La guerre civile entre milices rivales déclenchée par la guerre de l’OTAN en Libye de 2011 risque de dégénérer en guerre généralisée entre puissances régionales. Alors que le parlement turc votait jeudi pour autoriser une intervention militaire en soutien au Gouvernement d’accord national (GAN) de Fayez al-Sarraj à Tripoli, les soutiens de l’Armée nationale libyenne (ANL) rivale de Khalifa Haftar dénonçaient ce vote comme illégal et menaçaient d’intervenir.
Après un entretien avec Macron le 30, le président égyptien, Abdel Fattah al-Sisi, a publié un communiqué qui dénonçait les accords Turquie-GNA comme une «intervention étrangère illégale» en Libye. Sisi a déclaré que la Libye, dont la frontière avec l’Égypte est longue de 1.115 kilomètres, est une «question de sécurité nationale» pour l’Égypte. Jeudi, le ministère égyptien des Affaires étrangères a publié une déclaration qui condamne le vote turc «dans les termes les plus forts».
A propos de l’appel de Macron-Sisi, Paris a mis en garde contre «le danger d’une escalade militaire» et a appelé «tous les acteurs internationaux et libyens… à la plus grande retenue». Tant Paris que Le Caire ont exprimé hypocritement l’espoir qu’une conférence sur la Libye à Berlin le mois prochain produirait un règlement pacifique et négocié de la guerre de Libye.
Mais sur le terrain le GNA, l’ANL, ainsi que le vaste éventail de leurs soutiens, s’arment tous pour la guerre. L’enjeu n’est pas seulement la Libye mais aussi le contrôle des ressources gazières sous-marines de la Méditerranée orientale qui pourraient fournir 10 pour cent de l’approvisionnement énergétique de l’Europe. Le monde est soudainement confronté au danger réel et imminent d’une confrontation entre les grandes puissances, y compris des États impérialistes dotés de l’arme nucléaire pour la domination de l’Afrique du Nord et de la Méditerranée.
Jeudi, le parlement turc a voté 325-184 en faveur d’une intervention armée en Libye, donnant au président Recep Tayyip Erdogan les pleins pouvoirs pour décider de son ampleur. Le vote a aussi approuvé un accord avec le GAN sur le partage des ressources énergétiques en Méditerranée. Son objectif est de protéger «les intérêts de la Turquie dans le bassin méditerranéen et en Afrique du Nord», de bloquer les flux régionaux de réfugiés, et d’apporter une aide humanitaire à la Libye.
Erdogan a menacé d’envoyer des troupes en Libye «par terre, air et mer» et a dénoncé l’Égypte et les Émirats arabes unis pour leur soutien à Haftar, en demandant: «De quoi se mêlent-ils en Libye?»
Ankara envoie déjà des miliciens islamistes en Libye depuis la province d’Idleb en Syrie, où ils combattaient dans le cadre de la guerre par procuration de l’OTAN en Syrie mais où ils se trouvent entourés par des troupes syriennes et russes. Selon des sources liées à l’OTAN, dont l’Observatoire syrien des droits de l’homme, 500 combattants syriens se trouvent déjà en Libye. Des sources anonymes à l’aéroport Mitiga de Tripoli ont affirmé à RFI que les combattants se font transporter par la compagnie aérienne al-Ajniha d’ Abdelhakim Belhadj, un seigneur de guerre lié à la CIA.
Donald Trump a appelé Erdogan après le vote turc. La Maison Blanche a publié une brève déclaration, sans répondre aux appels de la presse concernant son entretien avec Erdogan, qui déclarait: «Les dirigeants ont discuté de questions bilatérales et régionales. Le président Trump a souligné que l’ingérence étrangère complique la situation en Libye. Les dirigeants ont convenu de la nécessité d’une désescalade à Idlib, en Syrie, afin de protéger les civils».
Entre-temps, les soutiens de l’ANL de Haftar l’arment rapidement pour affirmer leurs intérêts stratégiques et financiers. Des centaines de mercenaires russes prétendument liés au groupe Wagner combattent en Libye, ce qui fait planer le danger d’un conflit russo-turc en Libye ainsi qu’en Syrie. Selon Middle East Monitor, trois avions-cargos, un des EAU avec des troupes et deux d’Égypte avec des armes, sont récemment arrivés aux bases de Haftar dans l’Est libyen.
Haftar, dont les troupes sont à présent sur la défensive face au GAN, a déclaré hier qu’il pourrait prendre Tripoli «en quelques heures» si l’Égypte envoyait des troupes écraser Sarraj. Mais lors de discussions le 1er janvier au Caire, il a menacé Sisi que si l’Égypte n’intervenait pas militairement, Sissi trouverait bientôt «les soldats d’Erdogan sur (sa) frontière».
Hier encore, Israël, le régime chypriote grec et la Grèce ont signé un accord énergétique rival pour construire un gazoduc en Méditerranée orientale. Celui-ci transporterait du gaz au large d’Israël et de Chypre vers la Grèce et l’Italie. La Turquie s’oppose à un tel projet, ce qui ouvre la voie à des conflits explosifs en Méditerranée orientale à présent liés à la guerre civile libyenne.
Chypre est divisée entre les zones turque et grecque depuis la guerre de 1974 sur l’île. De surcroît, les revendications concurrentes entre les navires turcs et grecs au large de Chypre ces derniers mois ont conduit à de violentes collisions. La Grèce s’est violemment opposée à l’accord turco-libyen signé le mois dernier, notamment en expulsant l’ambassadeur libyen en Grèce. Selon Kathimerini, les gouvernements grec et gréco-chypriote se sont empressés de finaliser l’accord d’hier «pour contrer toute tentative du voisin turc d’arrêter le projet».
La menace d'une guerre régionale généralisée est la conséquence des guerres impérialistes lancées par des puissances de l'OTAN en Libye puis en Syrie en 2011. Elles ont fait des centaines de milliers de victimes, les deux pays sont dévastés, et des dizaines de millions de personnes ont dû fuir leurs foyers. Alors que le conflit syrien a dégénéré en guerre par procuration entre l'Iran, la Russie, la Chine et l'OTAN qui menace d’embraser tout le Moyen Orient, un danger d'escalade similaire se pose désormais en Libye.
L'OTAN a attaqué Libye face aux soulèvements révolutionnaires de la classe ouvrière en Egypte et en Tunisie, mais la guerre reflétait aussi de puissants conflits inter-impérialistes. Washington a soutenu Londres et Paris, qui voulaient écraser le régime du colonel Mouammar Kadhafi, qui rivalisaient d’influence avec eux dans leurs anciens pré carrés africains. Mais Berlin et Rome, l'ancienne puissance coloniale en Libye, ont publiquement refusé de se joindre à la guerre.
Le WSWS a commenté ainsi le rôle du président américain Barack Obama et du président français Nicolas Sarkozy à l’époque: «il n'est pas certain qu'Obama ait saisi toutes les implications de son soutien au plan de Sarkozy. En participant à une guerre à laquelle Berlin s'est opposé ouvertement, Washington a effectivement renié sa politique, menée pendant des décennies, de maintenir l'unité politique et militaire de l'Europe de l'Ouest… Washington a déclenché des événements qui auront des conséquences désastreuses.»
Le cours du conflit libyen l’a confirmé, quand l’OTAN et ses milices islamistes et tribales alliées ont finalement détruit le régime de Kadhafi en août 2011. Le conflit a éclaté en particulier entre Paris et Rome qui ont soutenu Haftar et Sarraj, respectivement, alors que Washington a dû se retirer de la Libye après la destruction de son consulat et l’assassinat de son ambassadeur, J. Christopher Stevens, à Benghazi en 2012.
Depuis lors, diverses puissances se sont alignées derrière les différentes milices rivales en Libye. La France, la Russie, l’Égypte et les Émirats arabes unis ont soutenu officieusement Haftar; l’Italie, la Turquie et le Qatar ont soutenu le GAN et Sarraj, qui jouit officiellement de la reconnaissance de l’ONU. Trump a essayé de faire la part des choses, en reconnaissant Sarraj, mais en appelant aussi Haftar, apparemment pour déclarer sa sympathie pour l’ANL.
Ces conflits ont cependant éclaté périodiquement comme l’année dernière quand la France a rappelé son ambassadeur de Rome, un geste sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale.
Le danger d’une guerre entre la Turquie, l’Égypte, la Russie et les puissances impérialistes est un avertissement pour les travailleurs non seulement africains, mais du monde entier. Dans la troisième décennie du XXIe siècle, les gouvernements capitalistes n’ont aucune solution progressiste pour les désastres déclenchés par des décennies de guerres impérialistes. Alors que les luttes de classe et les mobilisations sociales de masse contre les inégalités se répandent en Europe et au Moyen-Orient, il est essentiel de construire un mouvement socialiste antiguerre au sein de la classe ouvrière.