L'arrêt temporaire de la construction du gazoduc Nord Stream 2 a dramatiquement intensifié les tensions entre les États-Unis et les puissances européennes. Au cours du week-end, des représentants du gouvernement allemand et des porte-parole de presque tous les partis au Parlement ont critiqué les mesures agressives des États-Unis contre le gazoduc Nord Stream 2 en termes inhabituellement stridents.
Le président américain Donald Trump a signé vendredi soir un projet de loi qui impose des sanctions aux entreprises impliquées dans la construction du gazoduc Nord Stream 2 entre la Russie et l'Allemagne. La «Loi de 2019 sur la protection de la sécurité énergétique de l'Europe» a été rédigée par le sénateur républicain Ted Cruz et la sénatrice démocrate Jeanne Shaheen. Avant la signature du projet de loi par Trump, les deux partis ont soutenu son adoption à une énorme majorité à la Chambre et au Sénat dans le cadre du gigantesque budget militaire américain de 738 milliards de dollars.
Les actions agressives des États-Unis ont entraîné un arrêt temporaire de la construction du Nord Stream 2. La société suisse Allseas, qui posait le pipeline avec des navires spéciaux en mer Baltique, a annoncé qu'elle suspendait indéfiniment les travaux sur le projet. Les sénateurs républicains Cruz et Ron Johnson avaient menacé le directeur général d'Allseas, Edward Heerema, dans une lettre de «sanctions juridiques et économiques écrasantes et potentiellement fatales » si son entreprise continuait à travailler « même pour une seule journée" après l'adoption de la loi. Ils ont averti: «Vous faites face à un choix binaire: arrêtez MAINTENANT, et laissez le pipeline inachevé [...] ou faites une tentative stupide de vous précipiter pour terminer le pipeline et risquer de mettre votre entreprise en faillite pour toujours.»
Le gouvernement allemand a fermement condamné les mesures de Washington. Les sanctions ont été «constatées avec regret», a déclaré samedi à Berlin la porte-parole du gouvernement, Ulrike Demmer. «Elles ont un effet sur les entreprises allemandes et européennes et constituent une ingérence dans nos affaires intérieures.» Le président du groupe parlementaire social-démocrate, Rolf Mützenich, a déclaré: «L'UE et l'Allemagne ne sont évidemment pas des partenaires alliés pour Trump, mais des vassaux obligés de rendre hommage […]Nous ne nous plierons pas à ces méthodes de chantage.»
D'autres représentants du gouvernement et des entreprises ont tenu des propos dans le même sens. «Le président Trump ne tente rien de moins que de subordonner l'économie européenne. Cela menace non seulement un projet important pour notre approvisionnement énergétique, mais l'ensemble du système du commerce mondial », a averti le nouveau chef du SPD, Norbert Walter-Borjans. La ministre-présidente social-démocrate de Mecklembourg-Poméranie, Manuela Schwesig, a insisté sur le fait que tout soit fait maintenant pour assurer l'achèvement du pipeline. «L'Allemagne met correctement fin à l'utilisation de l'énergie nucléaire et du charbon dans les années à venir. Nous avons donc besoin du gazoduc pour notre futur approvisionnement énergétique », a-t-elle déclaré.
L’Association allemande des affaires de l’Est a averti qu'un tabou serait franchi si le pipeline restait inachevé en raison des sanctions américaines. «Il y a beaucoup plus en jeu qu'un seul projet économique; les mesures américaines constitueraient une attaque fondamentale contre notre souveraineté et l’intégrité de l'UE», a déclaré le président de l'association, Oliver Hermes. «Si nous ne mettons pas clairement un terme à cela, nous risquerons de devenir le jouet permanent des puissances en dehors de l'Europe.» Le gouvernement allemand devrait travailler avec l'UE pour établir des instruments pour empêcher de telles interventions à l'avenir, a-t-il poursuivi.
Des personnalités des partis d'opposition demandent également une ligne plus dure de la part du gouvernement allemand, qui veut maintenir le partenariat avec la Russie pour achever le gazoduc mais n'a pas encore annoncé de mesures de rétorsion contre les États-Unis. L'ancien ministre de l'environnement, Jürgen Trittin, qui siège actuellement à la commission des affaires étrangères du Parlement fédéral pour les Verts, a qualifié les sanctions américaines de «totalement inacceptables» et de «mesures agressives». Elles visent «évidemment à atteindre un seul objectif; elles visent à encourager la prédominance énergétique des États-Unis. »La chancelière Angela Merkel (CDU) et la Commission européenne doivent maintenant fournir une«réponse claire». Des lettres de protestation sont insuffisantes, a-t-il ajouté.
Les représentants du Parti de gauche n'étaient pas moins agressifs. «C'est un acte totalement inacceptable et un bémol dans les relations transatlantiques pour les États-Unis de menacer de sanctions paralysantes les entreprises impliquées dans l'achèvement de Nord Stream 2 », a déclaré le chef du groupe parlementaire Dietmar Bartsch à l'agence de presse allemande dpa. Il s’attend à ce que le gouvernement allemand ne baisse pas les bras devant cette «guerre commerciale» et réponde par des contre-sanctions.
L'ancien chef du Parti de gauche Klaus Ernst, qui dirige maintenant le puissant Comité de l'économie au Parlement fédéral, a déclaré: «Le gouvernement allemand doit immédiatement résister aux menaces de sanctions américaines par toutes les méthodes diplomatiques, y compris des mesures de représailles vigoureuses.» Les actions américaines montrent «une fois de plus que l'Europe et l'Allemagne doivent s'émanciper des États-Unis dans la politique étrangère, économique et sécuritaire.» Dans un « ordre mondial multipolaire émergent, l'UE et l'Allemagne doivent être flexibles, agissant au cas par cas et en fonction de leur intérêts avec différents partenaires, au lieu d’afficher une fidélité aveugle envers les États-Unis.»
L'action agressive bipartite de l'élite dirigeante aux États-Unis et la réponse ferme du gouvernement allemand montrent clairement que les conflits entre Berlin et Washington ne s'intensifient pas simplement en raison du président Trump mais ont des sources objectives profondes. Trente ans après la réunification allemande et la dissolution de l'Union soviétique, les conflits entre les puissances impérialistes, qui, à deux reprises au cours du XXe siècle ont conduit à des guerres mondiales, éclatent à nouveau au grand jour. Cela s'applique non seulement aux conflits entre l'Allemagne et les États-Unis, mais aussi à ceux entre les puissances européennes elles-mêmes.
Dans un entretien accordé au journal dominical allemand le plus vendu, Bild am Sonntag, l'ambassadeur américain en Allemagne, Richard Grenell, a prétendu de manière provocatrice que «les sanctions sont une décision très pro-européenne». «15 pays européens, la Commission européenne et le Parlement européen» avait «tous exprimé leurs préoccupations concernant le projet». En Allemagne, «les gens parlent actuellement d'en faire plus pour l'Europe et nous pensons qu'en ce qui concerne Nord Stream 2, nous avons adopté une position extrêmement pro-européenne. J'ai entendu toute la journée des diplomates européens me remercier d'avoir pris cette mesure.»
Grenell fait évidemment allusion principalement au gouvernement polonais et aux États baltes. Ils avaient rejeté avec véhémence le projet du gazoduc, qui est maintenant presque achevé, dès le départ car ils craignaient un rapprochement germano-russe à leurs dépens. Par exemple, en 2006, le ministre des affaires étrangères de l'époque, Radoslaw Sikorski, avait déjà comparé le contrat de construction de Nordstream 1 au pacte Hitler-Staline. Il y a également eu des critiques répétées parmi les États d'Europe du Sud-Est. En 2014-2015, au cours des sanctions contre la Russie au milieu de la crise ukrainienne, ils avaient abandonné le projet concurrent South Stream après des pressions allemandes massives. Maintenant, ils accusent Berlin de duplicité, car ce dernier suit avec plus de détermination l'achèvement de Nordstream 2.
Ce que Grenell et les États-Unis comprennent par une «position extrêmement pro-européenne» est clair. Malgré leurs conflits internes féroces, démocrates et républicains conviennent d'intensifier le cours de la guerre contre la Russie et la Chine, en faisant rentrer dans les rangs toutes les puissances européennes pour les subordonner aux intérêts de l'impérialisme américain. « Vous voyez, il s'agit d'une politique américaine de longue date qui remonte au gouvernement Obama », a déclaré Grenell à Bild am Sonntag. L'objectif «a toujours été de garantir qu'aucun pays ou source ne puisse exercer une influence trop forte sur l'Europe à travers l'énergie.»
Déjà lors du dernier sommet de l'OTAN à Londres, début décembre, l'accent était mis sur un réarmement massif de l'alliance militaire, qui est imprudemment dirigée contre les deux puissances nucléaires eurasiatiques. L'exercice militaire Defender 2020, prévu au début de l'année prochaine, impliquera non seulement le déploiement d'une flottille de l'OTAN en mer de Chine méridionale, mais surtout un exercice massif pour préparer une guerre contre la Russie en Europe. L'armée américaine enverra 20 000 soldats en Europe de l'Est. Au total, 37.000 soldats, 70 navires, 150 avions et 10.000 véhicules terrestres participeront au plus grand exercice militaire de l'OTAN depuis la fin de la guerre froide.
En 2014, le gouvernement allemand, avec les États-Unis, a soutenu le coup d'État de droite contre le président pro-russe Viktor Ianoukovitch en Ukraine et participe depuis au renforcement militaire de l'OTAN contre la Russie. Cependant, il essaie d'éviter une guerre ouverte avec Moscou à propos de l'Ukraine, qui pourrait transformer toute l'Europe en champ de bataille nucléaire. Dans son livre Neuvermessungen [prendre à nouveau la mesure d'une chose, ndt], publié en 2017, le ministre allemand des affaires étrangères de l'époque, Sigmar Gabriel (SPD), écrit que «avec l'accord de Minsk, la France et l'Allemagne, au nom de l'Europe, sans résoudre un conflit qui s'aggrave, l’avaient pour la première fois contenu», et ceci «sans les États-Unis».
Washington, à cette époque, avait été «sur le point de [...] fournir des armes à l'Ukraine», a déclaré Gabriel. «Avec l'idée cynique que bien que la Russie ne puisse pas être vaincue militairement, elle serait contrainte à des pourparlers de paix plus rapidement si elle payait un« prix élevé dans le sang ». La guerre en Ukraine serait devenue une guerre plus large ». Mais l'Europe a été « suffisamment adulte […] pour la prévoir et a laissé l'Allemagne et la France négocier.»
Deux ans plus tard, la situation s'est considérablement aggravée. Tandis que Berlin et Paris (malgré leurs propres conflits) poursuivent le développement d'une politique étrangère et de guerre européenne indépendante - potentiellement dans une alliance temporaire avec Moscou - des cercles influents aux États-Unis font pression pour un affrontement militaire avec la Russie. Les démocrates critiquent Trump dans le processus de destitution pour avoir sapé « notre sécurité nationale en refusant l'aide militaire à un pays [l'Ukraine] qui a été voté par le Congrès des États-Unis - au profit des Russes.»
Il y a une logique incontournable dans la politique de guerre commerciale, et de guerre tout court, qui est finalement soutenue par toutes les factions et tous les partis de la classe dirigeante dans tous les pays impérialistes. Comme dans la première moitié du XXe siècle, la rivalité entre les puissances impérialistes sur l'énergie et les matières premières, les profits et les zones d'influence géostratégiques menace une fois de plus de déclencher une guerre entre les grandes puissances, à moins que la classe ouvrière internationale n'intervienne avec sa propre stratégie socialiste indépendante et mette un terme à tous les projets de guerre capitalistes.
(Article paru en anglais le 23 décembre 2019)