adjectif pire, n’est-ce pas? Donc, en réalité, Lincoln ne pouvait gagner une élection en 1858 qu’en faisant certaines concessions aux antipathies raciales dominantes des Blancs. Ces deux déclarations ont, de façon compréhensible et raisonnable, attiré l’attention. Elles démontrent que Lincoln, afin d’obtenir une victoire républicaine qui ferait avancer la cause anti-esclavagiste, n’a pas répondu à la fois aux aspirations des Noirs et à celles de la petite minorité de Blancs égalitaires sur le plan racial.
Il me semble toutefois que ce qui est vraiment frappant, c’est ce que Lincoln exige au nom des Noirs de façon positive à ce moment-là. Il les englobe dans la proposition de la Déclaration d’indépendance selon laquelle tous les hommes sont nés égaux. Par «tous les hommes», il veut dire sans égard à la couleur, et c’est là qu’il se livre un bras de fer avec Douglas. Douglas insistait pour dire qu’on n’avait jamais eu l’intention d’appliquer la Déclaration d’indépendance aux Noirs, et bien sûr, Lincoln souligne qu’au contraire c’était bien le cas. Donc, pour moi, c’est ce que Lincoln revendique au nom des Noirs qui est frappant, et non pas ce qu’il dit vouloir leur refuser.
Avec l’épisode d’août 1862, le contexte, à nouveau, est important. C’est une rencontre très frappante et ce n’est pas l’heure de gloire de Lincoln. Nicolay et Hay, ses secrétaires, ont tous deux déclaré qu’ils pensaient que Lincoln était à bout de nerfs émotionnellement et mentalement lors de l’été 1862. La campagne de la Péninsule venait de se solder par un échec. Il avait pris sa décision sur la Proclamation d’émancipation, mais il attendait une victoire militaire pour la faire avancer, et les revendications d’émancipation se faisaient de plus en plus pressantes. Les deux secrétaires ont déclaré qu’ils n’avaient jamais connu Lincoln aussi nerveux qu’à l’époque.
Ce que je veux dire ici, c’est qu’à cette époque, Lincoln était soumis à une tension humaine plus grande que jamais. Il savait qu’il était sur le point d’entreprendre l’action la plus dramatique, voire révolutionnaire, de tous les présidents. Il est nerveux. Il ne peut pas voir toutes les conséquences, mais il connaît les conséquences de ne pas publier la Proclamation d’émancipation. Il laissera la Confédération avoir le dessus.
Cet épisode étonnant des discussions de Lincoln avec les cinq Afro-Américains – les premiers Noirs invités à la Maison-Blanche en tant qu’égaux – devrait être placé dans ce contexte. Frappé de toutes parts durant l’un des pires moments de la guerre pour l’Union, Lincoln a perdu la bonne humeur qui facilitait généralement ses rencontres avec des visiteurs. L’exposé qu’il leur adresse sur les causes de la guerre et les avantages de la colonisation et de la séparation raciale doit également être vu dans le même contexte : celui du défi redoutable que représente l’intégration complète de quatre millions d’anciens esclaves dans le système politique américain.
Q. Pourriez-vous parler des origines de l’idée de la colonisation?
R. La promotion d’une migration des Noirs libres américains vers des colonies africaines a pris une forme institutionnelle au sein de l’American Colonization Society en 1816. Ses premiers partisans étaient principalement des paternalistes blancs bienveillants qui ne voyaient pas d’avenir positif pour les Noirs aux États-Unis en raison de la profondeur des préjugés blancs. Mais son appel s’adressait en partie aux propriétaires d’esclaves qui voyaient l’avantage de mettre fin à la présence gênante des Noirs libres aux États-Unis. Avec le temps, cependant, il a aliéné les abolitionnistes purs, qui le considéraient comme un bromure, et aussi les maîtres d’esclaves qui y voyaient une pente savonneuse vers l’anti-esclavage; il a gagné l’appui de quelques radicaux noirs, dont Henry Highland Garnet, mais la plupart des dirigeants noirs s’y sont fermement opposés.
Lincoln était avant la guerre l’un de ceux qui soutenaient nombreux la colonisation volontaire comme moyen d’émancipation progressive. En 1861 et 1862, son plaidoyer en faveur de la colonisation se poursuivit en même temps qu’il insistait sur les programmes d’émancipation compensatoire et, en septembre 1862, il publia sa proclamation préliminaire d’émancipation. Cependant, la proclamation finale d’émancipation de janvier 1863 est muette sur la question de la colonisation, ce qui laisse entendre que Lincoln avait utilisée celle-ci, du moins en partie, pour apaiser les craintes des Blancs. Il est évident qu’il continuait à considérer la colonisation volontaire comme l’une seulement de nombreuses stratégies visant à ouvrir la voie à un monde viable d’ajustement racial après l’émancipation et la guerre.
C’est ainsi que je vois ces deux épisodes, celui de 1858 et celui de 1862. Et j’ajouterais que ce ne sont là que deux des épisodes qui portent sur la question. Je pourrais choisir d’autres épisodes qui montrent une perspective très différente.
Q. Pouvez-vous nous en dire plus?
R. Où se trouve, dans la lecture de Lincoln par Nikole Hannah-Jones et dans sa perspective plus large, la voix du plus grand de tous les Afro-Américains, Frederick Douglass? Il n’apparaît pas. Douglass n’était pas sans critiques à l’égard de Lincoln: il a dit, et c’est bien connu, que les Noirs n’étaient que les beaux-enfants de Lincoln. Mais il en vint aussi à louer Lincoln, en tant qu’homme blanc qui le mettait à l’aise, le traitait comme un égal, sans penser à la «couleur de nos peaux». Lincoln montrait qu’il pouvait concevoir une société dans laquelle les Noirs et les Blancs vivaient ensemble dans une certaine harmonie. Ainsi, les relations raciales aux États-Unis n’étaient pas irrémédiablement figées de par leur passé du XVIIe et du XVIIIe siècle.
Douglass fut absolument stupéfait lorsque Lincoln lui suggéra, à l’été de 1864, d’organiser une bande de scouts afin d’aller au-delà des lignes de l’Union, dans les États rebelles, afin de répandre la nouvelle de l’émancipation parmi les esclaves et d’encourager leur fuite. Lincoln proposa cela lorsqu’il pensait qu’il allait perdre les élections de 1864 ; il voulait ainsi voir arriver le plus grand nombre possible d’esclaves dans les limites de l’Union avant celles-ci.
Q. J'avais oublié cet épisode.
R. C’est là, dans le magnifique livre de David Blight sur Frederick Douglass. Il y a beaucoup d'autres exemples de l'opinion positive de Lincoln sur les Noirs. Vous pourriez prendre sa lettre à James Conkling en septembre 1863. Lincoln fut invité par Conkling, un collègue de Springfield qui lui demanda d'aller en Illinois faire campagne pour les élections d'automne. Lincoln estimait qu'il devait rester à Washington, mais il écrivit une lettre que Conkling devait lire à l'auditoire de Springfield, dont il savait qu'il inclurait ceux qui le condamnaient pour avoir publié la Proclamation d'émancipation, sanctionné l'utilisation de troupes noires et créé une armée interraciale. Il voulait que cette lettre soit lue aux électeurs de l'Illinois, mais elle était conçue pour un public plus large. Lincoln fut très précis sur la façon dont elle devait être lue, disant à Conkling de la lire très lentement et très clairement. Il fut scandalisé quand le texte fut divulgué à l'avance. La lettre est en partie un hymne à la bravoure des soldats noirs. Je la considère comme sa plus grande lettre publique, une déclaration puissante qui montre à quel point il admirait les Afro-Américains qui se sont sacrifiés et pris les armes pour l'Union.
J’aimerais revenir sur ce que vous avez dit de l’évolution de la pensée de Lincoln sur la race. Dans l’Indiana puis dans l’Illinois, la grande majorité des Afro-Américains qu’il a rencontrés n’avaient pas d’instruction et occupaient des emplois subalternes; ils ont fourni la base des stéréotypes noirs des fables et histoires ridicules de l’époque. Mais une fois arrivé à Washington, Lincoln trouva une classe moyenne noire ambitieuse et, en Frederick Douglass, il rencontra quelqu’un qu’il considérait comme son égal intellectuel. Ajoutez à cela les dizaines puis les centaines de milliers de marins et soldats noirs qui se battent au nom de l’Union. Ainsi, il n’est pas étonnant qu’en avril 1865, il soit prêt à défendre au nom les Noirs les avantages politiques de la citoyenneté, y compris le droit de vote. Il ne voulait étendre ces avantages qu’à une minorité de Noirs américains – ceux qui étaient instruits et ceux qui combattaient – mais c’était quand même un pas vers l’intégration des Noirs dans une Amérique multiraciale.
Il n’est pas exagéré de dire que Lincoln fut un martyr des droits civils. John Wilkes Booth l’a abattu peu après l’avoir entendu proposer, dans ce qui devait être son dernier discours, la pleine citoyenneté – avec droit de vote – pour les Noirs très instruits et ceux qui avaient combattu pour l’Union. Booth a déclaré: «Cela signifie la citoyenneté des nègres. Cette fois, par Dieu! Je vais l’y faire passer.»
Q. C'est là un point très fort.
R. Ce qui me préoccupe dans le Projet 1619, ce n’est pas qu’il mette en exergue les remarques de Lincoln en 1858, souvent citées, et cette rencontre à la Maison-Blanche en août 1862. Elles font partie de toute l’histoire. Elles sont réelles et ne sont pas à l’honneur de Lincoln. Mais elles sont prises complètement hors contexte – historiquement sourdes et aveugles vis-à-vis d’une réalité plus large. Lequel d’entre nous voudrait être jugé sur la base de deux instantanés de sa vie? Si ces épisodes saisissent la quintessence de Lincoln, alors pourquoi Frederick Douglass, sans doute le plus éminent Afro-Américain de tous les temps, en vient-il à admirer Lincoln comme un grand homme et un leader? Au fil de ses rencontres successives avec Lincoln, Douglass a développé un respect et une admiration croissants pour un président qui cherchait à se montrer à la hauteur d’une interprétation progressiste des principes de la Déclaration d’indépendance. Une interprétation qui, toutefois, ne correspond pas du tout avec la lecture que fait de ce document l’article principal de ‘1619’.
Q. Je suis content que vous ayez soulevé Frederick Douglass. Je crois que certains ont réagi de façon impulsive à toute critique du Projet 1619 ; et une partie de cette réaction s’est manifestée sur Twitter, où une personne a dit: «Vous essayez de faire taire les voix noires». Mais l’une des ironies est qu’il y a très peu de voix noires historiques dans l’ensemble du Projet 1619. Comme vous le dites, Douglass n’est pas là. Tout comme Martin Luther King, dont le nom n’apparaît que sur une photo. Il n’y aucun effort pour parler du travail salarié, voire une tentative quelconque de présenter l’expérience afro-américaine comme ayant un rapport avec des masses de gens réellement existants. Au lieu de cela, l’accent est mis sur le racisme blanc comme une espèce de force supra-historique.
R. Vous avez tout à fait raison.
Q. Permettez-moi de poser une autre question sur Lincoln. Pouvez-vous m’expliquer comment vous voyez Lincoln émerger en son temps. Ce n’est pas seulement un individu. Il est le produit d’un temps et d’un lieu.
R. L’âge de Lincoln était le moment idéal pour faire l’éloge, comme il l’a fait lui-même, du système américain du travail libre. Lincoln incarnait la fluidité sociale et l’expansion du marché de son époque. Cela se caractérisait par l’élargissement des chances dans la vie des individus – surtout s’ils étaient blancs et masculins – libérés des hiérarchies de considération et des statuts assignés. S’élevant d’un milieu agricole humble et dur à la respectabilité professionnelle et à la Maison Blanche, Lincoln était la quintessence du «self-made man», qui honorait la maîtrise de soi, l’amélioration personnelle et l’assiduité. Ses expériences personnelles dans le village ambitieux de New Salem et à Springfield, la capitale de l’État en pleine expansion, l’ont amené à croire que, du moins dans la société blanche des États libres, les obstacles au succès étaient plus souvent personnels que structurels. En d’autres termes, il se voyait comme un bénéficiaire des opportunités que la république américaine, qu’il jugeait unique dans l’histoire du monde, offrait à ses habitants et, en vertu d’un exemple émancipateur, au reste du globe.
Q. Et dans une telle société de fluidité sociale, l’esclavage devient très visible.
R. En effet, absolument. Je juge que l’hostilité de Lincoln envers l’esclavage venait moins d’une quelconque empathie émotionnelle envers l’esclave et plutôt de son sens profond de l’injustice consistant à refuser aux esclaves le produit de leur travail. « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front» était un texte biblique qu’il invoquait souvent dans ses discours au cours des années 1850. L’esclavage est donc en contradiction avec la morale, avec les principes éthiques du travail libre.
Lincoln, bien sûr, ne vit pas assez longtemps pour voir les changements de la société capitaliste et l’avancée des entreprises américaines après la guerre de Sécession. Ce sont les possibilités économiques croissantes de l’expansion vers l’Ouest d’avant la guerre, et les développements techniques qui accompagnent la révolution des transports qui ont façonné sa carrière et ses convictions. Sa carrière se déroule aussi en parallèle avec l’émergence de la politique démocratique de masse. Bien que les femmes et la plupart des Noirs s’en trouvaient exclus, le suffrage universel des hommes blancs a produit la première démocratie de masse représentative de l’histoire de l’humanité. Lincoln atteint sa majorité dans ce système. Et il n’est pas seulement l’un de ses bénéficiaires, mais l’un de ses auteurs, de ses inventeurs, de ses facilitateurs. Il a une foi profonde dans la démocratie, dans la capacité des individus informés de considérer rationnellement où se trouvent leurs meilleurs intérêts, et ceux de leur communauté. Il encourage et gère ce système et le renversement d’une politique plus ancienne et de la déférence. Lincoln a donc l’expérience d’une société où il est possible de s’élever au-dessus du statut social de sa naissance et de détenir les mêmes droits en politique et en citoyenneté que tout autre homme. C’est pourquoi Marx et d’autres ont tant admiré Lincoln. C’est pourquoi Lincoln était la coqueluche des socialistes, des démocrates et des radicaux d’outre-mer, en particulier ceux qui, en Europe, avaient combattu et été battus dans les révolutions de 1848.
Q. Un élément de la présentation de l’histoire américaine par le Projet 1619, qui a une sorte de plausibilité trompeuse, est cette idée qu’elle n’est qu’une litanie de racisme blanc pour les Noirs américains. Une partie de cela est le fait indéniable que la Reconstruction échoue et se fait finalement supplanter par la ségrégation ‘Jim Crow’. À cet égard, je voulais vous interroger sur la conception de Lincoln de la liberté pour des esclaves libérés – et peut-être que d’autres personnages de son époque, par exemple Frederick Douglass, y ont fait écho. À savoir que si vous libériez les esclaves, faisant sortir quatre millions de personnes de l’esclavage, cette liberté leur offrirait les mêmes possibilités que celles disponibles à la société en général. Et il me paraît qu’ils n’ont pas pu comprendre pleinement le problème social qui allait se poser, que leur préoccupation première était les questions politiques de la réunification?
R. La question de savoir ce que Lincoln aurait fait s’il avait vécu, en termes, disons, d’extension des principes et des objectifs du «Homestead Act» (Loi de propriété fermière) aux affranchis restera sans réponse. «Seize hectares et une mule», c’est quelque chose dont très peu de politiciens parlaient; l’économie classique n’a pas poussé dans cette direction.
Je pense que Lincoln a bien compris que l’intervention d’un important gouvernement fédéral ne compromettait pas la liberté. Il comprenait que le gouvernement fédéral pouvait faire des choses que d’autres forces de la société américaine ne pouvaient faire. Qu’il était le plus grand acteur économique potentiel: d’où le tarif, l’appel aux facilités de crédit, les améliorations internes. La liberté ne signifiait donc pas l’absence de gouvernement. Elle signifiait la liberté par le gouvernement – l’amélioration des possibilités par le fait que le gouvernement jouait un rôle que personne d’autre ne pouvait assumer. Sa compréhension de la liberté comprenait l’accès à une bonne éducation. Sa propre éducation limitée n’a pas été un obstacle, en fin de compte, à sa réussite. Mais c’est certainement en dépit de son manque d’éducation, et non pas grâce à lui, qu’il est arrivé là où il a abouti. Ainsi, l’éducation et les opportunités dans une économie en croissance étaient au cœur de sa compréhension de la liberté – la liberté de se tailler un destin économique et social.
S’il avait vécu, il aurait dû faire face à la question suivante: dans quelle mesure, afin de créer un point de départ véritablement unique, devait-on donner des terres aux affranchis? A sa mort, il n’en était certainement pas arrivé là. Mais la présidence de Lincoln se fait remarquer par sa capacité d’adaptation. Il devient un partisan pratique de l’émancipation pendant la guerre. Il a toujours détesté l’esclavage, mais il ne s’attendait pas à être en mesure d’appliquer ces principes. Il voyait le gouvernement comme un agent de la liberté des citoyens, comme un protecteur de leur bien-être. Mais, en serait-il venu à voir que la distribution des terres était un élément central de la protection de ces quatre millions d’affranchis? On ne le sait pas.
Q. Je pense qu’il y a un élément contrefactuel fascinant de l’histoire américaine. C’est un problème avec l’historiographie sur la Reconstruction [la période suivant la Guerre de Sécession]. En fait, le grand drame de l’histoire américaine à travers la Guerre de Sécession concentre l’attention sur le Sud. Cela a continué pendant et après la guerre. Mais je pense qu’elle a tendance à négliger le fait que la guerre de Sécession a donné naissance à une nouvelle société également dans le Nord, que le monde qui a produit Lincoln et Douglass et Thaddeus Stevens en était à ses derniers jours.
Le rôle de la religion dans l’Antebellum a été un élément central de votre œuvre. Pourriez-vous discuter de ce travail?
R. L’élan envers une émancipation immédiate chez les abolitionnistes au début du 19e siècle, et en particulier dans les années 1820 et 1830, doit beaucoup à la ferveur protestante évangélique. Je dois dire, en passant, à la lumière de l’essai de Hannah-Jones, que bien qu’il y ait eu un certain nombre d’abolitionnistes noirs importants et courageux, dans l’ensemble, le mouvement abolitionniste des années 1820 et 1830 était en grande partie blanc – cela était inévitable, vu le nombre, le statut et les ressources des Noirs – en raison de ses membres, de ses sources de financement et de ses organes d’agitation et de propagande.
Ces réformateurs blancs étaient animés par un puissant sentiment de l’égalité humaine des Noirs, par l’idée d’une Création unique et par la doctrine de la bienveillance désintéressée, l’accomplissement de la foi par l’action charitable, d’où, par exemple, la création du Collège Oberlin, radical et interracial. Cet élan impératif vers l’émancipation immédiate pose sûrement un problème à ceux qui voient dans l’hostilité raciale l’ADN indéracinable de l’Amérique blanche. Il en va de même pour les cibles des foules antiabolitionnistes des années 1830. Les partisans blancs de l’émancipation et de l’abolition étaient prêts à courir au martyre: tel fut le sort d’Elijah Lovejoy à Alton, dans l’Illinois. L’approche de ‘1619’ occulte un tel progressisme interracial dans l’histoire du pays.
Mon intérêt pour la religion s’est développé à travers l’étude de l’esclavage et de l’anti-esclavage. Mon premier livre traitait de la religion transatlantique au XIXe siècle, et en particulier de l’impact considérable des mouvements américains de réveil chrétien dans les églises britanniques, surtout celles de tradition non-conformiste. Charles Finney du Collège Oberlin, par exemple, le non-conformiste le plus en vue de son époque a fait deux voyages en Grande-Bretagne. On a diffusé ses conférences. On les a même traduits en gallois. L’Atlantique agissait moins pour diviser que pour servir de pont et de marché religieux.
En tant qu’étudiant de troisième cycle à Berkeley, j’ai rencontré Bill Gienapp; nous sommes devenus des amis de longue date. Bill, s’inspirant des leçons de son étude sur les débuts du Parti républicain, m’a incité à porter mon intérêt pour la religion populaire à la sphère politique. Ce fut la genèse de mon livre: «Evangelicals and Politics in Antebellum America» (Les évangéliques et la politique dans l’Amérique de l’Antebellum). Je ne suis pas un déterministe religieux, mais je vois le pouvoir des différentes formes d’identité religieuse et des impératifs religieux comme faisant partie intégrante du côté culturel de la politique et de la mobilisation électorale. Ces éléments, avec la guerre de Sécession, aident à expliquer la volonté sacrificielle de souffrir des deux côtés.
L’un des nombreux aspects attrayants du livre de David Blight sur Frederick Douglass est l’accent mis sur Douglass en tant que «prophète de la liberté». Parmi les Américains de cette époque dominait le providentialisme: un fort sentiment qu’ils opèraient sous Dieu, que Dieu intervient dans l’histoire humaine, et qu’on doit lire l’époque à la lumière de la Parole de Dieu. Cela permet de comprendre les sources de l’impératif sacrificiel que j’ai mentionné.
Q. Pourriez-vous expliquer l’attitude de Lincoln sur la religion?
R. Lincoln avait à peu près la même attitude troublée envers les évangéliques que Jefferson. Ni le réveil méthodiste de Peter Cartwright ni sa politique démocratique ne l’impressionnait.
Q. Je pense au deuxième discours inaugural, qui est un discours merveilleux, dans lequel il fait référence au fait que le Nord et le Sud prient le même Dieu. Et c’est peut-être l’un de ces moments où Lincoln fait preuve d’ironie?
R. Mark Noll dit à juste titre que la déclaration théologique la plus profonde de la guerre civile a été lorsque Lincoln a fait remarquer que les deux camps priaient le même Dieu, que Dieu ne pouvait pas être des deux côtés – puis note qu’il «est tout à fait possible que le dessein de Dieu soit quelque chose de différent du dessein de l’une ou l’autre partie». C’est ce qu’il écrit dans un document privé, «Memorandum on the Divine Will» (mémorandum sur la volonté divine), qui date de 1863 ou 1864. Il est significatif qu’il voie alors le Tout-Puissant comme un Dieu qui intervient mystérieusement dans l’histoire humaine. Là, il est à l’opposé d’un Dieu créateur lointain, le Dieu de la raison, qu’il a lui-même invoqué dans sa jeunesse. C’était le Dieu de Tom Paine, le Dieu horloger qui met l’univers en mouvement puis se retire, laissant la machine fonctionner toute seule.
Q. Une question autobiographique. Qu’est-ce qui a inspiré, en tant que jeune homme, du Pays de Galles je crois, l’intérêt que vous portiez à la crise américaine due à l’existence de l’esclavage], à la Guerre de Sécession et à Abraham Lincoln – un intérêt qui est devenu toute une carrière?
R. Vous ne serez pas surpris qu’on me pose souvent cette question!
J’ai grandi dans une vallée minière du sud-est du Pays de Galles. L’exploitation du charbon fait inévitablement partie du passé de la famille. Mon arrière-grand-mère était cousine de la mère de John L. Lewis, le chef des mineurs gallois-américains. Sa tombe est à deux pas de celle de Lincoln à Springfield. Mon père, fils de mineur, était professeur d’histoire au lycée. J’aimais l’histoire plus que toutes les autres matières dans mes années pré-universitaires, mais je n’ai rencontré l’histoire américaine qu’à ma dernière année d’études à Oxford en 1967-1968. Don Fehrenbacher y était, cette année-là, le professeur invité Harmsworth [une chaire d’histoire américaine]. Aux côtés des américanistes d’Oxford, amateurs mais doués, il donnait le cours «Esclavage et sécession», qu’Allan Nevins avait conçu lorsqu’il avait été le tenant de cette chaire quelques années auparavant.
Ce fut une expérience qui changea ma vie. Elle m’a entraîné dans ce complexe de questions morales, économiques et politiques à travers une montagne de sources primaires convaincantes, notamment les discours de Lincoln, et une riche historiographie, y compris certains des grands livres sur l’histoire américaine, en particulier Prelude to Greatness de Fehrenbacher, Peculiar Institution de Kenneth Stampp, Lincoln et son parti dans la crise de la Sécession de David Potter, et la Vie de Lincoln en plusieurs volumes de James Randall. J’étais accro. Lorsque j’ai obtenu un poste permanent à l’Université de Sheffield en 1971, pour enseigner l’histoire des États-Unis de 1776 à 1877, j’ai conçu des cours sur l’opposition à l’esclavage et sur l’avènement de la guerre de Sécession, de sorte que Lincoln a été une figure marquante de mon enseignement. Cependant, comme je l’ai expliqué, mes intérêts de recherche portaient sur le protestantisme évangélique et l’intersection de la religion et de la politique dans l’Amérique d’avant la guerre. Je n’avais pas l’intention de devenir un spécialiste de Lincoln jusqu’à ce que l’éditeur Longman me demande d’écrire une courte étude analytique sur Lincoln, sa politique et son usage du pouvoir. C’était en 1987, mais je n’ai commencé à travailler sur ce livre qu’au milieu des années 1990. À ce moment-là, la maison d’édition Pearson avait repris Longman et ils voulaient une étude plus longue. Je ne demandait pas mieux!
Q. Travaillez-vous à de nouvelles recherches?
Mon projet actuel est une étude sur les divers nationalismes religieux américains avant et pendant la guerre de Sécession. La religion n’était pas, bien sûr, le seul élément qui a contribué à façonner les identités sur lesquelles le nationalisme américain s’est construit dans la jeune république. Les intérêts économiques, la race, l’ethnicité et la classe sociale ont également joué un rôle essentiel. La religion, cependant, a donné une énergie et une conviction morales aux diverses façons dont les Américains se définissaient individuellement et collectivement. La séparation de l’Église et de l’État unique aux États-Unis et le pluralisme religieux de la nouvelle nation et le cadre politique décentralisé de 1787 ont laissé les traditions et les communautés religieuses disparates du pays libres de défendre des voies concurrentes et conflictuelles vers la justice nationale. En tant que force culturelle dynamique, mais divisée, la religion américaine a fonctionné à la fois pour faire avancer et pour freiner l’intégration nationale. Mais, elle a joué un rôle essentiel dans l’évolution des États-Unis de la fragile république de 1776 à l’Union fracturée par la guerre civile. Ce conflit a pris le caractère d’une guerre sainte, le Nord et le Sud définissant leur nationalité en termes religieux. Les deux parties ont qualifié le conflit de lutte providentielle et ont mobilisé du soutien sur cette base. Les confédérés (Sud) s’efforcèrent d’empêcher la «perversion de notre sainte religion»; les unionistes (Nord) déclarèrent qu’ils luttaient contre «l’athéisme pro-esclavagiste». Le triomphe d’une compréhension protestante yankee de la justice nationale en 1865 ne s’est avéré ni complet ni incontestable: le nationalisme religieux confédéré a survécu et même prospéré après Appomattox [lieu où le Général Robert E. Lee a signé la reddition de l’armée du Sud].
(Article paru d’abord en anglais le 31 décembre 2019)